Les approches anthropologiques : l’humour et le rire comme régulateur des relations sociales

Télécharger le fichier pdf d’un mémoire de fin d’études

Le caractère kaléidoscopique de l’humour

L’humour peut se présenter sous des formes diverses (blagues, jeux physiques, imitations, jeux de mots…), il peut être de durée variable (il peut se résumer à un seul énoncé, un seul geste ou résulter d’une véritable construction ludique), il peut apparaître dans différentes situations, formelles ou informelles, il peut se référer à différentes cibles (soi-même, l’autre, les autres, la langue de l’autre, un accent, une situation…), il peut être spontané ou non, volontaire ou involontaire…Ces différentes formes d’humour sont encore plus complexes lorsqu’on tente de les observer en interaction. Dans ce cas l’humour sera aussi dépendant de la situation, de la relation qui unit les participants, de leurs vécus respectifs…L’humour est un phénomène d’autant plus compliqué à analyser qu’il n’est pas seulement social et culturel mais aussi propre à chaque individu, puisqu’en effet : « Chaque individu semble (…) avoir un seuil de tolérance à ne pas franchir et qui concerne aussi bien les thèmes tournés en dérision (tout le monde n’apprécie pas l’humour noir ou l’autodérision par exemple), que la fréquence et les moments où l’humour peut ou non faire son apparition. » (Priego-Valverde, 2003 :15). Cette dimension individuelle et personnelle de l’humour sera notamment développée dans la dernière partie de ce mémoire, lorsque nous aborderons le lien entre humour et processus d’individuation. Compte tenu de ces paramètres, il semble de prime abord difficile de s’entendre sur une définition unique de l’humour étant donné que ses significations varient selon les circonstances, selon les sociétés mais aussi selon les individus. Malgré cette absence de terminologie unique, l’humour a été la forme de comique la plus étudiée. H. Bergson dans Le rire (2008) met en relief différents degrés du comique et l’humour fait précisément partie du degré le plus élevé. En effet, il établit un épouvantail de formes comiques qui s’étend de «la plus plate bouffonnerie jusqu’aux formes les plus hautes de l’humour […] » (Bergson, 2008: 94). L’humour se différencie des autres formes du comique dans sa fonction de déconnexion avec le réel, de par la distanciation qu’il suscite. Il permet aux hommes de prendre du recul par rapport à ce qu’ils vivent. Du malheur, de la mort, de la douleur, l’humour peut tirer du plaisir dans sa capacité à nous déconnecter des aspects oppressants, insupportables de la réalité et dans ce cas on l’appellera humour noir. Enfin lorsqu’on est soi-même l’objet de notre humour, il s’agit d’autodérision. L’humour devient alors un antidote contre le rire des autres, ce rire qui, comme nous l’analyserons par la suite, peut devenir une véritable sanction collective.
L’humour peut donc se présenter comme une attitude existentielle qui permet, par une mise entre parenthèses de la réalité, de mieux l’accepter ou de mieux la comprendre. Il serait donc vain de croire que l’humour provoque nécessairement un rire de joie. Les manifestations de l’humour noir et/ou de l’autodérision, tendent à éloigner l’humour de la joie pour le rapprocher du côté de l’expression mélancolique voire même du côté du désespoir2.
Si nous ne pouvons donner une seule définition de l’humour de par son caractère polymorphe et relatif, nous pouvons tout du moins relever des théories principales qui sont aujourd’hui rattachées à l’humour. L’ensemble des recherches menées sur l’humour peuvent donc être résumées en trois grandes hypothèses :
1. L’hypothèse de l’incongruité/résolution (Provine, 2000 ; Koestler, 1964 ; Bergson, 2011) selon laquelle la constatation d’une relation incongrue, inattendue ou inappropriée est la base même de toute expérience humoristique. Le rire face à cette incongruité serait un moyen de résoudre au moins symboliquement cette incongruité. Cette théorie fait apparaitre la fonction corrective du rire, qui est une sanction symbolique, permettant de distinguer ce qui est convenu et ce qui est inapproprié. Cette fonction corrective du rire sera principalement développée dans le chapitre II.A.2, à travers la notion de ridicule. Ridiculiser, c’est châtier par le rire.
2. L’hypothèse de l’agressivité (Freud, 2011) énonce l’idée selon laquelle, l’humour a principalement pour objet des thèmes considérés comme «agressifs», tels que l’angoisse, la mort, la sexualité…Cependant, de par le pouvoir de distanciation qui lui est propre, il remplit une fonction libératrice puisqu’il permet de dénouer la tension que provoqueraient nécessairement de tels thèmes. Sous le mode de la dérision, l’humour rend supportable l’insupportable et donne ainsi à l’individu une supériorité qu’il n’avait pas. Cette théorie révèle l’une des principales fonctions sociales du rire et de l’humour, à savoir, sa fonction cathartique. Cette dimension cathartique du rire sera notamment entrevue à travers l’étude psychanalytique du rire mais aussi à travers l’analyse des alliances à plaisanteries, aussi appelées, « alliances cathartiques » (Griaule, 1948).
2 Le terme désespoir correspond à l’expression de Boris Vian, qui, dans L’écume des jours (1987) comparait l’humour à « la politesse du désespoir » (1987 :14).
3. L’hypothèse de la supériorité (Hobbes, 2006 ; Alexander, 1986 ; McGhee, 1979 ; Lorenz, 1963) définit l’humour comme un moyen d’élever le statut d’un individu en rabaissant celui d’un autre, conformément à la définition que donne J. Polimeni :« Humor elevates social status by demonstrating superiority or saving face. » (Polimeni ; Reiss, 2006). Cette théorie annonce en creux une double fonction sociale du rire : l’inclusion/l’exclusion. En effet, le rire unit le groupe de rieurs, qui jouit ensemble d’un plaisir commun, mais ce plaisir repose sur l’exclusion d’un individu et/ou d’un groupe, qui ne partagent pas les mêmes références et ne peuvent donc pas apprécier cet humour.
Ces trois hypothèses du rire et de l’humour seront la ligne directrice de notre mémoire. Chaque phénomène humoristique et chaque circonstance amenant à rire seront étudiés à la lueur de ces hypothèses.
Ainsi, ce chapitre a permis de clarifier les concepts de rire et d’humour. Si le rire et l’humour sont étroitement liés, en ce que bien souvent l’humour donne lieu au rire et réciproquement, le rire résulte la plupart du temps de l’humour, ils ne sont pour autant pas interdépendants. En effet, le rire est parfois impulsif et mécanique et ne résulte pas d’une construction humoristique volontaire, quant à l’humour il ne donne pas nécessairement lieu au rire, il est parfois plus proche des larmes, notamment lorsqu’il devient autodérision ou humour noir. Aussi nous utiliserons tantôt le terme rire lorsqu’il s’agira de considérations générales, ou d’un rire mécanique ou impulsif, (comme les rires collectifs et contagieux que nous développerons dans le chapitre sur « le rire avec ») tantôt le terme humour, lorsque nous étudierons les causes plus construites (et donc moins impulsives) du rire.
Quoi qu’il en soit, le caractère multiforme du rire et de l’humour rend difficile l’élaboration d’une définition unique, d’autant que, comme nous le développerons dans les parties II et III de notre mémoire, ces significations varient selon les sociétés mais aussi selon chaque individu dont le statut social diffère. D’autre part, parce qu’ils revêtent une multitude de formes, toutes disciplines revendiquent le droit de les étudier. Le rire et l’humour sont à ce point complexes, qu’ils méritent une approche pluridisciplinaire et interdisciplinaire. Un parcours de la littérature scientifique nous permettra de dégager des constantes et de confirmer et développer nos trois hypothèses de départ. Ce qu’il est donc intéressant d’analyser au-delà de ces apparents clivages disciplinaires, ce sont les points de concours de toutes ces approches, les tendances générales qui ressortent de ces études. Or, le point de convergence c’est précisément la place essentielle du rire et de l’humour au sein des rapports sociaux.

Les fonctions sociales du rire et de l’humour : une approche pluridisciplinaire

Depuis plus de deux millénaires, de nombreuses théories du rire et de l’humour ont été élaborées. Beaucoup de disciplines se sont focalisées sur une des diverses caractéristiques du rire et de l’humour. Toutefois, il s’agit dans cette partie de dépasser les frontières apparentes qui opposeraient ces disciplines, pour mettre en exergue des tendances générales, des points de consensus concernant l’étude du rire et de l’humour. Nous verrons qu’avec leurs propres appareillages théoriques, leurs propres terminologies, chacune des disciplines ayant abordé la question répondent de manière directe ou indirecte aux trois hypothèses que nous avons résumées, l’hypothèse de l’incongruité/résolution, l’hypothèse de l’agressivité et l’hypothèse de la supériorité. Toutes ces approches, bien que foncièrement diverses, ont su mettre en avant la place centrale du rire et de l’humour dans les rapports sociaux. Ainsi, qu’ils soient conçus comme l’expression d’un état émotionnel de joie, de supériorité, d’agressivité ou encore d’incongruité, leur caractère social a toujours fait consensus.

Théories morales et spéculations philosophiques : la théorie de la supériorité du rire

Les différentes approches philosophiques (Platon, 1966 ; Aristote, 1986 ; Hobbes, 2006) envisagent le rire à la fois comme un sentiment de supériorité et de dégradation de l’objet risible. Les objets qui donnent lieu au rire sont les laideurs (Aristote, 1986) au sens large du terme, physiques, intellectuelles, morales et sociales c’est-à-dire, tout défaut ou marginalité. Les philosophes ont été les premiers à s’intéresser au rire, à sa nature, à ses fonctions. Dans le livre III de La République (1966) Platon présente ses conceptions du rire et du risible. Le rire est un plaisir mais ce plaisir, selon Platon, possède des liens étroits avec la douleur et ce notamment lorsqu’il s’agit de moquerie ou de ridicule. Est ridicule celui qui ignore et pourtant croit savoir, c’est-à-dire, celui qui se trompe sur sa propre personne, qui se voit plus beau, plus riche ou plus intelligent qu’il ne l’est en réalité. Le rire est donc provoqué par le manque de connaissance de soi chez les personnes qui, selon Platon, peuvent être à juste titre qualifiées d’inférieures. Ce rire méprisant est légitime lorsqu’il s’adresse à un ennemi affirme le philosophe, mais lorsqu’il s’adresse à nos amis il est nécessairement mauvais et injuste.
Par conséquent le rire pour Platon est dans la grande majorité des cas, dangereux car il trouble l’ordre de la cité et suppose une perte de la maîtrise de soi. Il est alors indigne des hommes responsables et Platon affirme en ce sens : « Qu’on représente des hommes dignes d’estime dominés par le rire est inadmissible. » (Platon, 1966 :389). Ainsi le rire chez Platon, parce qu’il rompt avec l’idéal de maîtrise, de mesure et d’harmonie, est un plaisir dangereux. Le rire repose donc sur le désir de supériorité de l’homme qui a besoin, pour se sentir exister, d’exclure l’autre ou les autres.
Dans la continuité de Platon, et précisément lorsqu’il traite de la comédie dans la Poétique (1980), Aristote décrit le risible comme ce qui est honteux, laid ou vil. Nous rions d’un comportement lorsqu’il manifeste un défaut ou une marque de honte. Les individus les plus risibles sont ceux qui sont inférieurs, de par leur défaut physique, moral ou intellectuel et le rire devient alors la condamnation du vice (Aristote, 1980). Avec Aristote le rire a donc été caractérisé comme une expression de joie entremêlée de haine et de mépris. L’approche aristotélicienne du rire, met en avant l’une de ses fonctions sociales les plus importantes, à savoir sa fonction corrective, que nous développerons par la suite. Rire de quelqu’un c’est en quelque sorte le punir. Le rire peut donc devenir un véritable correcteur social dont le but est de corriger le vice pour rétablir l’ordre.
T. Hobbes (2006) est très certainement, lui aussi, l’un des philosophes qui a le plus développé la théorie de la supériorité du rire. Il le définit comme un orgueil soudain, qui apparait lorsqu’on se considère soudainement supérieur à une autre personne qui nous semble dès lors inférieure. La passion du rire dit-il « n’est rien d’autre qu’une gloire soudaine et dans ce sentiment de gloire, il est toujours question de se glorifier par rapport à autrui, de sorte que lorsqu’on rit de vous, on se moque de vous, on triomphe de vous et on vous méprise. » (Hobbes, 2006 :72). Le rire est donc provoqué lorsqu’on aperçoit une faiblesse humaine et il devient alors comme le couronnement du vainqueur. La prise de conscience de cette faiblesse engendre un sentiment de supériorité et par conséquent de mépris. Le rire chez T. Hobbes continue donc à être ce sentiment de puissance qu’évoquaient déjà Platon et Aristote, un orgueil qu’on éprouve face à la défaite de l’autre. Tout au long de ce mémoire, nous trouverons de nombreux cas où cette théorie d’un rire de supériorité, conjoint à un sentiment de victoire face à une ou des personnes que nous tournons en dérision, est applicable.
La tradition philosophique s’est donc davantage intéressée au rire, en tant qu’extériorisation soudaine et impulsive d’un sentiment de mépris, qu’à l’humour. Les philosophes ont décrit le rire, comme une passion méprisante, destructrice de valeur et c’est précisément une des raisons pour lesquelles le rire a acquis une mauvaise réputation auprès des philosophes. L’approche philosophique du rire répond donc sans conteste à la théorie de la supériorité développée notamment par K. Lorenz (1963), P. E McGhee (1979) et R. Alexander (1986), selon laquelle les hommes, à travers le rire tentent d’élever leur statut en rabaissant celui des autres. Selon cette théorie, le rieur exprimerait un plaisir lié à un sentiment de supériorité face à l’objet risible désormais dégradé par le rire. La philosophie nous apprend que le rire n’est pas nécessairement lié à la joie, mais qu’il a aussi un lien avec l’agressivité des hommes, qui voient en lui la possibilité de rehausser leur statut en excluant l’autre. Le rire devient dans ce cas non seulement un élément d’exclusion, mais aussi une sanction symbolique. Si le rire peut unir le groupe de rieurs, il exclut celui ou ceux dont on rit. L’approche philosophique laisse donc entrevoir une fonction sociale essentielle du rire : l’exclusion. Ainsi, les théories philosophiques ont mis en avant une dichotomie entre le groupe des rieurs et la ou les cible(s) du rire. La psychologie donnera un souffle nouveau au rire et plus particulièrement à l’humour en en faisant une nécessité libératrice.

Humour et psychologie : la théorie de l’agressivité

Les approches psychologiques du rire et de l’humour sont essentielles à analyser en ce qu’elles permettent de mettre en avant une autre fonction du rire et de l’humour : la fonction cathartique. Le rire serait capable d’exprimer sous le mode humoristique des sentiments refoulés. Parmi toutes les formes de comiques, c’est l’humour, aussi appelé « mot d’espri »t, qui a retenu l’attention des psychologues. Le « mot d’esprit » est considéré comme un jeu de l’esprit avec le langage, qui offre une satisfaction particulière (Freud, 1930). Or l’humour est le plus haut degré de ces mots d’esprits en ce qu’il est en même temps et au-delà de cet aspect ludique, le plus haut des mécanismes de défense de l’homme. Appréhendé sous sa dimension psychologique l’humour est perçu comme ayant un effet libérateur, voire même salvateur. La cible de l’humour est aussi bien l’Autre que soi-même, auquel cas il s’agit d’autodérision. Dans tous les cas il réside, selon la théorie psychologique, dans la mise à distance des affects agressifs qu’on devrait éprouver dans telle ou telle situation.
L’homme qui utilise l’humour contre lui-même parvient à mettre à distance certaines difficultés de la vie pour ensuite pouvoir les transcender. L’exemple certainement le plus fameux et le plus représentatif de cette mise à distance est celui du condamné à mort qui, montant sur l’échafaud, affirme : « Voici une semaine qui commence bien ! » (Freud, 1930 : 207) .C’est comme si, affirme S. Freud, sa conscience morale qui est en lui disait : « Regarde! Voilà le monde qui te semble si dangereux! Un jeu d’enfant! Le mieux est donc de plaisanter! » (Ibid. : 211). Le condamné parvient dans ce dernier instant de vie, à montrer sa supériorité, même si celle-ci n’est que symbolique. La mise à distance des affects agressifs et négatifs que permet l’humour est nécessaire pour limiter une conséquence traumatique. Ainsi, à travers le rire, le Moi se sent invincible et montre grâce à l’humour, que les traumatismes engendrés par l’extérieur ne l’atteignent pas, qu’ils sont tout au plus une source de plaisir (Freud, 1930).
Cette idée de plaisir que nous venons d’évoquer engendre l’autre caractéristique de l’humour selon la théorie psychologique, qui pourrait se résumer en ces termes : la victoire narcissique ou le triomphe du narcissisme (Despinoy, 1986 ; Freud, 1930). Le Moi s’affirme malgré des réalités défavorables à cette affirmation et manifeste ainsi sa domination. : « Le sublime tient évidemment au triomphe du narcissisme, à l’invulnérabilité du moi qui s’affirme victorieusement. Le Moi se refuse à se laisser entamer, à se laisser imposer la souffrance par les réalités extérieures, il se refuse à admettre que les traumatismes du monde extérieur puissent le toucher; bien plus, il fait voir qu’ils peuvent même lui devenir occasions de plaisir. » (Freud, 1930 : 208). S. Freud compare l’homme doté d’humour à un adulte devant un enfant : devant la vanité des souffrances de l’enfant, il en rit. L’homme doté d’humour rabaisse en quelque sorte l’autre au stade de l’enfance. Lorsque l’humour est contre soi-même, c’est le Sur-moi qui rabaisse le Moi, un Moi qui apparait dès lors minuscule et futile (Freud, 1930). Le Surmoi « s’efforce par l’humour à consoler le Moi et à le préserver de la souffrance. » (Ibid. : 211). L’humour permet donc de mettre fin aux réactions affectives que la réalité devrait susciter, comme la colère, le désespoir, la tristesse. C’est pourquoi S. Freud décrit l’humour comme une « épargne de la réalité» (Ibid. : 208). Cette épargne pourrait être rapprochée de l’épochè husserlienne (Husserl, 1992) en ce qu’elle est une suspension momentanée du monde, une mise en parenthèses de la réalité. On retrouve là le lien mis en avant par la théorie biologique, entre le rire et l’anesthésie. Du point de vue psychologique, l’humour est donc une interruption provisoire de la sensibilité, une fuite artificieuse et temporaire de la réalité, il devient comme une adaptation paradoxale à la réalité, une accommodation au monde qui nie la réalité.
L’humour comme « mot d’esprit » et sous sa dimension psychologique est donc cette néantisation des affects négatifs et agressifs, cette déconnexion temporaire avec le réel. La théorie psychologique illustre donc parfaitement la théorie de l’agressivité, telle que nous l’avons définie précédemment étant donné qu’elle décrit l’humour comme la possibilité de dénouer, de par le pouvoir de distanciation qui lui est propre, la tension que provoqueraient des affects agressifs. Cette théorie de l’agressivité intimement liée à la fonction cathartique de l’humour, apparait avec encore plus d’éclat à travers la littérature. Le rire dans la littérature possède toujours cette capacité de distanciation, mais en plus il remplit dans certains cas, une fonction satirique. Il devient dès lors une véritable arme défensive, non pas celle d’un seul individu, mais celle de toute une société qui s’élève contre une réalité perçue comme injuste ou insupportable.

L’humour dans la littérature : la fonction défensive de l’humour satirique, un exemple africain

Certains écrivains vont exacerber la capacité de distanciation de l’humour à travers des œuvres au caractère satirique qui sonnent comme l’expression d’une distanciation nécessaire vis-à-vis d’une réalité inhumaine. L’humour est dans ce cas une résolution face à une réalité perçue non seulement comme incongrue mais aussi comme injuste. L’humour, au travers de la littérature, révèle encore plus sa dimension sociale puisqu’il devient dans certains cas une véritable satire qui assume une fonction défensive contre la société, contre le pouvoir, contre les injustices.
Depuis Aristophane en Grèce, Horace à Rome jusqu’à Boileau, Molière ou encore La Bruyère, les écrivains n’ont cessé, à travers leurs œuvres satiriques à l’humour ardent, de ridiculiser leurs contemporains pour dénoncer certaines injustices et absurdités, conformément à l’épigraphe latine si connue, Castigat ridendo mores (« Châtier les mœurs par le rire »). Ces hommes de lettres n’appréhendent pas le rire de la même manière que les philosophes. Il n’est pas un plaisir dangereux et méprisant, mais au contraire, il devient l’instrument privilégié pour dénoncer des injustices. Cette dimension satirique de la littérature grecque, latine et française a été étudiée maintes et maintes fois, aussi nous avons préféré étudier ce rire de dénonciation à travers un corpus encore mal connu, la littérature africaine.
La spécificité de l’humour noir africain, selon N. Martin-Granel (1991), réside dans cette capacité à prendre ses propres souffrances comme objet de dérision, l’humour noir est en même temps autodérision. L’humour devient alors une réponse possible à une situation douloureuse parfois tragique. L’humour noir des écrivains africains plus que jamais rend obsolète la frontière entre le rire et les pleurs. Dans la littérature Africaine, l’humour ne peut être étudié en dehors de son contexte. Successivement réponse à la colonisation puis distanciation face aux situations de crises actuelles, le rire sous sa forme d’humour, devient une véritable arme défensive.
Les hommes de lettres africains se sont très vite efforcés de ruiner l’image du « nègre » riant de tout mais surtout de rien, sans conscience de la réalité, en dehors du temps, en mettant dans leurs écrits l’histoire de l’Afrique, ses blessures, sa colère. Les auteurs africains vont commencer à utiliser l’humour dans leur œuvre comme une arme puissante de dénonciation et de critique. A. Césaire (2000), sous le drapeau de la négritude, va s’efforcer de dire cette souffrance, ce besoin de révolte. Mais dans ces flots de cris il n’en oublie pas pour autant le rire :
« Oui mes amis/votre rire indompté/ votre rire de lézard dans les murs/ votre rire d’hérésie dans leurs dogmes/ votre rire irrémédiable/ votre rire de vertige où s’abîmeront fascinées les villes/ votre rire de tombe en retard sous leur pieds de maître/ votre rire les vaincra. » (Césaire, 2000, Acte I, v.778).
Ce rire dans le roman africain apparaîtra réellement dans la seconde moitié du XXème siècle. Cette naissance de l’humour littéraire s’observe pour la première fois dans Le vieux nègre et la médaille (1956) de F. Oyono, suivi de peu par L’étrange destin de Wangrin (1973) de A.H. Bâ. F. Oyono utilise le rire sous la forme d’humour noir pour mettre l’accent sur l’injustice et l’imposture de la colonisation. Par le rire de l’auteur et du lecteur complice, la littérature peut inverser l’histoire, intervertir les rôles des différents acteurs. C’est ainsi que F. Oyono énonce sa morale noyée dans un flot de pitreries où le héros Méka est tantôt travesti, ivre, grossier mais finit par sortir de sa condition dérisoire de « vieux nègre » et peut prendre sa revanche en riant à son tour aux dépens des autres. C’est dans ce retournement de situation que le chef des blancs en vient à épingler une médaille sur le cache sexe de Méka. Le rire, qui ici s’observe sous sa forme d’humour noir, permet à la fois de dénoncer la colonisation et de réparer l’injustice. L’humour devient alors une arme de dénonciation et de consolation.
En 1973, A. Hampaté Ba avec L’étrange destin de Wangrin, poursuit l’objectif de F. Oyono, celui de se servir du rire et de l’humour comme une arme redoutable de lutte. L’auteur raconte ainsi l’histoire d’un interprète noir qui va tromper le colonisateur.
Le rire permet là encore de réparer une souffrance ou une injustice et agit comme une véritable revanche. Par le rire, l’auteur et le lecteur se rendent justice. Wangrin, l’interprète et le héros du livre, est un homme plein d’esprit et de ruse. De telles qualités lui permettent de rire aux dépens des blancs et de faire rire les noirs, créant ainsi une communauté de rieurs. Le héros se trouve dès lors affranchi de son état passif et agit comme un véritable Démocrite Africain. Ce héros et son créateur sont les pionniers de l’humour noir africain, en ce qu’ils incarnent non pas un rire de joie, mais un rire pour ne pas pleurer. Ce rire pour ne pas pleurer est parfaitement illustré à travers l’œuvre de A. Hampaté Ba. En effet, Wangrin rit dans toutes les circonstances qui devraient engendrer les pleurs, suivant le modèle de son maître, le dieu des contrastes qui : « Chaque fois qu’on lui annonçait une naissance ou un mariage, (…) pleurait à en tarir ses larmes ; mais il riait à faire éclater son foie lorsqu’il apprenait un décès, un divorce ou une calamité quelconque. » (Martin-Granel, 1991: 13). Qu’il s’agisse de F. Oyono (1956) ou A. H. Bâ (1973), les deux utilisent le rire, à travers cet humour littéraire, afin de mettre à distance et ainsi de se consoler de la réalité coloniale. L’humour permet de renverser les rôles, de modifier la réalité. Les romans deviennent la possibilité de fuir un instant, l’espace de quelques pages, la situation coloniale et laissent ainsi présager l’espoir d’un monde nouveau.
Pourtant, après l’indépendance, tant attendue, l’Afrique est loin de connaître des lendemains qui chantent. Au contraire, elle se retrouve seule et doit affronter un désastre, politique, social, économique sans pareil. L’humour devient dès lors non seulement un droit mais aussi et surtout un devoir, il n’est alors plus utilisé seulement comme pouvoir de distanciation mais aussi et surtout comme critique acerbe. Le rire selon E. Kant proviendrait d’une attente qui ne se résout en rien (Kant, 1990). C’est précisément ce rien, qui suit l’indépendance, qui va animer les romanciers et humoristes africains. Tels vont être l’origine et le but des romans africains postcoloniaux : « Écrire un désastre hilare » (Martin-Granel, 1991: 17). Mais alors la question qui se pose est la suivante : « Comment cette voix rieuse peut-elle oser se faire entendre, à l’heure où l’on n’attendait que cris, larmes et grincement de dents ? » (Ibid). La seule réponse possible c’est qu’ « il y a des choses trop graves pour qu’on les traite avec le sérieux dont on affuble ordinairement que les affaires courantes.» (Ibid). Le rire bien loin de se résumer à l’expression d’un sentiment de joie possède une gravité sans pareille. C’est cette gravité propre au rire que Senghor a souligné lorsqu’il affirmait qu’au commencement c’est « d’un rire de saxophone que Dieu créa le ciel et la terre » (Senghor, 1956:117). Le rire serait, si l’on en croit ce mythe, le véritable berceau de l’homme.
Cette idée d’un rire créateur se retrouve dans de nombreux ouvrages, tel est le cas d’Africa Sanza, dernier conte de La lune dans un sceau rouge de F. Bebey dont N. Martin-Grannel retranscrit un extrait : « Dieu n’est pas un homme triste. C’est un homme qui sait très bien s’amuser. Mieux que personne. Dieu est un homme extrêmement joyeux sinon il serait mort de tristesse depuis longtemps, à cause de tout le mal que les hommes ne cessent de faire quotidiennement. C’est un philosophe humoriste et rieur. Au grand rire éternel qu’il nous a communiqué, à nous noirs d’Afrique, Afin de nous permettre de défier les siècles et les vicissitudes. L’esclavage, la colonisation et nouvelles autres injustices n’effaceront pas notre soleil riant dents dehors. » (Martin-Granel, 1991 :22).
C’est à la lueur de cette idée d’un rire créateur et salvateur que les romans postcoloniaux vont donc exacerber cet humour littéraire non seulement pour mettre à distance la réalité mais aussi pour la critiquer. Dès lors l’humour va de pair avec une forme spécifique du rire, le burlesque. B.E Ossouma (1995) dira en ce sens que pour les écrivains Africains, la souillure anale, ressort privilégié du burlesque, est une véritable manière d’exprimer un dégoût ainsi qu’un double refus : dégoût face aux vaines préoccupations alimentaires et sexuelles des pouvoirs, refus des discours fétichistes traditionalistes, refus des discours victimaires. Pour illustrer ces propos et cette double fonction de l’humour noir et de la satire des romanciers africains, à savoir la mise à distance et la critique, nous allons dès à présent exposer quelques passages de romans africains postcoloniaux qui nous ont semblé particulièrement paradigmatiques et emblématiques de cet humour littéraire africain.
« La cérémonie continuait. Les uns offraient, les autres recevaient ; tout le monde faisait répéter les éloges de l’enterré : humanisme, foi, hospitalité, et même un voisin rappela qu’une fois l’enterré lui avait apporté un caleçon et un pagne : ceux de sa femme (l’épouse du voisin, précisons le) ; le vent les avait poussés et entraînés sous le lit de l’enterré. L’effet fut immédiat : les visages se détendirent, les rires fusèrent du palabre. » (Kourouma, 1976:15).
Cet extrait de l’œuvre de A. Kourouma (1976) Les soleils des indépendances illustre parfaitement cette idée de mise à distance par l’humour. A l’intérieur même d’une situation des plus graves, telles que des funérailles, l’auteur choisi de mentionner l’adultère du défunt ce qui engendre un rire général, qui représente bien ce comique de détente qui permet un instant d’oublier le sérieux et le tragique d’une situation.
Au-delà de cette capacité de distanciation, le rire littéraire peut posséder une fonction subversive et dans ce cas, l’humour noir se transforme en satire, tel que le souligne l’exemple suivant : « Le juge met du temps à reprendre ses esprits. Il persifle. Il est le plus triste héros d’une vilaine farce. Il était une fois un juge qui avait toujours dans les manches de sa robe de grands mots et de grands principes. Or il était ladre et filou. Cuistre(…). Ah, monsieur le Juge ! Ne dites pas que, pour si bien poursuivre le crime, vous n’avez jamais goûté au crime. Pour si bien vous voiler la face devant le vice, êtes-vous toujours maître des plus sournois de vos sales désirs ? Parlez-nous donc de l’honneur au singulier ! Toutes les fables sont désormais sans morale, parce qu’elles ne sont plus que des farces stupides. Des tours de cochon. » ( U Tam’ si, 1986: 87-88).
Ce texte extrait de l’œuvre Ces fruits si doux de l’arbre à pain de T. U Tam’si est une franche critique de l’autorité judiciaire. Le pouvoir judicaire, par le biais du registre burlesque, perd son autorité étant donné qu’il est ici décrit comme « ladre et filou » et qu’il est coupable du crime qu’il prétend poursuivre. L’injustice de la justice est ici exacerbée. Ce rire littéraire au caractère satirique se retrouve avec encore plus d’éclat dans l’extrait suivant : «Ce fut l’occasion pour l’auguste assemblée de se débarrasser de son fard de gravité, de son masque de pesante solennité. Avec la simplicité de l’enfant qui le fait au lit, elle laissa jaillir les flots de barbarie qui bouillonnaient secrètement en elle. Les délégués s’entretirèrent dessus, s’empoignèrent confusément et s’injurièrent comme de vieilles putes. A la porte où, avec quelques collègues, il assurait la sécurité, Karimou regardait la scène avec l’amusement d’un spectateur de vaudeville. Il serrait nerveusement sa mitraillette et jetait des coups d’œil ironiques sur les autres miliciens. Mais, quand une balle perdue, elle, n’est jamais gagnée celle là, atteignit l’image du leader-Bien-Aimé en plein milieu du front, bombé et réfringent, un étrange mal s’empara de sa tête(…). La chimère politique se saisit de lui comme un duvet et délicatement, le posa dans son monde fabuleux et farfelu.» (Moménembo; 1986 : 184-185).
L’humour dans l’œuvre de T. Moménembo, Les écailles du ciel, est véritablement subversif, l’auteur prend pour cible les autorités qui ont un lien avec le simiesque, le scatologique et le sexuel. Ces trois composantes sont récurrentes dans cette littérature des « rieurs-résistants » (Martin-Granel, 1991). Cette révolte romanesque vis-à-vis des pouvoirs politiques s’opère au travers du burlesque et de la dérision.
Dans cet extrait, les masques du pouvoir tombent, le pouvoir politique n’a plus rien de respectable, il n’est plus qu’une vaste chimère perdue dans un monde « fabuleux » et « farfelu ». Ainsi, à travers l’exemple de la satire littéraire, nous avons constaté que le rire, sous sa forme d’humour noir possède non seulement un pouvoir de distanciation, mais il peut aussi, dans la continuité de cette mise à distance, jouer le rôle d’une satire acerbe, qui dénonce certains aspects de la réalité comme absurdes, injustes ou encore cruels. L’humour satirique dans la littérature reflète parfaitement la théorie de l’agressivité, puisqu’il a pour but de tourner en dérision des thèmes agressifs et douloureux pour mieux les critiquer, pour mieux s’en détacher. La satire littéraire, tout comme le mot d’esprit du point de vue psychologique, remplit donc une fonction de distanciation et de cathartique. Mais dans le cas du rire littéraire, il ne s’agit pas d’une catharsis individuelle, mais d’une catharsis collective. Le rire devient une véritable communication entre l’écrivain et les autres, précisément dans la mesure où il n’écrit pas ses propres souffrances, mais la souffrance de tout un peuple. Ces rires littéraires africains, à la différence de la grande majorité des rires des hommes de lettres français, qu’on appelle à juste titre moralistes, sont à appréhender sous le mode de l’humour et non de l’ironie. L’ironiste est précisément celui qui se distancie par un sentiment de supériorité, il s’élève au dessus de sa cible. L’humoriste quant à lui, se prend lui-même pour cible, vise ses souffrances et ses faiblesses qui sont celles de toute la société qu’il se propose de représenter. L’humour littéraire africain devient le moyen de défense de toute une société. La dimension sociale du rire est donc parfaitement reflétée à travers ce rire littéraire. Dans les romans, l’humour noir permet de mettre à distance les affects négatifs et douloureux de toute une société et cet humour noir devient bien souvent une véritable satire capable de critiquer le pouvoir, ses abus, ses injustices, de corriger les mœurs rien qu’à travers l’humour et la mise à distance. La sentence latine Castigat ridendo mores, « châtier les mœurs par le rire », prend ici tout sons sens.
La littérature, comme les différentes disciplines sous l’angle desquelles nous avons abordé la question du rire et de l’humour, a mis en avant le rôle social essentiel de l’humour. À travers la littérature, l’humour développe sa capacité de déconnexion momentanée avec la réalité mais aussi la possibilité de résoudre symboliquement une incongruité. L’humour satirique littéraire permet en effet de résoudre une incongruité. À travers des œuvres humoristiques les écrivains tentent de résoudre par la satire l’incongruité d’une réalité perçue comme injuste ou immorale. Rire et humour deviennent donc une résolution symbolique, une réponse possible face à une incongruité ou une absurdité.
Cette idée d’incongruité/résolution apparait avec encore plus d’éclat à travers la théorie sociologique du rire et de l’humour. Le rire sous sa dimension sociologique, analysé non plus au travers de la littérature mais au sein des relations sociales est en effet perçu comme une punition symbolique. Il permet de réguler les rapports sociaux en invitant à corriger certains défauts, certains écarts. Le rire devient alors un véritable régulateur social, dont la double fonction s’articule comme nous le verrons autour de l’exclusion et de l’inclusion.

L’approche sociale : la théorie de l’incongruité/résolution

De nombreuses études se sont attachées à mettre en avant les fonctions sociales du rire. Ces études (Bergson, 2008 ; Duvignaud, 1985 ; Barriaud, 1988) mettent en avant l’hypothèse de l’incongruité/résolution. Une chose ou un fait incongru, absurde, inattendu ou inapproprié constitue selon cette théorie la fondation de toute expérience comique. L’incongruité est produite lorsqu’un individu agit de façon inverse à la norme et le rire devient la résolution de l’incongruité produite, une résolution qui rappelle à la norme. Ces approches sociales se sont davantage intéressées au rire comme résolution symbolique d’une incongruité, qu’à l’humour, en tant que construction sociale. Cette théorie du rire est parfaitement résumée par la théorie bergsonienne du rire. Ce philosophe, qui dans Le rire (2008) fait d’avantage œuvre de sociologue, définit d’emblée le rire par cette sentence aujourd’hui des plus fameuses, «une raideur mécanique » plaquée sur du vivant dont l’aboutissement est « une espèce de geste social » (Bergson, 2008 :15).
Le rire dans cette perspective, serait produit dans les relations sociales et dépendrait ainsi de l’étude des interactions entre les individus. Le rire est un comportement ou geste social qui sert de contrôle social en rappelant à la norme. Par la crainte qu’il inspire, il réprime les excentricités. Quand une personne agit à l’inverse de la norme, par son caractère ou son comportement, il suscitera nécessairement le rire. De par sa fonction corrective, le rire apparaît donc comme une répression symbolique. Tout ce qui produit du désordre ou semble contre nature devient source de comique, de sorte qu’un acte, un comportement, une personne sont risibles à partir du moment ou ils laissent apparaitre une certaine étrangeté. Lorsque quelqu’un se comporte de manière inverse aux normes sociales, ou adopte un comportement déviant il devient la cible privilégiée des moqueries. Le but est non seulement de le punir mais aussi et surtout de rétablir l’ordre social. C’est poursuivant cette idée bergsonienne que le sociologue J. Duvignaud (1985) dans Le propre de l’homme, analyse le rire comme : « L’effort d’une brimade imposée à un individu qui cherche un centre de gravité en dehors de la société à laquelle il appartient […] il est arbitrairement façonné par un groupe qui se délivre ainsi de ses démons. » (Duvignaud, 1985 : 28). Le rire appréhendé sous l’angle de la sociologie, est une correction faite pour humilier, il invite à corriger certains défauts ou certains écarts. Le rire a donc pour fonction première de rétablir la norme en sanctionnant de manière symbolique le marginal. Il recrée l’harmonie par la désignation d’un coupable. Le rire s’explique donc par cette discontinuité, cette rupture, qui est produite lorsqu’un comportement semble incongru ou ne correspondre absolument pas à la personne : «Supposez un original qui s’habille aujourd’hui à la mode d’autrefois : notre attention est appelée alors sur le costume, nous le distinguons absolument de la personne.» (Bergson, 2008 :30). Ceci explique pourquoi le déguisement est une des sources privilégiées du rire. Inversement, une caractéristique inhérente à la personne peut sembler être un déguisement : c’est parce qu’ « un nez rouge est un nez peint dans l’imagination qu’il nous fera rire. » (Ibid. : 31). Enfin, et de manière plus générale, une personne nous fera rire lorsqu’elle nous paraitra telle une chose, c’est précisément ce qu’il faut entendre par « du mécanique plaqué sur du vivant.» (Ibid.: 15). Le clown qui va et vient, feint de se cogner et de tomber provoque le rire, parce qu’on est davantage intéressé par le rebondissement que par l’homme lui-même, on oublie qu’un individu se cache derrière tous ces rebondissements, sauts et autres pitreries, le corps n’est plus qu’une forme. Nous concluons donc que toute forme d’incongruité, physique, morale ou comportementale, devient une source de rire, un rire qui devient dès lors une résolution symbolique de cette incongruité.
Toutefois, pour qu’il y ait incongruité c’est-à-dire pour violer les normes sociales, il faut se référer à des normes. Il n’y a pas d’incongruité en soi. Un élément n’est caractérisé d’incongru qu’en fonction d’une norme sociale, point de référence sans lequel on ne pourrait parler d’incongruité. Ainsi, si l’incongruité est une source privilégiée du rire elle n’est pour autant pas suffisante. Il en est de même de l’automatisme dont H. Bergson fait l’origine même du comique. En réalité, on ne rit pas d’un comportement parce qu’il est mécanique, mais on le juge mécanique parce qu’il apparait contraire aux normes sociales qu’on a intériorisées. L’incongruité ou le caractère mécanique d’une chose, d’un fait doit se doubler d’une certaine connivence entre le groupe de rieurs pour devenir comique.
Cette connivence est nécessaire non seulement pour juger ce qui est incongru ou non mais aussi, pour apprécier cette incongruité : « Il ne suffit pas de comprendre l’incongruité, d’en comprendre le sens, pour en rire. Encore faut-il adhérer affectivement à ce sens, le faire sien, se faire complice du créateur dans la conception qu’il propose. » (Barriaud, 1988 : 23).
En effet, pour que le rire s’enclenche il n’est pas suffisant par exemple d’énoncer une blague, il faut que l’auditoire soit à même de comprendre et d’apprécier la blague, l’humour n’existe qu’en fonction du rire de l’autre, qui en est la confirmation. La théorie de l’incongruité est donc étroitement liée à deux attitudes sociales : soit le rire d’accueil ou rire de connivence qui unit le groupe de rieurs qui partagent des référentiels communs, soit le rire d’exclusion qui repousse celui ou ceux dont on rit, c’est-à-dire, celui dont le comportement apparait déviant ou contraire aux normes sociales. Celui dont on rit est exclu du groupe de rieurs parce qu’il ne partage pas les même références il n’a pas intériorisé la même définition de l’incongruité et de la congruité et ne peut donc pas comprendre et apprécier l’humour produit. Il est donc aisé d’apercevoir le caractère profondément social du rire et de l’humour, puisqu’ils dépendent des normes sociales que l’individu a intériorisées. Le rire et l’humour ne peuvent donc être analysés qu’à la lueur des normes sociales, mais aussi et comme nous l’approfondirons par la suite, linguistiques et interactionnelles.
Au terme de cette analyse théorique du rire et de l’humour sous leur dimension philosophique, littéraire, psychologique, sociologique et même physiologique, nous avons autant que possible dissout la complexité initiale du rire et de l’humour, en mettant en avant le rôle essentiel qu’ils jouent au sein des rapports sociaux, conformément à nos trois hypothèses de départ : celle de l’incongruité/résolution, celle de l’agressivité et enfin celle de la supériorité. La première hypothèse met en avant la fonction normative du rire, qui se présente comme une résolution symbolique d’une incongruité, voir même une punition pour la cible du rire. Rire d’une incongruité c’est donc symboliquement rétablir l’ordre. La seconde hypothèse, celle de l’agressivité, laisse entrevoir la fonction cathartique et défensive du rire, qui permet de mettre à distance les affects agressifs et douloureux, de par le pouvoir de distanciation qui lui est propre, comme l’ont souligné le mot d’esprit psychologique et l’humour littéraire. Enfin, la troisième hypothèse, met en avant la supériorité du rire. Le rire permet au groupe de rieur de jouir d’un plaisir commun narcissique, qui souligne un sentiment de supériorité face à celui dont on rit, ou encore celui qui ne peut comprendre ni apprécier cet humour parce qu’il ne partage pas les mêmes référentiels. L’hypothèse de l’agressivité exacerbe donc deux fonctions sociales essentielles du rire, celles de l’inclusion et l’exclusion.
Ainsi le rire et l’humour permettent de maintenir l’ordre social d’une part par la sanction symbolique qu’ils engendrent, d’autre part par leur double fonction d’inclusion et d’exclusion et enfin par leur dimension cathartique. Ces trois hypothèses nous permettent donc de révéler le rôle essentiel que jouent le rire et l’humour dans les relations sociales.
Il est désormais nécessaire d’approfondir cette analyse en dépassant le cadre théorique et hypothétique, en observant désormais la place et le rôle du rire et de l’humour dans le milieu naturel du rire, celui de la vie sociale et culturelle des hommes. En analysant les expressions culturelles du rire et de l’humour, nous mettrons ainsi en relief le point de convergence de ces trois hypothèses, à savoir la faculté du rire et de l’humour à réguler les relations sociales, en affirmant et transmettant les normes de la société dans laquelle ils s’inscrivent.

Les approches anthropologiques : l’humour et le rire comme régulateur des relations sociales

Cette partie a pour but de revisiter la littérature anthropologique au sujet du rire et de l’humour et ainsi de révéler le rôle essentiel des expressions culturelles du rire et de l’humour dans les relations sociales. Nous verrons que les trois hypothèses précédemment évoquées ont un réel impact sur les relations sociales, en ce qu’elles sont un moyen de les réguler. Pour mettre en exergue cette fonction de régulateur social, il sera question d’interroger les principaux phénomènes aux travers desquels les anthropologues ont survolé la question de l’humour, à savoir : le personnage du trickster, la relation à plaisanterie et l’humour rituel. Ces trois phénomènes culturels représentent différentes facettes de la dérision. En effet avec le trickster, la dérision s’observe dans un cadre mythologique tandis que les rites d’inversion puisent le comique dans les rituels religieux. Enfin, les relations à plaisanterie révèlent un troisième degré de la dérision, celui des rituels profanes. Or, comme nous allons le constater, ces différentes expressions culturelles du rire et de l’humour semblent avoir été établies en vue de faire respecter l’ordre social. Nous verrons donc que ces trois phénomènes humoristiques ont une place primordiale au sein des interactions sociales. En effet, si la relation à plaisanterie permet de réguler les rapports sociaux en favorisant la formation et le maintien des frontières sociales, l’humour rituel permet quant à lui, de réaffirmer l’ordre et les normes sociales en créant une apparence de désordre et d’anomie.
Enfin le personnage du trickster, figure de l’incongruité par excellence, répond encore une fois à la théorie de l’incongruité/résolution. Toutefois, s’il représente l’incongruité, ses échecs à répétition sont une manière de souligner la supériorité des normes sociales face aux aspirations individuelles et incongrues. En ce sens la figure du trickser possède une fonction normative indéniable. Dans cette partie, nous nous proposons donc d’étudier ces différents niveaux de dérision, à l’échelle des mythes, des rituels religieux et des rituels profanes, afin d’analyser en quoi ils sont, à chaque fois, une manière d’affirmer les normes sociales.

Humour et imaginaire national : trickster et contrôle social

Le terme trickster ou «tricheur» n’a vraisemblablement émergé que dans les dernières décennies du XIXème siècle (Apte, 1985). Son aspect amorphe et ses caractéristiques incongrues ont intrigué les anthropologues et les folkloristes d’autant plus qu’il n’a pas d’équivalent dans la culture occidentale (Paulme, 2007 : 85). L’existence du trickster proviendrait des rites populaires d’inversion à caractère carnavalesque, au sens où l’entendait Bakhtine (1972), à savoir, le carnaval comme un lieu et un moment de véritable défoulement lors duquel il est permis d’effectuer certaines inversions sociales, où les barrières socio-professionnelles, économiques et éthiques tendent à disparaitre. D. Paulme, souligne ce lien entre trickster et carnaval, lorsqu’elle affirme : « Particulièrement sensible dans les contes du décepteur (du trickster) est le rôle de la satire […] Le décepteur occuperait dans le monde des contes une place similaire à celle de certains rituels d’inversion dont la fête du fou et le carnaval on été les derniers témoignages en occident. » (Paulme, 2007 :97). Cette figure du trickster joue un rôle essentiel dans de nombreuses cultures et revêt une multitude de formes selon les sociétés. Nous allons donc étudier le personnage du trickster à travers le prisme d’une étude comparative pour donner différents exemples de cette étrange figure que nous analyserons dans un second temps afin de comprendre quel est son rôle au sein des relations sociales. Cette étude comparative semble nécessaire, car elle permet de faire ressortir des tendances générales et les caractéristiques universelles propres au trickster. Même si les figures du trickster varient selon les aires géographiques, il semble intéressant de noter que leurs causes et leurs fonctions sont identiques : « The presentation of the trickster figure has universal implication » dira en ce sens P.E McGhee (1979) en mettant en avant la théorie de l’incongruité, comme point de convergence de toutes ces figures.

Humour et rituels religieux: créer du désordre pour rétablir l’ordre

Après l’étude du trickster, l’humour cérémoniel ou ritualisé est probablement celui qui a le plus intéressé les anthropologues. Nombreuses sont les cérémonies religieuses qui incluent en leur sein une dimension humoristique. V.R. Bricker affirme en ce sens: « I call the performers ‘ritual humorists’ and their performances ‘ritual humor’ because the fiesta setting in which they are found is a ritual setting. » (Bricker, 1973 : XV). On parle donc d’humour ritualisé précisément parce que ce type de performance humoristique ne s’observe que dans des contextes de rituels. C’est cette alliance de l’humour, du comique et de la religion, cette absence de frontière entre la dichotomie durkheimienne du sacré et du profane, qui a pendant longtemps justifié le caractère dit « exotique » de certaines sociétés et l’intérêt porté à ce sujet (Apte, 1985: 153). Avec l’idée d’humour ritualisé on peut désormais établir un pont entre l’humour et la religion, deux termes qui a priori semblaient contradictoires voire même antinomiques. Cet humour ritualisé a essentiellement été abordé sous l’angle du rite d’inversion tel que l’a défini M. Augé, à savoir, une rupture momentanée des interdits, un bouleversement des structures sociales, des codes et des règles, mais aussi une remise en cause des rôles et des différences sociales (Augé, 1978). Ces rites sont de nature carnavalesque, qualificatif bakhtinien dont nous avons définit le sens précédemment. En effet, leurs caractéristiques sont semblables à celles du carnaval : absence de contrôle social, adoption d’un comportement contraire aux normes sociales, présence d’éléments sexuels et scatologiques, aspect burlesque du rituel, mais aussi, apparence de désordre et de chaos (Apte, 1985). Toutes ces différentes caractéristiques se regroupent dans ce qu’on a pu appeler les rites d’inversion, qui sont les principaux rituels à portée humoristique.
Les individus qui s’adonnent à cet humour ritualisé adoptent un comportement contraire à celui qui est préconisé en temps normal, parodient les activités qui sont désapprouvées voire même taboues. Ce comportement est néanmoins structuré malgré cette apparence de désordre. En effet, lors de ces rituels il est normal de faire l’exact contraire de ce qu’on attend généralement. L’inversion du comportement dépend du sexe, des rôles et des statuts sociaux et c’est pourquoi il y a deux sortes d’inversions : l’inversion sexuelle et l’inversion de statuts et de comportements sociaux (Augé, 1978).
Le travestissement est très certainement l’inversion sexuelle la plus répandue. Le caractère humoristique de ce genre d’inversion est étroitement lié à l’incongruité des caractéristiques physiques des acteurs de ces rites, de leurs costumes et de leurs comportements. Cet humour ritualisé est très souvent entrepris par ceux qu’on peut appeler des clowns rituels, spécialistes de l’incongruité (Apte, 1985, Polimeni ; Reiss, 2006). Au sein des groupes autochtones d’Amérique du Nord, de nombreuses ethnographies ont montré l’existence de clowns tribaux, figures essentielles de la spiritualité amérindienne. Ces clowns, typiquement masculins, sont reconnus pour se comporter comme des femmes mais aussi pour parodier les groupes voisins et se moquer des cérémonies religieuses. Aussi, ils ont pour habitude d’interrompre les incantations avec des remarques déplacées et des singeries disruptives (Apte, 1985). C. Turnbull a révélé l’existence de tels clowns chez les Mbuti: « His function is to act as a buff between disputants deflecting the more serious disputes away from their original sources, absolving accepting it himself. » (Turnbull, 1965:183). Créer du désordre et du chaos constitue pour ces clowns un véritable modus operandi. Ce sont des figures humoristiques semblables que E. Jolly décrit dans son article « Des pleurs et des rires en pays dogon » (1999). Dans certaines régions du pays dogon, l’anthropologue a pu observer une confrérie de bouffons appelés « les gens laids », ara-mony-na. Ces bouffons en guise de reconnaissance portent un collier grotesque et sont connus pour faire exactement le contraire de ce qu’on fait habituellement. À titre d’exemple, ils ont pour habitude d’allumer des torches en plein jour, de dire le contraire de ce qu’il faut comprendre…Outre leur collier grotesque, ils portent un phallus en bois et s’amusent à soulever le pagne des femmes afin de les ridiculiser (Jolly,1999). À travers ces figures différentes, aussi bien en Afrique qu’en Amérique du Nord il est aisé de s’apercevoir que ces clowns ont un rôle et une position très formalisés. Toutes les figure de clowns que nous avons décrites, bien que géographiquement et culturellement distinctes, possèdent de mêmes caractéristiques : les clowns sont toujours connus pour adopter un comportement féminin, pour se moquer des cérémonies religieuses et pour tenir des propos sexuels ou obscènes. Cependant, si ces clowns sont des figures phares de cet humour ritualisé, ils n’en ont pas pour autant le monopole. En effet, tous les individus peuvent se livrer à cet humour ritualisé.
Cet humour ritualisé est courant lors des cérémonies d’initiation et rites de passage, tels que la naissance, la puberté, le mariage…Ces rites permettent de marquer le changement de statut social ou sexuel d’un individu et révèlent donc une dimension, si ce n’est sacrée tout du moins très ritualisée. Pourtant cet aspect sacré et rituel est bien souvent atténué par l’humour qui lui est étroitement corrélé. Chez les Masai d’Afrique Centrale par exemple, les jeunes hommes doivent porter la robe de leur future mariée pendant la période dite de
« rétablissement de circoncision. » (Apte, 1985). Dans la province mexicaine de l’Etat du Chiapas, à Zinacantecan, on retrouve ce type de travestissement rituel. Pendant les fêtes de Noël et du Nouvel an, les hommes se déguisent en femmes et plus précisément en grand-mère, mais gardent un comportement masculin, c’est ainsi qu’ils « express most dramatically how incongruous and inapropriate masculine behavior is for those who wear women’s clothing » (Bricker, 1973 : 15). Dans un même ordre d’idée, chez les Gusii d’Afrique de l’Est, lors des rites de puberté des jeunes filles, les mères et les femmes de la famille s’adonnent à des danses obscènes en utilisant notamment des pénis artificiels (Apte, 1985). Ces différents exemples d’humour ritualisé montrent que tous les individus, hommes et femmes, peuvent se livrer à ce type d’humour ritualisé lors de certain rites de passage.
Outre cette inversion sexuelle, l’inversion des statuts sociaux repose quant à elle, sur un bouleversement momentané des frontières sociales. Lors de cette inversion, l’élévation des uns va de pair avec le rabaissement des autres, le plus souvent cette inversion repose essentiellement sur la ridiculisation des personnes de hauts rangs. Ces derniers, surtout s’ils abusent de leur autorité, sont la cible privilégiée de ces rituels et font souvent l’objet de caricatures et de parodies. En contexte rituel, les acteurs de ces inversions sociales sont, en grande majorité, des personnes au bas de l’échelle sociale (Apte, 1985: 158). Or, cette influence du statut social sur la production d’humour est spécifique au contexte rituel, dans d’autres circonstances elle est le plus souvent inversée. En effet, une étude menée en milieu de travail où des collègues de statuts différentiels se côtoient, montre que les individus de statuts supérieurs produisent bien plus d’énoncés humoristiques que ne le font leurs subordonnés et font souvent de ces derniers la cible de leurs plaisanteries (Coser, 1960). Les employés ne font, quant à eux, que très rarement des blagues sur leurs patrons en leur présence, ils ont au contraire tendance à se ridiculiser eux-mêmes, usant du registre de l’autodérision, ce que ne font pas leurs supérieurs.
L’humour ritualisé se distingue donc de l’humour plus quotidien, en ce qu’il fait abstraction des contraintes et des frontières sociales et laisse momentanément un libre champ d’expression aux individus de rangs inférieurs. Dans son article, « Quand les signes s’inversent, à propos de quelques rites africains » (1978), M. Augé analyse ce type d’inversion sociale d’après un rituel observé chez les Agni, le rituel Be di murua. Ce rituel à lieu lors de la mort du roi, pendant ce qu’on appelle la période d’interrègne. Une fois le roi mort, les aburua (enfants des captifs du roi) s’emparent de la cour et du pouvoir du roi et s’adonnent à un véritable jeu parodique où chacun joue le rôle d’un des membres de la cour royale. L’aburua qui prend la place du roi, se pare de ses bijoux, de ses habits, imite aussi son comportement, tout en tournant en dérision les fonctions et les institutions. Pendant quelque temps l’aburua possède donc un pouvoir fictif, ce qui tend à abolir temporairement les frontières sociales. Ces rites suggèrent l’idée que la définition des rôles et celle des statuts sociaux dans la vie commune pourraient être différentes.
Ainsi deux fonctions principales de cet humour rituel semblent émerger: en premier lieu, la possibilité de violer des tabous en vigueur et d’autre part, de par sa position anomale, de proposer un modèle à rebours de la dichotomie durkheimienne du sacré et du profane, puisqu’il permet d’atténuer la tension qu’il y a lors de certains rituels religieux. Ainsi à travers cet humour ritualisé, les frontières entre sacré et profane, ordre et désordre, disparaissent. Le but de cet humour rituel est donc de créer une apparence de désordre et dès lors cet humour particulier répond là encore à la théorie de l’incongruité/résolution. Face à ces comportements inversés et amoraux, le rire devient une répression symbolique et résout ainsi cette incongruité mise en scène.
Cependant dire que le rire est ici la réponse à une incongruité ne suffit pas, il est nécessaire d’analyser la place de cet humour ritualisé dans les relations sociales et de comprendre dès lors en quoi il se présente comme un véritable mécanisme de gestion des structures sociales. En réalité, cet humour ritualisé crée le désordre pour mieux affirmer l’ordre. Dans la mesure où le changement des rôles sociaux n’est que temporaire, ces rituels d’inversion ne font que révéler l’impossibilité d’affranchir complètement les comportements humains de leurs assises sociales. Si cet humour est très formalisé et n’a lieu que dans des circonstances bien précises, c’est précisément pour qu’au quotidien ce désordre et ce bouleversement social n’aient pas lieu. Cet humour ritualisé ne fait donc que maintenir et renforcer les structures de dominance. Aussi cet apparent désordre n’a qu’un seul but : maintenir et renforcer l’ordre.
Lors de ces rituels on rit des comportements déviants ou inappropriés qui vont précisément à l’inverse des normes sociales. Plus les comportements sont déviants, plus l’imitation est réussie et plus elle donnera lieu au rire : « The better the role is played, the more humorous it is, because it is a deviant role.» (Bricker, 1973 :151). Le caractère humoristique de ces rites d’inversion réside en ce que ces comportements sont l’antithèse même des comportements appropriés. Aussi comprendre cet humour rituel, c’est comprendre les normes d’une société, puisqu’en effet, derrière ces rites d’inversion, c’est la norme et la moralité qui se dessinent en creux. Étant donné que l’humour ritualisé repose constamment sur cette ambivalence entre la norme et la déviance, il possède un rôle sous-jacent, celui de contrôle social.
B. Malinowski (1926) et A.R Radcliffe-Brown (1934) envisageaient le contrôle social en termes de règles et de sanctions. A.R Radcliffe-Brown définit ainsi la sanction comme: « A reaction on the part of a society or of a considerable number of its members to a mode of behavior which is thereby approved (positives sanctions) or disapproved (negatives sanctions) » (1934:351). L’humour peut donc être considéré comme un contrôle social tel que le définissent B. Malinowski et A.R. Radcliffe-Brown, dont la sanction serait représentée par le ridicule. Avec cette idée de ridicule nous pouvons établir un lien entre la figure du trickster et les rites d’inversion. C’est précisément parce que les actes du trickster sont ridicules et amoraux qu’ils l’amènent à sa perte et c’est en ce sens qu’il faut comprendre l’affirmation de P. Clastres : « Révélant dans le rire un équivalent de la mort, il apprend que chez les Indiens, le ridicule tue.» (Clastres, 1974 :128). Les échecs successifs du trickster révèlent que la déviance et l’irrespect des normes, amènent à la ridiculisation qui aboutit si ce n’est à sa propre perte du moins à la perte de considération sociale et d’honneur (ces notions de ridicule et de perte d’honneur seront davantage développées dans notre développement sur le «rire d’exclusion»).
L’humour dans les mythes (avec le trickster) ou dans les rituels religieux a donc pour objet de faire savoir ce qui est ridicule ou non. En effet, le ridicule fait partie des sanctions sociales les plus dures et les plus craintes parce qu’il signifie, en lui seul, la perte d’honneur elle-même corrélée à la honte (Pitt-Rivers, 1966). Les individus s’efforcent de ne jamais devenir ridicules, car cela signifierait irrémédiablement la perte d’honneur qui demeure dans de nombreuses sociétés l’une des valeurs morales les plus respectées et les plus reconnues (ibid.). Or, le but de l’humour ritualisé et des rites d’inversion, est de souligner l’importance et la gravité de cette notion de ridicule.
Lors de ces rites, les comportements déviants provoqués volontairement sont des sources de rire, ce qui sous-entend qu’adopter ce genre de comportements sur la scène publique hors de ces rituels, c’est prendre le risque d’être ridiculisé. C’est précisément ce que conclut V.R. Bricker lorsqu’elle affirme:  Nous pouvons constater le lien étroit entre humour, ridicule, et comportement déviant, le comportement déviant étant la source de l’humour et en même temps la cause du ridicule et de la honte. L’humour sanctionne non pas matériellement mais symboliquement par la ridiculisation. Et cette sanction symbolique n’est pas des moindres puisque si l’on en croit V.R. Bricker (1973) la peur d’être ridiculisé est aussi efficace que la crainte d’une sanction légale ou surnaturelle. Il est donc nécessaire de noter le rôle du ridicule dans les relations sociales. Par peur d’être ridiculisé, c’est-à-dire de devenir une source d’humour et conjointement de perdre son honneur, tout homme tend à suivre les normes et les règles de la société dans laquelle il vit. Aussi, cet humour rituel possède en réalité une fonction normative.
Lorsque les hommes Zinecantecos se déguisent en femmes pour les fêtes de Noël et du Nouvel an, comme nous l’avons écrit précédemment, c’est donc précisément pour transmettre implicitement un message à visée morale. En exagérant et en parodiant le comportement des femmes, les hommes montrent ce que les femmes ne doivent pas être et donc ils révèlent en creux l’image de la femme idéale si bien que : «The incongruity of men dressed as women pretending to do women’s work serves to ridicule women who do not perform the woman’s role adequately and who thus seem as awkward as men doing women’s tasks. The Grandmother’s humor, then, serves to define role boundaries for women.» (Bricker, 1973:149). En exacerbant des comportements ridicules, cet humour ritualisé permet donc de mieux affirmer les valeurs morales. L’humour semble là encore être le reflet des normes sociales.
Ainsi, l’humour rituel remplit une fonction de contrôle social indéniable car il se réfère constamment (bien que par la négative) aux règles à suivre. Ici apparait avec éclat la dimension normative de l’humour, en ce que derrière cet apparent désordre, cette apparente déviance, se révèlent toujours les normes d’une société.
Outre l’humour ritualisé, les alliances à plaisanteries sont un des phénomènes humoristiques les plus étudiés par les anthropologues. Tout comme le trickster ou les rites d’inversion, les relations à plaisanterie jouent, elles aussi, le rôle de régulateur social, car, comme nous allons le voir, elles gèrent les rapports entres les différents groupes sociaux et maintiennent ainsi les frontières sociales.

Rire et rituel profane : la fonction normative des alliances à plaisanterie

Dans cette partie nous analysons une forme de comique particulière : la plaisanterie. Les relations à plaisanterie révèlent un rire singulier, qui n’est pas un rire de joie, puisqu’elles reposent au contraire sur un échange d’insultes et d’injures. La plaisanterie s’apparente dans ce cas davantage à la moquerie qu’à l’humour, dans la mesure où le but est de stéréotyper l’Autre, bien que dans certains cas, comme nous le verrons dans la partie sur l’humour ethnique, l’humour peut devenir moquerie.
Ce qu’on appelle « parenté à plaisanterie », ou « alliance à plaisanterie » ou encore « joking relationship » est une pratique qui consiste à autoriser voire même obliger les membres de certaines ethnies, à s’échanger insultes et railleries. Cette relation s’observe à différentes échelles : familiales, claniques, interethniques, groupes de travail… (Sissao, 2002). On parlera de « parenté à plaisanterie » lorsque la relation a lieu à l’intérieur de la famille. Àtitre d’exemple au Burkina Faso ce sont de telles relations qui lient un petit-fils et son grand-père mais aussi un beau-fils et sa belle-mère (Sissao, 2002). On utilisera d’avantage le terme « alliance à plaisanterie » lorsque la relation est observable entre deux groupes distincts, villages, régions, non-apparentés, auxquels cas ces alliances résulteraient d’un pacte sacré scellé entre deux ancêtres qui auraient mis fin à un conflit qui les opposait. Tous deux auraient décidé de ne plus s’affronter et de coopérer et rire ensemble. C’est avec le souvenir d’un conflit passé que les Peuls et les Bobos, par exemple, envisagent leur alliance à plaisanterie. Les Peuls accusent les Bobos d’être des buveurs invétérés de dolo, tandis que les Bobos reprochent aux Peuls de ne boire que du lait, signe d’une immaturité physique (Sissao, 2002). Lors de ces insultes «pour rire» pourrait-on dire et comme nous le voyons à travers l’exemple des Peuls et des Bobos, ce sont les petites habitudes ou coutumes d’un groupe qui sont visées. En pointant certaines habitudes, ces plaisanteries participent au maintien et au renforcement des stéréotypes. De tels propos seraient inadmissibles dans un autre contexte, mais dans ce type de relations à plaisanterie ils sont non seulement convenus mais aussi bienvenus. Cette alliance sous-tend des liens amicaux de solidarité, de non-agression, de respect et d’assistance mutuelle et se présente dès lors comme une instance de réconciliation qui garantit la stabilité sociale : « La parenté à plaisanterie pourrait se définir comme la gestion sociale par le rire de différentes sources de tensions possibles. Il s’agit d’évoquer le lien pour le dédramatiser, de jouer sur un savoir-faire pour faire savoir ce qui fut ou ce qui est, de situer l’autre à bonne distance, assez proche pour être le même mais suffisamment distant pour rester l’autre. » (Sissao, 2002 :35). Après cette brève description des alliances à plaisanteries, il est désormais nécessaire d’interroger les différentes approches anthropologiques qui ont abordé la question.
Le terme « joking relationship » est apparu pour la première fois dans l’anthropologie nord-américaine. M. Mauss dit en ce sens que « les observateurs américains ont été très frappés de la singularité de ces usages.» (1928 :6). R.H Lowie (1912) est le premier à observer ces relations à plaisanteries chez les Indiens Crow. C’est en 1926 lors d’une conférence à l’Ecole des Hautes Etudes, que M. Mauss théorise pour la première fois en France, cette idée de « joking relationship », qu’il traduit par « parenté à plaisanterie », concept qu’il développera dans un article spécifiquement consacré à la question en 1928. Ce type de relation serait l’envers des relations d’évitement et de respect : « Ces institutions ont une fonction fort claire […] elles expriment un état sentimental psychologiquement défini, le besoin de détente, un laisser aller.» (Mauss, 1928 :8). M. Mauss finit par comparer cet instant de détente et les individus impliqués dans des relations à plaisanterie à «des soldats échappant à la position sans les armes», ou encore à « des écoliers s’égaillant dans la cours du collège » et enfin, à « des messieurs se relâchant au fumoir de trop longues courtoisies vis-à-vis des dames.» (Mauss, 1928 : 8).
C’est suivant une même logique que A.R Radcliffe-Brown définit ces relations à plaisanterie comme des « rivalités amicales semblables aux relations qui lient les universités d’Oxford et de Cambridge » (1968 :183). Pour lui aussi les relations d’évitement et les relations à plaisanterie doivent être étudiées ensemble, car si l’une est la totale inversion de l’autre, toutes deux ont cependant pour but de réguler les relations sociales et de gérer les différents groupes qui composent la société. L’hypothèse de A.R Radcliffe Brown pourrait être résumée en ces termes : « La relation comportant l’échange d’insultes ainsi que l’obligation de ne pas les prendre au sérieux est la seule qui au moyen de ces conflits simulés, évite les conflits réels.» (1968 :177).Ces deux approches fonctionnalistes font donc de cette alliance à plaisanterie des railleries nécessaires en insistant sur cet échange d’insultes et ce besoin de détente.
M. Griaule est le premier à proposer un nouveau biais par lequel envisager ce type de relations. Ce qui est important pour M. Griaule ce n’est pas l’idée de plaisanteries injurieuses, mais la fonction purificatrice de ces alliances, c’est pourquoi il remplace de terme d’ « alliances à plaisanterie » par celui « d’alliances cathartique ». (Griaule, 1848). Cette expression est particulièrement pertinente en ce qu’elle « rend compte de gestes et de notions plus vastes et plus profonds que le fait l’expression ‘parenté à plaisanterie’, cette institution complexe n’ayant pas pour seul but la ‘jubilation dans l’injure’ ». (Griaule, 1948 :258). Cette dimension cathartique des relations à plaisanterie, fait du rire un véritable régulateur social, car en dénouant les tensions, il réduit par là même les conflits potentiels entre des groupes sociaux différents et il permet donc de maintenir l’ordre social, tout en réaffirmant les normes qui régissent les comportements sociaux. Ces alliances se présentent donc comme des mécanismes de prévention des conflits. La fonction de régulateur social de telles alliances est donc incontestable. Sous le mode de la plaisanterie, comme nous l’avons vu avec l’exemple des Peuls et des Bobos, ces insultes désamorcent ce qui aurait pu être l’objet de conflits si bien que la relation à plaisanterie permet aux individus de se libérer des tentations possibles de conflits.
Les travaux actuels sur ces alliances à plaisanterie, notamment ceux sur la résolution des conflits, contribuent au maintien de cette idée de catharsis en mettant en exergue le rôle supposé de « pacification » de telles alliances. Toutefois ces travaux résultent davantage d’une réinterprétation psychologisante, morale et politique, de ce rituel profane. Il s’agit aujourd’hui, pour les intellectuels africains de transmettre un message de pacification, qui s’inscrit dans un contexte politique précis. Ce message politique de même que cet appel à la paix se retrouvent dans cette volonté de faire apparaitre la fonction pacificatrice de ces relations à plaisanterie. Nous allons analyser la manière dont les chercheurs actuels ainsi que les hommes politiques tentent de faire ressortir le rôle pacificateur de ces relations à plaisanterie, pour ensuite souligner les limites de ces approches. La supposée fonction pacificatrice de ces relations sera analysée à travers deux exemples, le premier est issu de l’ouvrage d’A. Sissao (2002), quand au second, il s’agit d’un fait actuel récent qui a eu lieu au Burkina Faso. Dans les deux cas, le rôle de pacification de la plaisanterie est particulièrement significatif.
« À la mort d’un Sam, un Moaga rentre dans la tombe. Les gens meurtris croyaient qu’il allait attraper le corps pour le coucher par terre. On le lui donna mais il le repoussa. Le manège dura si longtemps que cela provoqua une irritation au sein de la foule. Mais le Moaga était venu de Ouagadougou avec les fils et les filles du défunt, c’est eux qui donnèrent de l’argent en expliquant à la foule qu’il était un allié à plaisanterie. Ainsi, il sortit de la tombe et laissa continuer la cérémonie d’enterrement. En remettant l’argent au Moaga les fils du défunt lui dirent : C’est pour couvrir les frais de carburant. » (Sissao, 2000 :161).
Ce témoignage extrait de l’ouvrage de J.A Sissao (2002) Alliance et parenté à plaisanterie au Burkina Faso relate une relation codifiée à plaisanterie qui se manifeste au cours d’un rite d’inhumation. Cet exemple montre à quel point ces relations peuvent se référer
à des sujets ou des situations délicates. En dehors de ces parentés à plaisanteries, le rire lors d’une inhumation aurait était inconvenant. Le même genre de situation a eu lieu le samedi 10 juin 2000 au Burkina Faso, les Sam ont investi la tombe du Cardinal Paul Zoungrane (Mossi) pour empêcher l’enterrement du corps. Ce n’est qu’après de longues négociations que le cardinal a pu être enterré (Ozias Kiemtoré, 2000). Ces deux exemples montrent que même la mort peut devenir un sujet de plaisanterie. Les membres de la famille alliée peuvent tourner en dérision le deuil ou l’inhumation ce qui permet de dénouer certaines situations. Par le pouvoir de distanciation qui lui est propre, le rire sous sa forme de plaisanterie peut limiter et amoindrir les affects négatifs qu’engendrerait nécessairement la mort d’un proche. Pour le professeur A. Ouedraogo de l’Université de Ouagadougou : « Il faut faire en sorte que la famille ne sombre pas dans ce qu’on appelle le deuil pathologique. Un individu est mort, mais faite en sorte que sa disparition ne tue pas le groupe. Et c’est aux parents à plaisanterie d’assumer ce rôle. » (Ouedraogo cité par Kiemtoré, 2000).
Ce rôle cathartique et pacificateur n’est pas seulement valable pour les relations entre les non apparentés, il est aussi vrai pour les « parentés » à plaisanteries, comme celles qui unissent un petit-fils et son grand-père. C’est ainsi qu’un Bobo confie dans l’œuvre de J. A. Sissao : « Quand mon grand-père est décédé, je me suis mis à pleurer, et ma mère m’a demandé pourquoi je pleurais. Pour elle, je ne devais pas pleurer, c’était plutôt elle qui devait pleurer. C’était une manière de me consoler parce que entre le grand-père et le petit-fils, il y a la plaisanterie.» (Sissao, 2002 : 108 ).
Outre les liens d’apparentement qui les unissent, la relation entre les petits-enfants et leurs grands-parents est favorisée par leurs statuts respectifs inextricablement liés à leur âge : alors que les premiers sont sur le point de participer activement à la vie sociale, les derniers sont sur la voie d’un retirement progressif de la scène sociale (Radcliffe-Brown, 1940). Ainsi, les relations entre générations alternées sont dénuées de tension et de compétition, ce qui favorise nécessairement l’établissement d’une relation marquée par la taquinerie et la plaisanterie (Apte, 1985).
Qu’il s’agisse de J.A. Sissao ou du professeur A. Ouedraogo, on s’aperçoit que ce qui est mis en avant c’est le supposé rôle de pacification, comme si les relations à plaisanterie n’avaient qu’un rôle de pacificateur. Il s’agit très certainement de réinterprétations actuelles psychologisantes de relations sociales instituées autour de la mort et des corps. Cette réinterprétation des relations à plaisanterie tente de transmettre un message nouveau qui s’inscrit dans le contexte politique actuel et ce message est celui de la pacification. À travers cette fonction pacificatrice et libératrice on retrouve ici la théorie de l’agressivité et de décharge émotionnelle telle que l’a laissé entrevoir l’approche psychologique du rire. Il est donc aisé de s’apercevoir que les travaux récents sur les relations à plaisanteries, sont des réinterprétations psychologisantes, qui reprennent à leur compte les théories psychologiques selon lesquelles le rire est une nécessité libératrice. Cette fonction de pacification mise en avant pas les nouveaux intellectuels africains, a en réalité pour but de faire passer un message politique ; Et c’est pourquoi, ces alliances à plaisanteries ne sont pas seulement réinterprétées, mais aussi politisées.
Il existe aujourd’hui une véritable prise en charge étatique de la promotion des alliances à plaisanterie. C’est ainsi que les Festivals dits « des origines » ne cessent d’augmenter en Afrique de l’Ouest. Lors des festivals des origines au Sénégal, un village des communautés et un village des parents à plaisanterie sont installés, pour faire connaitre les relations à plaisanterie qui unissent les individus. Dans le même ordre d’idée on note la création d’Association de promotion de la parenté plaisanterie à Bobo Dioulasso (Sissao, 2002 : 154). Il existe même, au Mali et au Burkina Faso, de plus en plus de réclamations concernant l’enseignement des alliances à plaisanterie dans le cadre scolaire lors de cours d’éducation civique (Sissao, 2002 :135).
Si ces plaisanteries tendent de plus en plus à être institutionnalisées, c’est que les travaux récents ont réinterprétés ces relations en révélant la fonction pacificatrice de celles-ci.
Il s’agit une d’une ritualisation du politique, c’est-à-dire, d’un transfert du rituel vers le politique. Dans Les liturgies politiques, C. Rivière (1988) constate une omniprésence des actes rituels et codifiés sur la scène politique. Les pouvoirs politiques tentent de représenter leur continuité et de produire du lien social à travers une véritable ritualisation du politique. Les rites religieux ou profanes ont une réelle influence sur la mise en place d’un projet politique, aussi C. Rivière affirme dans son article « Célébrations et cérémonial de la république » (2005),1234: « Le rite est le moyen théâtral d’accréditer sa supériorité et donc d’obtenir respect et honneur par l’étalage de symboles de prééminence(…) ce qui permet de contraindre sans violence réelle en créant l’aspiration à un état supérieur. » (Rivière, 2005 : 23). Les hommes politiques d’Afrique de l’Ouest tendent de plus en plus à canaliser les crises potentielles grâce à cette politisation des ritualisations, que sont les alliances à plaisanterie. La mise en scène du politique renforce l’exercice de la domination. Les rituels ont en effet un pouvoir d’inculcation d’une morale. L’aspect communicatif et affectif du rite lui confère un pouvoir de persuasion des plus efficaces. Le rite possède non seulement une charge cognitive, parce qu’il se réfère à certains signifiés, mais aussi une charge affective, dans la mesure où il transmet des sentiments forts, et enfin, une charge conative, dès lors où il est un médiateur qui pousse à agir (Rivière, 1988). Si « le rite manie des symboles ; le politique manie des hommes, des idées et des rites » (Rivière 2005 : 29). Ainsi, nous pensons que les relations à plaisanterie font partie de ces « liturgies politiques », dont parle C. Rivière, dont le but est de renforcer le pouvoir politique. Dans le cas du Burkina Faso, du Mali ou encore du Sénégal, les pouvoirs politiques politisent les alliances à plaisanterie, qui sont des rituels profanes, pour appuyer leur objectif de pacification. En politisant ces relations à plaisanterie, les gouvernements d’Afrique de l’Ouest, réinterprètent véritablement ces alliances. La ritualisation du politique sert en réalité à légitimer le pouvoir actuel menant un certain type d’action. Leur message de pacification s’inscrit donc dans un contexte politique bien précis, où l’objectif principal est de limiter les crises potentielles. Les alliances à plaisanterie ont donc été réinterprétées à la lueur des contextes politiques actuels. Cependant, résumer les relations à plaisanterie à leur rôle de pacificateur est non seulement réducteur mais aussi simplificateur. Ce qu’il est nécessaire d’entrevoir, au-delà ce cette idée de pacification, c’est le caractère formalisé de ces relations. La nature institutionnelle de ces réglementations place la relation à plaisanterie sous contrôle social.
En réalité, ces relations à plaisanterie ont davantage pour but, de maintenir l’identité de groupe et les frontières sociales en stéréotypant l’Autre. C’est en ce sens qu’on peut parler de régulateur des relations sociales.
Cette dimension sociale se retrouve donc principalement dans le caractère formalisé et réglementé de telles relations. À l’instar de la relation à plaisanterie elle-même, le contenu humoristique des plaisanteries échangées est extrêmement structuré. En effet, plusieurs sociétés ont des règles concernant ces relations à plaisanteries – souvent explicitement formulées – qui visent à normer les comportements et les paroles échangés, permis ou proscrits (Apte, 1985). Qu’elles aient pour objet les insultes prononçables ou les parties du corps pouvant être touchées lors d’un échange physique, ces règles délimitent non seulement les frontières de l’immoral et du tolérable, mais jouent aussi un rôle dans la réglementation du contenu des plaisanteries. Ce sont bien les règles sociales qui précédent ces relations où les taquineries sont non seulement acceptées mais aussi bienvenues. Ces relations à plaisanteries sont liées à un ensemble de réglementations des comportements sociaux, elles permettent en ce sens d’établir un véritable modèle de conduite lié aux différentes relations d’apparentements. Nous avons par exemple montré que la plaisanterie entre petits-enfants et grands-parents était le reflet des liens sociaux qui unissent habituellement les générations alternées, de par leur statut et leur âge. Il existe que très rarement des relations à plaisanteries à l’intérieur de la famille nucléaire (Apte, 1985). En effet, les liens qui unissent les parents et leurs enfants sont marqués par des rapports d’autorité, de respect, et de subordination, mais également d’obligations, de devoirs et de responsabilités. Ces relations ne laissent donc que très peu de place aux interactions ludiques, puisqu’elles permettraient d’enfreindre les termes de ces rapports. Il est donc intéressant d’observer la place centrale de ces relations, dans la formation et le maintien de l’identité de groupe et des frontières sociales. M. Apte (1985) émet d’ailleurs l’hypothèse que la plaisanterie en elle-même joue un rôle essentiel dans l’adhésion de nouveaux membres à une structure sociale préexistante et participe de la sorte à la redéfinition des frontières entre les groupes. Ainsi, si les relations à plaisanterie ont un rôle cathartique ce n’est pas tant parce qu’elles dénouent les conflits dans une fin pacificatrice, mais plutôt parce qu’elles régulent et maintiennent les identités collectives. L’insulte pour rire, est une manière de faire perdurer les frontières sociales. Dans le chapitre suivant, nous allons affiner cette étude sur la capacité du rire à maintenir les frontières sociales, en interrogeant non plus le rire et l’humour ritualisés et formalisés, mais le rire et l’humour quotidiens.

Le rapport de stage ou le pfe est un document d’analyse, de synthèse et d’évaluation de votre apprentissage, c’est pour cela rapport-gratuit.com propose le téléchargement des modèles complet de projet de fin d’étude, rapport de stage, mémoire, pfe, thèse, pour connaître la méthodologie à avoir et savoir comment construire les parties d’un projet de fin d’étude.

Table des matières

Introduction
I. La place du rire et l’humour dans les rapports sociaux
A. Une définition du rire et de l’humour est-elle possible ? Perméabilité et variance des critères définitoires
1. Le rire multiforme
2. Le caractère kaléidoscopique de l’humour
B. Les fonctions sociales du rire et de l’humour : une approche pluridisciplinaire
1. Théories morales et spéculations philosophiques : la théorie de la supériorité du rire
2. Humour et psychologie : la théorie de l’agressivité
3. L’humour dans la littérature : la fonction défensive de l’humour satirique, un exemple africain
4. L’approche sociale : la théorie de l’incongruité/résolution
C. Les approches anthropologiques : l’humour et le rire comme régulateur des relations sociales
1. Humour et imaginaire national : trickster et contrôle social
2. Humour et rituels religieux: créer du désordre pour rétablir l’ordre
3. Rire et rituel profane : la fonction normative des alliances à plaisanterie
II. Le rôle du rire et de l’humour dans le processus de socialisation
A. Étude comparative des fonctions interactives du rire
1. Rire pour communier : « Rire avec l’autre»
2. Rire pour exclure : « Rire de/contre l’autre »
3. Rire pour éviter le conflit: « Rire de soi »
4. « Rire pour ne pas pleurer » : l’autodérision comme arme de survie
B. Humour et maintien des frontières sociales
1. L’humour infantile : le rire comme mode d’apprentissage
a) Le rire du nourrisson
b) L’humour de l’enfant
2. L’humour dans les relations interethniques : « l’humour ethnique »
3. Un humour genré ?
a) La prédominance de l’humour masculin sur la scène publique
b) Contraintes et imaginaires sociaux : les obstacles au développement de l’humour des femmes
c) L’affirmation de l’humour des femmes au fil des âges
III. Le rôle du rire et de l’humour dans le processus d’individuation
A. L’humour comme reflet de l’individualité
B. Humour et individuation des femmes Mossi du Burkina Faso
1. La notion d’individu en Afrique
2. Humour des femmes Mossi et processus d’individuation
Conclusion
Bibliographie

Télécharger le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *