Les actions manifestantes dans l’espace parisien : innovation, réappropriation ou stagnation ? 

La manifestation du corps dans l’espace

Rassemblement des corps et effet de masse : rapport de corps, rapport de force

En proposant une définition des mouvements sociaux et des actions collectives, Fabrice Ripoll (2008, p.83) élabore un retour historique sur les stratégies d’occupation de l’espace : « Loin d’être purement intellectuelle, la stratégie est d’abord l’art du (dé)placement des armées, jusqu’au contact avec l’adversaire, moment tactique, celui du contact et donc du choc des corps jetés les uns contre les autres, sens originel de conflit. » C’est d’abord par le corps que s’exprime l’implication des manifestant-e-s dans le détournement et l’occupation de l’espace. D’autre part, Fabrice Ripoll (2008, pp.89-90) souligne l’importance accordée à l’effet de masse provoqué par un nombre conséquent de corps rassemblés. Si aucun critère social (genre, âge, profession, etc.) ou politique (militant-e, représentant-e officiel-le, citoyen-ne lambda, personnes détentrices du droit de vote ou non, etc.), ni aucun savoir-faire ou compétences particulières ne sont exigés pour participer à une manifestation, le critère du nombre est, selon l’auteur, primordial pour donner de la force et de la légitimité à la manifestation, et faire la démonstration d’un rapport de force : « Aussi pacifique soit-elle devenue, la manifestation reste une démonstration de force et porte en elle cette menace de débordement dans les regards portées sur celle-ci, si ce n’est dans les objectifs des participants. » C’est le nombre de manifestant-e-s qui va asseoir ou non la légitimité de la manifestation (RIPOLL, 2008), notamment aux yeux de l’opinion publique qui s’interroge : cet événement vise-t-il à troubler l’ordre public, ou bien ces revendications, clamées par tant de corps mobilisés, sont-elles justifiées ?
La mesure du nombre de personnes présentes à une manifestation varie selon l’organisme ou le groupe qui la réalise, ce qui révèle que l’enjeu du nombre est surtout important d’un point de vue symbolique et politique (Gwen-Haël Denigot, 2011). Deux méthodes de comptage existent : celle des syndicats et celle des autorités. Les syndicats admettent une erreur de 10% car la méthode risque d’inclure les passant-e-s qui ne participent pas à la manifestation. Quand un événement rassemble quelques centaines d’individus, le syndicat compte un par un ; au-delà, une estimation est faite à partir du nombre de personnes dans un rang ou sur une surface donnée.
Quant aux autorités, elles ajustent leur calcul au moyen des données de la RATP (trafic dans les stations de métro) ou de la SNCF (réservations). La méthode est plus précise et rationnelle car elle se base également sur le cadastre et la topographie urbaine afin d’estimer le nombre de manifestant-e-s selon la longueur du parcours, sa durée et la largeur des voies empruntées. Sur le terrain, la personne en charge de compter est généralement placée en début de parcours, aussi les manifestant-e-s qui se greffent au cortège en cours de route, qui restent sur le point de départ ou qui attendent déjà au point d’arrivée ne sont pas pris-e-s en compte. Gwen-Haël Denigot (2011, p.275) explique que des méthodes de comptage plus techniques pourraient être rapidement mises en place mais la demande n’existe pas vraiment, ni de la part des autorités ni de celle des manifestant-e-s. En effet, le suivi d’une manifestation implique également, au-delà du nombre, le repérage des éventuelles personnalités présentes, l’analyse des slogans, l’estimation des catégories socioprofessionnelles et de la représentativité des divers groupes politiques ou associatifs, etc. c’est-à-dire des données qui permettent de caractériser subjectivement l’événement et de lui donner une force symbolique venant s’ajouter voire supplanter le nombre : « On comprend mieux, dès lors que les manifestations sont instrumentalisées dans l’ordre du symbolique et du qualitatif, le peu d’empressement à obtenir, par le biais de la technologie, un chiffre de participation objectif qui, de toute façon, n’intéresse personne. » (DENIGOT, 2011, p.276) Fabrice Ripoll (2008, p.90) caractérise lui aussi le nombre comme une « ressource symbolique ». Il note, par ailleurs, qu’il n’existe pas de seuil numérique établi pour évaluer la réussite ou l’échec d’une manifestation. Des dirigeants politiques peuvent, en effet, ne pas reconnaître la légitimité d’un rassemblement de plusieurs milliers de personnes. Fabrice Ripoll cite l’exemple du mouvement social de 2006 contre le Contrat première embauche (CPE) en face duquel le premier ministre Dominique de Villepin appelle à ne pas seulement entendre les personnes qui manifestent, mais aussi, et surtout, les absent-e-s silencieu-x-ses, c’est-à-dire celles et ceux qui ne manifestent pas, et qui représentent la partie majoritaire. C’est la même idée qui est exprimée en septembre 2017 lorsque le président Emmanuel Macron statue : « Je crois dans la démocratie, mais la démocratie ce n’est pas la rue. […] Si je respecte ceux qui manifestent, je respecte aussi les électeurs français, et ils ont voté pour le changement. » (AFP, 2017) Le rapport de force mené par les corps dans de telles déclarations témoigne d’un système empreint de la démocratie représentative, où un corps vaut pour une voix politique. La démocratie représentative contribue à placer les manifestante-s au rang de perturbateur-e-s minoritaires et illégitimes face à une majorité élue. Fabrice Ripoll souligne ici l’opposition de deux paradigmes démocratiques : la représentation et la participation. Certaines actions militantes tentent alors de s’extraire de cette dictature du nombre où les participant-e-s déplacent l’enjeu principal de la cause sur leur propre corps. L’émancipation des manifestant-e-s de l’ordonnancement structuré des rassemblements permet simultanément de s’émanciper de la logique de conversion des corps qui déambulent en chiffres et en nombres susceptibles de déterminer le poids ou l’échec du rassemblement. C’est ce que met en évidence Isabelle Sommier (2011, p.152) : « En entrant dans le bon compte « démocratique », les manifestants sont dépossédés de leur puissance d’agir comme de leur aptitude à dire le sens de leur action. » Une manifestation fidèle aux revendications serait d’être justement l’inverse, c’est-à-dire ce que ses participant-e-s décident d’en faire, qu’importe le nombre de personnes présentes. Ainsi, l’occupation transgressive de bâtiments administratifs, universitaires ou institutionnels par des corps physiques, ou une action ciblée et mise en scène devant l’entrée d’un magasin ou d’une banque, même en nombre restreint, affiche souvent une force plus radicale que des rassemblements de masse dans l’espace public où la singularité du corps vient s’effacer derrière l’effet de groupe. Les actions tendent alors vers le paradigme démocratique de la participation : le corps est l’action même, et n’est plus la seule représentation d’une voix en faveur de l’action.

Le corps manifestant : actions et interactions des divers corps manifestants

Le corps manifestant est très diversifié puisque chaque manifestant-e ne s’appuie pas sur les mêmes stratégies, ne bénéficie pas des mêmes ressources militantes ou ne dispose pas du même vécu manifestant (RIPOLL, 2008). Tout d’abord, la démarche dans laquelle les acteur-e-s de l’action contestataire s’engagent sur le terrain doit différer d’une situation de la vie quotidienne, c’est-à-dire que leur comportement, pour qu’il y ait effectivement contestation, doit se différencier de l’attitude qu’ils adoptent dans la « vraie vie ». Ainsi, la démarche contestataire s’inscrit donc un cadre qui structure les modalités de l’action : quand le corps d’un individu lambda se situe dans ce cadre, il devient un corps manifestant. De cette façon, dans le cadre de la manifestation, une personne peut se mettre à crier sans que cela ne paraissent ahurissant. Toutefois, si cette personne agit de même en dehors du cadre manifestant, son comportement paraît alors extravagant. Clara Lamireau (2010, p.23) précise que : « Ce cadre permet de rassembler autour d’une même action des individus issus d’expériences et d’horizons politiques variés, de militants écologistes aguerris aux étudiants pour qui cet engagement constitue une première initiation. » Le cadre est donc l’environnement de l’action qui sépare le temps de la manifestation de sa propre subjectivité, ainsi, il permet, en plus de réunir des personnes aux profils variés, d’intégrer des personnes extérieures qui ne participent pas directement elles mêmes à l’action mais qui la soutiennent par des applaudissements, des encouragements. La cadre délimite un espace coupé du temps du quotidien.
L’espace est la première ressource de l’acte manifestant qui cherche à s’imposer, à se montrer, à s’approprier son environnement immédiat. Cette appropriation passe tout d’abord par l’inscription même de l’acte dans l’espace au moyen de l’écriture :

Le corps policier : manifestation du pouvoir dans l’espace

Le corps policier est souvent associé aux violences à l’encontre des manifestant-e-s. Cette association est issue de l’héritage historique des répressions policières dont l’objectif est le maintien de l’ordre de l’espace public. À la fin du 19e siècle, on compte plus de membres de la police à Paris que dans l’ensemble des villes de province réunies (BERLIÈRE, 2011). Leurs missions sont celles confiées habituellement aux gendarmes et à l’armée. Alain Dewerpe (2011, p.271) explique ainsi les évolutions de la violence policière à Paris : « Il est aussi probable que si la brutalité policière a longtemps été routinière dans le maintien de l’ordre à Paris, c’est qu’elle correspondait à la philosophie dominante qui, chez les dirigeants, gouvernait l’espace public, en particulier l’espace parisien, celui de la capitale d’État. » Le corps policier discipline l’espace par sa présence. Les personnes au sein d’un espace occupé par la police vont traiter le corps policier d’une façon différente que celle réservée aux individus lambda. De la même façon, les policiers vont adopter un comportement spécifique afin de signaler leur rôle dans l’espace (FOUCAULT, 1993). L’uniforme, les armes ainsi qu’une démarche lente et maîtrisée, et un regard appuyé dotent la police d’une charge symbolique qui se diffuse dans l’espace. Aussi, le corps policier est immédiatement reconnaissable dans l’espace public, comme l’explique Nicolas Camerati (2006, pp.79-81) :
Si, dans son enquête, Nicolas Camerati étudie la police de proximité, ses réflexions peuvent être aussi appliquées aux forces de maintien de l’ordre lors de manifestations où on retrouve cette même fonction sociologique de l’oeil policier : « La police […] intervient peu dans le déroulement normal des relations sur la voie publique. […] Les publics de leur côté, acceptent ce contrôle visuel et continuent leurs activités comme si la police n’était pas là. » (CAMERATI, 2006, p.80) Lors d’un rassemblement, la police est d’abord présente pour assurer la sécurité des participant-e-s et des personnes extérieures, mais n’intervient pas spontanément dans le déroulement de l’événement (par exemple, ce sont les organisateur-e-s de la manifestation qui décident du départ d’une marche, et non les forces de l’ordre, ou si les manifestant-e-s décident de faire un sit-in au milieu d’une rue, les forces de l’ordre ne peuvent pas les empêcher). Le corps policier est source d’un processus sécuritaire mais il ne représente qu’un élément dans l’espace, aussi il n’est pas le maître de l’espace : « […] son travail est de faire d’un espace public un espace habitable pour ceux qui y demeurent, en acceptant l’atmosphère émotionnelle du quartier […]. » (CAMERATI, 2006, p.83).
Si le contrôle visuel ne suffit pas, les forces de l’ordre recourent au contrôle spatial indirect par l’exposition manifeste de leur corps : les corps policiers s’affichent plus visiblement au devant des autres publics (par exemple, les forces de CRS sortent des camions où elles étaient discrètement positionnées et se tiennent alors en évidence sur la voie publique), ils s’installent dans l’espace afin de créer une tension jusqu’à ce que l’ambiance du lieu s’accorde de nouveau avec leur présence.
L’intervention directe et le contrôle physique de l’espace sont nécessaires lorsque les comportements des publics présents sont jugés inadéquats vis-à-vis de l’environnement spatial (débordements violents, mouvements de foule menaçants, etc.) À ce moment, le corps policier prend possession de l’espace et, cette fois, en devient maître (il n’est plus un élément parmi les autres). Nicolas Camerati (2006, pp.86-87) explique que l’intervention est nécessaire en cas de débordements pour conserver l’image de « contrôleur de l’ordre public ». Pour sauver cette image, il doit être explicitement clair que personne ne peut se permettre d’actes violents là où le corps policier est présent. Le corps policier marque la limite jusqu’à laquelle les comportements des autres publics peuvent s’étendre s’ils ne veulent pas être exclus de l’espace.
Pour s’affirmer face aux autres corps, le corps policier s’appuie sur la possibilité d’utiliser la force de façon légale. Les autres publics apprennent à adapter leur comportement au sein d’un espace sous contrôle : ce qui est jugé comme un comportement adéquat ou inadéquat est alors relatif selon le degré de contrôle exercé sur l’espace (un même acte peut être considéré comme inadéquat lorsque le contrôle de l’espace est presque total, alors qu’il pourrait être encore adéquat dans le cas d’une simple présence policière). Nicolas Camerati parle d’« accord dynamique avec l’espace » (2006, p.87) pour décrire cette constante adaptation des comportements. L’auteur ajoute que ce qui est jugé comme adéquat ou non dépend également du contexte physique et social de l’espace : « […] les comportements adéquats ne sont pas les mêmes dans le 7e arrondissement que dans le 18e. » (2006, p.89) Cette réciprocité entre le corps policier et le corps manifestant est vécue comme un engagement mutuel. Il s’agit d’une situation vécue comme un jeu où chacun tient son rôle et sa place dans l’espace, en tenant compte des agissements et des déplacements des autres acteur-e-s : « […] à chaque lieu son type d’individu, à chaque espace sa fonction. » (CAMERATI, 2006, p.81) La distribution de l’espace s’ajuste et se perfectionne progressivement selon le contexte et chaque acteur-e agit selon une « compréhension du territoire » (CAMERATI, 2006, p.90)

CONCLUSION PARTIELLE

Le cadre théorique permet d’admettre que les comportements manifestants à Paris sont fortement empreints de la tradition des grandes luttes urbaines qui ont rythmé l’histoire. De nouvelles façons de manifester s’imposent toutefois à travers un militantisme, voire un activisme, qui implique le corps comme outil actif de transgression dans l’espace normé. Cette évolution tient d’une volonté de répondre de façon plus incisive aux enjeux sociétaux actuels, tels les mouvements de populations réfugiées, les comportements de consommation (nucléaire, véganisme, etc.), les discriminations ou les violences policières. Aujourd’hui, le numérique et les réseaux sociaux accentuent la portée de ces enjeux et ouvrent sur des supports d’expression inédits. La partie suivante présente les résultats de l’enquête de terrain effectuée à Paris entre mai et juillet 2017. Elle interroge les comportements et les stratégies spatiales des manifestante- s comme des forces de l’ordre, et en souligne les spécificités au sein du contexte sociétal actuel, entre questionnement politique, crise économique et écologique source de nouvelles inégalités sociales, et crise sécuritaire (état d’urgence, répressions).

Le paysage des manifestations et des actions collectives à Paris en 2017

Le cas de la Vegan Place et du Front Social

Pourquoi manifeste-t-on en 2017 ?

Le recensement des manifestations sur un échantillon de l’année 2017 (du 20 mai au 3 juillet) permet d’établir une typologie par grandes thématiques. Ainsi, les actions collectives de 2017 se divisent en quatre types : 1/ les actions contre les violences policières, les violences d’État ou les violences militantes, 2/ les actions contre les discriminations, les injustices et l’exclusion sociale, 3/ les actions qui questionnent les habitudes de consommation et les comportements en société, 4/ les actions contre la régression du système social (travail, logement, santé).
Les actions contre les violences policières, les violences d’État ou les violences militantes (1) cherchent à revendiquer les droits de personnes victimes de l’excès d’utilisation de la force de la part d’une des parties citées. Il s’agit, le plus souvent, de violences policières, elles-mêmes associées aux violences de l’État dont les forces de l’ordre sont garantes. D’autres violences sont issues des affrontements entre manifestant-e-s, la plupart du temps entre les groupes anarchistes-libertaires et les groupes néo-nazis et d’extrême-droite. Les manifestations contre ces violences mettent généralement en avant des figures emblématiques, comme Lamine Dieng, Adama Traoré ou Clément Méric (figure 6), à l’occasion de marches commémoratives.
Les actions contre les discriminations, les injustices et l’exclusion sociale (2) soulèvent souvent des enjeux internationaux, mais pas uniquement : ces actions sont en faveur des personnes réfugiées et sans papiers, des personnes LGBTIQ+, des personnes sans abris ainsi que des personnes sans emploi et des travailleur-e-s pauvres : tous sont stigmatisé-e-s au sein des représentations sociales. Ces stigmatisations empêchent leur insertion au sein d’un groupe social considéré comme dominant et entraînent de nombreuses discriminations à l’égard de la culture, de l’identité comme de l’origine sociale. En 2017, ces actions sont principalement tournées vers les populations réfugiées et sans-papiers (à Paris, la porte de la Chapelle devient le lieu structurant de ces luttes) (figure 7). Les actions qui questionnent les habitudes de consommation et les comportements en société (3) s’inscrivent quasi-systématiquement dans une démarche écologique qui visent à souligner les incohérences de nos pratiques et de nos habitudes alimentaires, vestimentaires, etc. vis-à-vis des enjeux environnementaux (figure 8).
Les actions qui interrogent les comportements de société peuvent également être appropriées par des mouvements de la droite catholique contre l’interruption volontaire de grossesse (IVG), contre l’adoption et le mariage des couples homosexuels ou encore contre la procréation médicalement assistée (PMA) et la gestation pour autrui (GPA).
Les actions contre la régression du système social en terme de travail, de logement ou de santé (4), du fait du contexte politique particulier des élections présidentielles et législatives, sont très présentes dans le paysage manifestant de 2017. Elles visent à contester des décisions gouvernementales qui restreignent l’étendue de droits sociaux acquis historiquement (figure 9).
Ces manifestations, selon qu’elles soient à l’initiative d’organisations syndicales ou de groupes plus autonomes, peuvent être plus ou moins associées à des actions contre les violences policières et d’État.
La plupart des enquêté-e-s se sentent plus à l’aise au sein de mouvements minoritaires, plutôt qu’au sein de masses homogènes comme lors des grandes marches « Je suis Charlie »41. Pour eux-elles, les mouvements minoritaires sont davantage l’occasion d’une pratique critique de la manifestation et permettent de développer une réelle réflexivité sur le sens de leur propre engagement, sur leurs positionnements éthiques et politiques. Les enquêté-e-s expliquent que la participation régulière à des événements manifestants permet de se constituer un « capital manif’ », c’est-à-dire un bagage, des ressources et des expériences : « En vrai, faire une manif’, c’est comme être autoentrepreneur, à chaque fois tu te donnes pour augmenter ton capital, celui politique car tu te renseignes sur les participants, celui militant, celui légitimité, puisque ça peut te procurer de la « streetcreed » ! » Plus ce « capital manif’ » est étoffé, plus l’espace manifestant est vécu et maîtrisé, et plus il devient légitime pour une personne de se l’approprier, de parler en son nom. C’est par ailleurs ce qui gêne certain-e-s enquêté-e-s qui participent aux manifestations de façon plus ponctuelle et qui ne sont pas des « habitué-e-s » du terrain. Ilselles évoquent une certaine difficulté à s’affirmer dans l’espace manifestant ; face à ce « capital manif’ », ces enquêté-e-s peuvent avoir l’impression de ne pas être suffisamment averti-e-s sur les enjeux, les luttes et, finalement, de ne pas être légitimes au sein de la manifestation, d’être « out of place » : « Surtout dans le milieu autonome, on est vraiment dans l’entre soi militant, et si tu n’y as pas été, tu ne peux pas comprendre certains trucs […] ». Pour trouver sa place et son rôle dans l’espace manifestant, il est nécessaire de ne pas perdre « le fil de l’histoire des manifestations ». À propos de leur pratique manifestante, certain-e-s enquêté-e-s parlent de « tourisme révolutionnaire » ou de « tourisme historique ». Pour eux-elles, il est important de s’inscrire au sein d’un épisode ou d’un mouvement social qui marque l’histoire du pays et dont on parlera des années plus tard : « Histoire de dire peut-être un jour à mes gamins ou à des proches : « J’y étais, et voici comment ça s’est passé ». » Cette démarche encourage de nombreu-x-ses enquêté-e-s à devenir des « compagnons de route des luttes importantes », et notamment celles qui émergent sur la scène politique et publique. Les luttes sociales actuelles contre les réformes du gouvernement d’Emmanuel Macron, présentées comme répressives quand aux libertés individuelles et aux droits des plus précaires, animent fortement ce « tourisme révolutionnaire et historique ».
Sur le terrain, les manifestant-e-s semblent oeuvrer pour un mouvement qui cherche à révolutionner le fonctionnement sociétal actuel, et ils-elles le font avec sincérité. Toutefois, le doute que ce mouvement puisse réellement aboutir à une société autre reste ancré dans les esprits et limite, dès lors, l’effet de révolte même de ces manifestations. Bien sûr, les têtes de cortège montrent des scènes qui s’apparentent parfois bien plus à des guérillas urbaines qu’à des manifestations de rue. Les black blocs, ou n’importe quel individu autonome anarchiste libertaire, semblent faire preuve d’une détermination sans faille dans les rapports de force qui les opposent à l’autorité publique (la police). Toutefois, ces scènes de guérillas évoquent aux yeux de l’observateur-e le faux-semblant et l’artificialité. En effet, l’ambivalence de la pensée manifestante actuelle (c’est-à-dire : « On ne se résigne pas, on continue de lutter mais on sait qu’au fond on ne changera probablement pas la société ») se traduit dans l’espace par le nombre non négligeable de personnes venues observer la manifestation et les affrontements : alors que des grenades de désencerclement explosent à quelques mètres et que des morceaux de trottoirs brisés volent au milieu de la rue, ces personnes regardent posément ces scènes, adossée discrètement à un mur ou à un lampadaire. Des badauds filment les affrontements sur leur smartphone (à plusieurs reprises je note que l’application qui enregistre est Snapchat42), parfois à quelques centimètres d’une interpellation, et rient, un peu nerveusement, au bruit d’une détonation. Il est fréquent de voir des passant-e-s traverser la rue, totalement indifférent-e-s à ce qui se déroule autour. Certain-e-s affichent même un air volontairement offensé et agacé devant cet espace en pagaille, mais jamais un air apeuré ou catastrophé. Ces scènes donnent l’impression d’un spectacle, d’un jeu, d’une chorégraphie (plus que d’un combat) : cet effet d’absence de tout danger annihile par conséquent la perspective révolutionnaire de la démarche.
Face à ce spectacle, on n’y croit pas. Cette artificialité est d’autant plus visible lors de rassemblements syndicaux qui n’impressionnent personne dans la rue : l’effet de pression sur les autorités n’existe pas vraiment, les événements paraissent identiques d’un jour à un autre.
Les passant-e-s et les riverain-e-s n’y accordent que très peu d’attention. Les forces de l’ordre elles-mêmes ont l’air tranquille et ne sont jamais en grand nombre. Il en est de même pour certaines associations : lors de la marche organisée par l’association « Droit au Logement » depuis la place du Palais Royal jusqu’au Ministère de la Cohésion des territoires le 24 mai 2017, malgré des manifestant-e-s qui clament tout au long de la déambulation qu’ils-elles resteront dormir devant le ministère s’il le faut pour avoir gain de cause, à dix-neuf heures, heure de dispersion annoncée par la préfecture, les organisateur-e-s déclarent spontanément que le rassemblement est terminé. Les manifestant-e-s se donnent rendez-vous le lundi suivant pour, une nouvelle fois, lutter autant qu’il le faudra, quitte « à rester dormir sur place ». Comment, face à cette situation, croire à un bouleversement des normes et du fonctionnement sociétal ?
Cette ambiance syndicale-associative usée mais aussi la spectacularisation des actions de certains cortèges offrent ainsi des divertissements urbains, plus ou moins violents selon les acteurs, sur un temps imparti dans un espace donné, où à la fin du scénario chacun-e rentre chez soi.
La Vegan Place, création d’un espace-village militant et éphémère au sein de l’espace public. Certaines manifestations sont l’occasion de la création, au sein de l’espace public, d’un espace militant éphémère qui se base sur le concept de la place de village comme lieu de rassemblements festifs. C’est le cas de la marche du 10 juin 2017 pour la fermeture des abattoirs. Cette manifestation a pour ambition d’engager un débat et de faire réfléchir sur la place accordée aux animaux dans notre société. Le choix d’inscrire cette marche au sein de l’événement plus global qu’est la Vegan Place (organisée par l’association « L214 ») à Paris permet une mise en abyme même de la manifestation : il ne s’agit pas seulement de marcher à travers la ville pour dénoncer une injustice, mais bien de se saisir pleinement de l’espace urbain afin de matérialiser les enjeux de la revendication et créer un support d’expériences. La marche prône un mode de vie végane ; aussi le mouvement construit un support physique urbain pour permettre à chacun-e de se confronter directement, de façon cognitive et sensorielle, au véganisme. Le village végane, en tant qu’espace militant, se retire de l’abstraction des discours pour rendre concrète et accessible la cause qu’il défend : il s’approprie l’espace manifestant en profondeur au sens où il crée l’espace plus qu’il ne l’occupe. À Paris, le village végane s’installe sur la place de la République (figures 10). Il est constitué de stands de nourriture (des crèmeries véganes, etc.), de librairies, etc. Un stand offre la possibilité d’expérimenter, à l’aide d’un masque de réalité augmentée, ce que serait une vie enfermé-e dans une cage. L’ambiance est conviviale et festive. La disposition des stands contribue à créer un espace à la fois ouvert et fermé : le périmètre occupé par le village est nettement marqué par sa configuration en carré ainsi que par les nombreuses écritures au sol (flèches directionnelles, noms des stands, phrases militantes) ; toutefois, toute personne extérieure peut entrer dans cet espace qui n’est jamais cloisonné (on y déambule comme dans un marché). Face aux manifestations et aux marches classiques qui témoignent d’un certain essoufflement, ces espaces-villages (à l’image de certaines actions de « Reclaim the Street ») se présentent à Paris comme des formes renouvelées de l’esprit militant.

Le Front Social : l’échec de la construction d’un mouvement entre la rue et l’espace virtuel ?

Le Front Social est une coordination composée de syndicats, d’associations, de collectifs, de médias alternatifs, de militant-e-s, de femmes et d’hommes autonomes qui cherchent à construire une riposte à la politique du président Emmanuel Macron. À ses débuts en avril 2017, le Front Social s’organise pour lutter contre le résultat cul-de-sac des élections présidentielles : pour les personnes qui soutiennent ce mouvement, aucun-e candidat-e ne représente une alternative satisfaisante pour le pays. Le mouvement trouve son origine dans l’appel à manifester le 22 avril 2017 la veille du premier tour des élections présidentielles et dans la manifestation du 8 mai 2017, la première du quinquennat d’Emmanuel Macron. La communication du mouvement se fait avant tout par les réseaux sociaux : pas de site web propre, mais des pages Facebook45 et Twitter46 très actives. L’hashtag « #frontsocial » fédère de nombreuses vidéos, photos et autres publications. Certain-e-s parlent de « syndicalisme 2.0 » : le Front Social n’investit pas de locaux au sein des villes, mais plutôt l’espace numérique. C’est Internet qui permet au mouvement de se constituer rapidement, de communiquer efficacement ses actions de part et d’autre de la France et de s’affirmer en à peine quelques mois au sein des mouvements de luttes français.
Le Front Social accorde une importance certaine au nombre de participant-e-s aux manifestations ; aussi, sur le terrain, ses stratégies d’occupation de l’espace se situent davantage du côté des mobilisations de rue traditionnelles que du côté d’un mouvement virtuel cherchant à s’imposer dans l’espace d’une façon inédite et innovante. Le Front Social s’ancre dans une tradition manifestante qui emprunte à l’histoire des luttes urbaines françaises. Le recours à l’imaginaire de la rue est, par ailleurs, un élément central dans le discours (par exemple, des phrases mobilisatrices comme « C’est dans la rue que ça se gagne »). Pour s’adapter à l’actualité politique, le slogan libertaire et antifasciste de la rue « Tous le monde déteste la police » est emprunté et réapproprié par « Tous le monde déteste les ordonnances ». Si tous les profils manifestants peuvent prendre part au mouvement, le Front Social se pose toutefois en opposition aux politiques syndicales qu’il estime être dans une trop grande attente et dans la passivité vis-à-vis des autorités. Le mouvement adopte une posture plus offensive qui essaie de bousculer le syndicalisme. Il se construit sur une coordination à l’horizontale, par la mise en réseaux des personnes, dans la même logique que le mouvement « Nuit Debout ». Les lieux de mobilisations se décentralisent. Sur le terrain, les étudiant-e-s et les lycéen-ne-s sont nombreux ses à se rapprocher du Front Social. La nouveauté du mouvement attire ce public jeune en partie composé de nouv-eaux-elles venu-e-s pas toujours famili-er-ère-s à l’univers des manifestations. Le Front Social, de par l’actualité politique, se présente comme une entrée en matière engagée et dynamique (figure 11).

Sommes-nous face au désenchantement de la rue mobilisatrice des masses ?Les cas de la place de la République et de la porte de La Chapelle

Les manifestant-e-s se détournent-ils de façon définitive des mobilisations de rue ? La rue et l’espace public deviennent-ils des terrains de spectacularisation et de prises de vue pour une réflexion manifestante et une mobilisation qui se passent ensuite au sein d’un espace numérique et virtuel, selon une approche plus individuelle que collective ? Pour vérifier cette hypothèse, l’étude de la place de la République à Paris permet de comprendre comment ce haut lieu manifestant semble maintenir la capacité de mobiliser les corps et les actions dans l’espace urbain. Il s’agit de voir en quoi consistent ces logiques spatiales fédératrices, mais aussi d’en préciser les limites, notamment par l’éclairage des dynamiques à l’oeuvre à la porte de la Chapelle.

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Table des matières

INTRODUCTION 
MÉTHODOLOGIE ET RÉFLEXIVITÉ 
PREMIÈRE PARTIE – MANIFESTATIONS DE RUE ET ACTIONS COLLECTIVES REVENDICATIVES DANS LA RECHERCHE EN SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES : QUEL APPORT GÉOGRAPHIQUE ? 
CHAPITRE 1 – Les manifestations : une problématique géographique ?
CHAPITRE 2 – L’espace urbain, support physique des corps et théâtre de comportements sociaux
CONCLUSION PARTIELLE
SECONDE PARTIE – MANIFESTER À PARIS EN 2017 : LES SIGNAUX DE L’ESSOUFLEMENT DE L’ACTION COLLECTIVE 
CHAPITRE 1 – Les actions manifestantes dans l’espace parisien : innovation, réappropriation ou
stagnation ?
CHAPITRE 2 – Les stratégies du maintien de l’ordre : entre volonté de renouvellement de la gestion des actions collectives et immobilisme sécuritaire. Le cas de la cellule SYNAPSE
CHAPITRE 3 – Questionnement de la place du corps dans l’espace manifestant : quand le corps devient l’espace même de la manifestation
CONCLUSION PARTIELLE
RÉCIT SONORE
TROISIEME PARTIE – DE LA MANIFESTATION AUX COMPORTEMENTS MILITANTS DU QUOTIDIEN : AGIR POUR UN ESPACE MANIFESTANT À GRANDE ÉCHELLE 
CHAPITRE 1 – L’engagement personnel du corps dans l’espace social : un nano-espace manifestant et transgressif
CHAPITRE 2 – Nouvelles spatialités manifestantes du quotidien : à quoi faut-il s’attendre ?
CONCLUSION GÉNÉRALE
BIBLIOGRAPHIE

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