Leopold Sedar Senghor, poete des interchanges culturels

Moïse

      Moïse a joué un rôle fondamental dans la libération d’Israël et sa longue marche vers la Terre Promise. Et cela, Senghor le sait bien. C’est pourquoi, il cherche à faire de ce prophète un de ses saints patrons pour la mission de laquelle il se croit investi : guider le peuple noir vers la souveraineté intellectuelle et politique. Il y a d’ailleurs dans le destin de ces deux hommes une ressemblance prémonitoire décelable à leurs noms et à leurs parcours historiques. L’histoire de la Bible présente Moïse comme un enfant divinement beau qui échappa au massacre de tous les nouveaux nés hébreux de sexe masculin, conformément au décret du Pharaon. En réalité, sa mère l’avait caché pendant trois mois avant de le mettre dans une petite arche de papyrus et de le placer dans les roseaux qui bordent le fleuve du Nil. Grâce à l’intervention ingénieuse de sa sœur36, l’enfant fut allaité et élevé par sa propre mère, alors employée de la fille du pharaon, qui l’avait sauvé des eaux. Tel sera d’ailleurs le sens du nom Moïse qui n’est autre qu’une évolution phonétique du hiéroglyphe MSH (Moshé), car disait-elle « Des eaux je l’ai tiré » (MSYTHW, Mechitihou) 37. A côté de cette étymologie généralement retenue, une autre étude fait remarquer que le hiéroglyphe MS signifie « engendré, issu de, né de ». On le retrouve très souvent en suffixation dans les noms égyptiens tels Ramsès (« engendré par Rê »), Thoutmosis (« né de Thot »). Ainsi « Moïse » pourrait avoir le sens de « Celui qui est né » ; ce qui constitue une excellente métaphore pour désigner « l’initié dont on sait qu’il doit mourir et renaître, du moins si on est initié soi-même ».38 De cette deuxième version, nous retenons l’idée d’une prédestination singulière. Le prénom sérère du poète sénégalais, Sédar, est tout aussi révélateur d’une destinée individuelle pour le moins assurée. A ce niveau, beaucoup de critiques et biographes ont manqué de vigilance sur le sens véritable de ce nom. Il nous semble très peu probable que Gnilane Bakhoum ait nommé son nouveau-né l’Impudent pour le narguer, même s’il était rachitique et laid. En effet, il n’est pas superflu de rappeler qu’en milieu sérère auquel appartient la famille Senghor, chaque prénom a une signification qui est soit une façon de conjurer le mauvais sort, soit une sorte de souhait et de prophétie. Celui de Senghor relève bien évidemment du second cas. Dès lors, il faudrait prendre avec beaucoup de recul cette présentation que le poète fait de lui-même dans « Elégies des Eaux » : Moi le fils du traitant qui suis né chétif Et si gris que ma mère m’a nommé L’Impudent tant j’offensai la beauté du jour Une étude sémantique du mot s’impose alors. Le mot Sédar est formé du verbe sérère sed (avoir honte) et du suffixe de négation catégorique à connotation future ar. Il signifie littéralement : « celui qui ne connaîtra jamais la honte ». C’est donc dire que cette impudence à laquelle le poète fait allusion relève plutôt du non-encore-accompli, et par conséquent de la prédiction. D’ailleurs, une certaine tradition familiale aime à raconter que Diogoye Senghor, son père qui avait le don de prophétie aurait prédit à son fils un avenir assuré en ces termes assez métaphoriques : « Le jour où les oiseaux géants voleront dans le ciel en portant des hommes sur leur dos et le jour où le grand serpent pourra aller d’ici le Mali en portant des gens, ce jour-là mon fils sera un des plus grands de l’Afrique »39. Cette prédiction d’une vie remplie s’est pleinement accomplie, quand on sait que l’homme a gravi tous les piédestaux des honneurs intellectuels, politiques et littéraires. Il ressort de ce parallélisme identitaire que la Providence s’est penchée sur ces deux hommes dès le berceau et les a gratifié d’un destin hors du commun ; ce qui leur a permis d’échapper, chacun de son coté, au sort commun réservé aux enfants de leurs races respectives. Moïse a atterri dans la prestigieuse cour du pharaon Ramsès II. Pour Senghor, ce sera le monde très fermé et très instruit de la congrégation des Pères du Saint Esprit. En cela, ils avaient eu l’expérience de la liberté contrairement à leur peuple opprimé. Mais aucun des deux n’a accepté ce statut de privilégié. Assez vite, ils ont découvert la souffrance de leurs frères et se sont rendus solidaires de ces victimes d’un système inique.

Les rois David et Salomon, maîtres de chants

        Senghor n’a cessé d’être un grand lecteur des Saintes Ecritures et de s’inspirer des événements et personnages que celles-ci offrent à profusion. Sa poésie apporte assez de témoignages significatifs sur cette innutrition biblique ; laquelle, faudrait–il le préciser, aboutit à une sorte d’auto-identification à certains personnages imposants de la Bible. Ainsi les rois David et Salomon intéressent fondamentalement ce poète chrétien et lui servent de modèles personnels. L’identification à David est rendue possible grâce à sa vie et notamment sa jeunesse. Il est pertinent de supposer que le parcours des deux livres de Samuel, qui relatent les faits et gestes du deuxième roi d’Israël avec fidélité, a dû faire saisir à Senghor une similitude entre son enfance à Djilor et celle de David à  Bethléem. Cette ressemblance devient plus saisissante encore quand on sait que cette enfance rurale s’est additionnée d’une vie de berger. Pour le prophète, le Livre Saint renseigne qu’il a passé son adolescence à garder les troupeaux de son père. D’ailleurs, cette vie de berger influencera fortement le reste de son existence63. C’est durant les longues heures passées à faire paître les brebis que David a acquis et consolidé ses talents de harpiste et compositeur émérite, condamné qu’il était à vaincre la solitude des montagnes et des prairies rocailleuses. Une telle enfance ne pouvait que rappeler à Senghor les années où il gambadait à travers brousse, mangrove et tanns en compagnie de jeunes bergers de son âge. « Je me rappelle mon enfance sérère et mes fugues loin de la maison européenne de mon père. Je passais de longues après-midi avec les bergers. »64, confessera-t-il plus tard. Le poète de Chants d’ombre dégustant ces moments se souvient :
Entouré de mes compagnons lisses et nus et parés de fleurs de brousse
La flûte du pâtre modulait la lenteur des troupeaux
Et quand sur son ombre elle se taisait, résonnait le tamtam des tanns obsédés
Dans cette même dynamique de résurrection de son enfance pastorale, il s’exclame au bord de la transe : Me conduise la note d’or de la flûte du silence, me conduise le pâtre mon frère de rêve de jadis […]
Et perce pâtre, mais perce d’une longue note surréelle
Ces deux passages sont suffisamment éloquents pour révéler tant l’attachement de ce poète noir à son adolescence passée au cœur pastoral du Sine que l’attirance qu’exerce sur lui le jeune pâtre David, virtuose de la musique et du chant.67 Ce même attachement au passé de berger apparaît dans la composition poétique de David. Tout comme chez Léopold Sédar Senghor, cette vie passée derrière les troupeaux s’est invitée dans les psaumes davidiens. Ainsi sa confiance et sa soumission à la protection de Yahvé n’ont d’équivalences pour lui que la vigilance et la prévoyance d’un excellent berger, encore que, dans la Bible, le berger traduit l’image du roi parfait, capable de servir son peuple comme le berger ses brebis.68 Le Psaume 23 est assez révélateur de cette survivance pastorale et mérite d’être convoqué :
Le Seigneur est mon pasteur, je manque de rien
Sur des près d’herbe fraîche il me fait reposer,
Vers les eaux limpides il me mène,
Il y refait mon âme.
Il me conduit sur les droits chemins
Pour la gloire de son nom.
Même si je passais par le sombre ravin,
Je n’aurais pas de crainte : tu es avec moi
Et ton bâton, ta houlette me rassurent.
Un rapide parcours de cet extrait laisse voir la forte prédominance du réseau lexical pastoral (pasteur ; près ; herbe fraîche ; eaux limpides ; conduit ; bâton ; houlette) ; ce qui constitue une survivance de l’expérience du jeune pâtre David ; ainsi qu’on le note dans les Psaumes 8, 19 et 29. En outre, il sied de remarquer, auprès des jeunes bergers, David et Senghor, tant marqués par leur occupation d’adolescent, la présence d’un tuteur-initiateur qui ouvre le monde des adultes, monde du savoir et des devoirs intellectuel et moral par excellence. A cet égard, l’image du prophète Samuel qui vient oindre le fils de Jessé des « huiles viriles »69, pour reprendre une expression senghorienne, est facilement assimilable à Tokô’Waly, l’oncle maternel du poète sérère qui lui a ouvert le monde des secrets et dont il se souvient en ces termes :
Tokô’Waly mon oncle, te souviens-tu des nuits de jadis
Quand s’appesantissait ma tête sur ton dos de patience ?
Ou que me tenant par la main, ta main me guidait par ténèbres et signes ? […]
Toi Tokô’Waly, tu écoutes l’inaudible
Et tu m’expliques les signes que disent les Ancêtres dans la sérénité marine des constellations On remarquera que cette initiation est vécue chez David et chez Senghor comme une immersion dans le domaine sacré des charges et des responsabilités que requiert désormais leur nouveau statut de prophète-roi pour l’un et d’Homme, au sens africain, pour l’autre.

Un amour de la musique religieuse : chants et prières

        Dans la postface d’Ethiopiques, « Comme les lamantins vont boire à la source », Senghor définissait les poètes nègres comme des « auditifs »122. Une pareille vision s’applique évidemment à lui aussi : « Je le confesse, je suis un auditif. Ce qui me frappe, ce qui m’enchante d’abord, dans un poème, ce sont ses qualités sensuelles : le rythme du vers ou verset, et sa musique. »123 C’est ainsi que son œuvre poétique place la musique au cœur de ses préoccupations. En effet, l’influx de la musique religieuse s’installe de droit dans la création de cet ancien pensionnaire de Ngasobil particulièrement épris de chants et de prières latins. A ce propos, il n’est pas superflu de préciser que le chant occupait une place non négligeable dans le catéchisme des jeunes enfants que les missionnaires recevaient dans leur pension. Leur option pédagogique était de faire psalmodier en chœur les formules religieuses à fin d’aider à les retenir au plus vite. Si l’on y ajoute le rôle et la fréquence que les laudes, nones, complies et vêpres avaient dans le règlement de cette pension catholique, on saisit aisément l’importante place que les hymnes et cantiques ont dans les poèmes senghoriens. Janet G. Vaillant, dans sa biographie de Léopold Sédar Senghor, insiste sur l’origine de l’amour des chants religieux : « Chanter des hymnes et des cantiques jouait un grand rôle dans les programmes, car les missionnaires avaient remarqué que les Africains adoraient la musique. Léopold Sédar a particulièrement conservé le souvenir d’une voix soprano très aiguë et de la musique du chœur qui lui semblait comme l’écho terrestre du paradis promis au croyant. Il aimait le chant et il a continué à chanter dans un chœur après avoir déménagé à Dakar.»124 Il y a donc lieu de dire que c’est à Ngasobil que Senghor a acquis et a consolidé son goût des chants liturgiques. Dans une de ses interviewes, il reconnaît : « C’est le Père Le Doiron – mon maître d’internat à Ngasobil – qui m’a fait aimé la lecture et le plain-chant ». Ecoutons le poète : A l’église de Ngasobil, nous chantions et dansions avec les anges (p. 326) Le moins que l’on puisse dire est que cet amour des chants s’est transplanté dans son univers poétique. En ce sens, sa poésie offre un véritable répertoire de chants d’allégresse, d’adoration, d’acclamation, qui s’invitent dès son premier recueil : Je me rappelle les voix païennes rythmant le Tantum Ergo (Joal, p. 17) Il s’agit là d’un court chant d’adoration du Saint Sacrement qui comporte également une demande de fortification de foi. C’est probablement pour cet aspect qu’il était particulièrement affectionné des missionnaires qui entendaient affermir les jeunes communautés chrétiennes indigènes. Sa brièveté faisait qu’il était facile à retenir par les autochtones qui le chantaient un peu à la manière des chœurs alternés sérères, khayanes. La mention de l’exécution de ce chant par les « voix païennes » émane de la volonté de Senghor de magnifier l’assimilation de la religion chrétienne de la part des Sérères animistes. « Assimiler et non être assimilé » avait –il lancé. C’est dans cette optique que l’auteur de Liberté 1, Négritude et Humanisme note : « de même, la colonisation française, en son action « civilisatrice », ne peut ignorer l’Animisme sans s’exposer à une faillite grave. Dans ces pays de plaines sablonneuses, il ne pourra rien bâtir de solide, de durable que sur les assises de pierre de l’Animisme. »125 Fort de cette certitude Senghor s’attachera désormais à s’inventer un christianisme africanisé où les pratiques traditionnelles se mêleraient aux rites catholiques. Marie Madeleine Marquet abonde dans cette direction : « une Eglise trop européenne n’a pas su répondre aux besoins profonds de l’Africain. »126 Il n’est donc pas étonnant que Senghor revendique sa négritude en pleine messe : Mon Dieu ! Mon Dieu ! mais pourquoi m’arracher mes sens païens qui crient ? Je ne puis chanter ton plain-chant sans swing aucun ni le danser (Elle me force sans jamais répit, Chants pour Signare, p. 194) Cette expression africaine du catholicisme éclate dans la bouche du poète à l’introït du quatrième dimanche de Carême. Il peut alors chanter sur fond d’orgue et de tam-tam lointain : Laetare Jerusalem… je dis bien laetare mon cœur Vide et vaste comme une pièce froide – mais larmes Seigneur dans tes mains si calmes Laetare sur l’aile neigeuse des toits hauts quand fulmine son visage Laetare sur l’Eglise au lait doux de coco et sur son visage pascal Blancs sont les enfants blancs, les hommes, les femmes de grandes fleurs Flagrantes de pagnes et de boubous et mon amour, l’étoile sur la nuit des gorges Par les voix du jour par les voix de joie, laetare par myrrhes et encens Par le fumet de viandes riches et par la transe des danses sérères Seigneur laetare dans mon cœur, comme un dimanche d’Europe au réveil Je suis plein de ténèbres mon Dieu. Brise la boite maléfique Et brise mon cœur, qu’il s’effeuille en purs pétales de chant (Laetare Jerusalem, D’autres chants, p. 158) Cette reprise du cantique catholique Laetare Jerusalem – Réjouis-toi Jérusalem – qui se poursuit ainsi : « Réjouissez-vous avec Jérusalem et soyez dans la joie à cause d’elle, vous tous qui l’aimez ; que vos cris de joie se mêlent aux siens, vous tous qui pleuriez sur elle ! Car vous serez allaités, vous serez rassasiés par ses seins qui réconfortent, vous sucerez, vous goûterez les débordements de sa gloire » (Isaïe 66, 10 et 11) est un chant d’espérance pour Senghor, en souvenir du dimanche des Rameaux qui marque l’entrée triomphale du Christ à Jérusalem en même temps qu’elle prépare la solennité de sa résurrection.

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Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
PREMIERE PARTIE : LE SUBSTRAT JUDEO-CHRETIEN
1. LES FIGURES BIBLIQUES DE SENGHOR
1.1. Moïse
1.2. Les rois David et Salomon, maîtres de chants
1.3. Le Christ
2. LES REFERENTS LITURGIQUES
2.1. Un amour de la musique religieuse : chants et prières
2.2. Les emprunts au rituel catholique : objets et gestuelles des cérémonies sacrées
3. LES REMINISCENCES DE LA POETIQUE BIBLIQUE
3.1. La redevance aux genres bibliques
3.2. La survivance de la stylistique de la Bible
DEUXIEME PARTIE : LES REMISCENCES GRECO-ROMAINES
1. LE FLUX DE HEROS, DE MONSTRES ET DE DIVINITES : LE SUBSTRAT MYTHOLOGIQUE
1.1. Les monstres et les héros
1.2. Le panthéon
2. LES INFLUENCES DE LA LITTERATURE GRECO-LATINE
2.1. La tragédie
2.2. L’ode
2.3. L’élégie
2.4. Les emprunts linguistiques
3. L’APPORT DE LA PHILOSOPHIE
3.1. La redevance présocratique : l’harmonie cosmique
3.2. A la source de l’Académie
TROISIEME PARTIE : L’INNUTRITION OCCIDENTALE
1. LES ASPECTS LITTERAIRES
1.1. Senghor et le Moyen Age
1.2. Senghor et la poésie de la Renaissance
1.3. Senghor et le XIXe siècle
1.4. Senghor, l’« écho sonore » de la poésie française du XXe siècle
1.5. Senghor et les surréalistes
2. LA CAUTION IDEOLOGIQUE : BERGSON, TEILHARD DE CHARDIN ET LES ETHNOLOGUES
2.1. Bergson et la Révolution de la co-naissance de 1889
2.2. Père Pierre Teilhard de Chardin : de la convergence à la Civilisation de l’Universel
2.3. La leçon des ethnologues africanistes
QUATRIEME PARTIE: SEDAR GNILANE, LE NEGRE
1. LE FONDEMENT HISTORIQUE
1.1. L’horizon antique : l’Egypte, l’Ethiopie, Carthage
1.2. « L’Afrique des empires »
1.3. D’Elissa au Sine : « Pèlerinage par les routes fondatrices, voyage aux sources ancestrales »
1.4. « L’Afrique crucifiée »
2. LE FLUX CULTUREL SERERE
2.1. Les jeux gymniques
2.2. Circoncision et initiation
2.3. Vers Janiiw : Mort et funérailles
2.4. Les Esprits
2.5. Le totem
2.6. Roog, Pangool et Ancêtres
3. LE SUPERSTRAT ORAL DANS LA POESIE DE SENGHOR
3.1. Lexique sérère et « sérérismes »
3.2. La syntaxe agglutinante ou parataxe
3.3. La trinité poétique : mélodie, rythme, image
3.4. Senghor, Dyâli : Maître de la parole et du verbe
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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