L’enseignement étranger en Egypte et les élites locales (1920-1960)Francophonie et identités nationales

L’ÉGYPTE tient aujourd’hui une place éminente parmi les États “ayant le français en partage”, au point que le secrétaire général de la francophonie n’est autre que l’ancien chef de sa diplomatie, Boutros Boutros Ghali. La situation actuelle du français dans le pays ne saurait à elle seule expliquer la visibilité de cette position. Il faudrait plutôt invoquer la volonté politique récente, traduite par la fondation en 1990 de l’université Senghor — et bientôt d’une université française au Caire —, de ressusciter, avec la grande bibliothèque d’Alexandrie et son phare, la mémoire d’une “Égypte libérale” que les années Nasser et Sadate avaient fait oublier. La première moitié du siècle marqua en effet en Égypte l’âge d’or d’une société “orientale” francophone, qui se référait elle-même volontiers à l’apogée du monde hellénistique, à un rayonnement intellectuel de la cité d’Alexandrie qui avait pris le relais de celui d’Athènes. Lorsqu’on évoque l’enseignement étranger en Égypte des années vingt au début des années soixante, on se trouve confronté à un nombre considérable d’écoles développées en marge du réseau scolaire national. Les institutions françaises occupaient dans cet ensemble une position dominante par le nombre d’élèves qu’elles drainaient et par la “qualité” de leur recrutement. Certaines d’entre elles demeurent, aujourd’hui encore, des “lieux de mémoire” de cette francophonie du passé.

Exhumer la francophonie égyptienne de “l’époque libérale” à partir de ces affleurements récents ne va donc pas sans le risque de faire œuvre de mémoire plus que d’histoire. Or, “La mémoire sourd d’un groupe qu’elle soude […], l’histoire au contraire appartient à tous et à personne, ce qui lui donne vocation à l’universel. […] la mémoire est toujours suspecte à l’histoire dont la mission vraie est de la détruire et de la refouler.” Ce travail souhaite se démarquer de la manière dont la question des écoles étrangères et celle de la francophonie égyptienne ont été abordées jusqu’à présent : d’un côté, l’historiographie nationaliste des années soixante, évoquant la naissance, la vie et la mort d’un objet condamné par avance ; de l’autre, des ouvrages plus nostalgiques, cherchant à rappeler à l’Égypte actuelle, comme à ceux qui l’ont quittée, une part enfouie de leur passé, la place éminente qu’a pu tenir le français dans L’Égypte des rois, ou encore à quel point l’Égypte fut une “passion française”.

LE CHAMP ETENDU ET PRESTIGIEUX DES USAGES DU FRANÇAIS 

De nombreux témoignages concernant l’Égypte des années 1920-1930, qu’ils le déplorent ou s’en réjouissent, s’accordent à relever l’importance de la langue française dans les échanges quotidiens. Cet usage dépasse très largement la petite colonie française qui, à son apogée au recensement de 1917 compte 23 000 ressortissants dans un pays de 12 millions d’habitants, loin derrière les Grecs (56000), les Italiens (50 000) et les sujets britanniques qui y résident en nombre équivalent (24 000). Il faut bien évidemment se garder de confondre colonie nationale ou communauté instituée (gælîya, †æ’ifa ou millet) et communauté linguistique. Dans la seule ville du Caire, le recensement de 1917 dénombre 50 000 personnes parlant le français (60% d’hommes), qui demeure la première langue étrangère utilisée dans la capitale, talonnée par l’anglais (45 000 locuteurs, dont 80% d’hommes) et l’italien (32 000). Mais c’est moins par la quantité des gens qui le pratiquent que par les domaines où il est en usage et le prestige social qui y est attaché que le français marque sa différence.

En mars 1933, un rapport d’un certain J. Lozach au Quai d’Orsay se fait l’écho assez fidèle du ton autosatisfait qui a prévalu tout au long de la décennie écoulée dans les milieux diplomatiques et parmi les visiteurs français en Orient. Si l’ensemble de son rapport n’était une sévère mise en garde contre les dangers menaçant la culture française dans le pays, on ne percevrait qu’à peine l’ironie de ces premiers paragraphes, tant ce qu’ils décrivent s’apparente à la surprise et à la fierté de ceux qui n’ont voulu voir en Égypte qu’un pseudopode de l’Europe : “Quand il débarque à Alexandrie, le voyageur français se trouve agréablement surpris d’entendre de toutes parts, parler sa langue, de lire des enseignes, des affiches, des journaux semblables parfois à ceux qu’il voyait quelques jours auparavant, à Paris ou dans les rues de Marseille. N’était un certain accent, nullement désagréable, il aurait l’impression de se trouver devant des compatriotes.

Au Caire, l’impression est moins forte, néanmoins, le français peut encore sembler universellement répandu : même au fond du Mousky, on trouve des gens qui le parlent, des inscriptions, des placards dans notre langue. Bien plus, pour nombre de gens de nationalité égyptienne — des juifs surtout — comme pour beaucoup de personnes à la nationalité mal définie qui vivent dans le pays, le français est la langue maternelle, langue qu’ils possèdent avec une vraie maîtrise; d’autres, dont la langue propre est l’arabe, usent communément de notre langue.”

A la force du nombre et d’une visibilité particulière dans le paysage urbain s’ajoute celle de la qualité de ces francophones. Sans aller jusqu’à écrire, comme le contre-amiral Grandclément, que “tout ce qui pense en Égypte, provient de nos écoles”, le consul de France à Alexandrie ramène les choses à de plus justes proportions en affirmant en 1923 : “Aujourd’hui, c’est la connaissance du Français qui correspond véritablement à une supériorité sociale.” A titre de preuve, il joint à son rapport la traduction d’un article paru dans un journal de langue arabe qui montre, par un inventaire de ses usages en 1923, à quel point le français est un capital efficient dans le champ du pouvoir.

Le français au cœur d’une “communauté des intérêts”

Les quarante années d’occupation britannique ont été marquées par une répartition des rôles : aux Anglais la réorganisation de l’État, l’assainissement budgétaire, le maintien de l’ordre, et la définition d’un projet de développement centré sur la monoculture cotonnière ; à charge pour les négociants locaux, et notamment alexandrins, bénéficiant d’une autonomie encore indédite, d’organiser l’exportation du coton et, dépassant en cela l’attente du colonisateur, le réinvestissement dans la banque, l’immobilier et l’industrie. Entre ces deux pôles constitués par “l’ordre anglais et le coton” d’un côté, et de l’autre “l’ordre levantin et l’immobilier, voire le financier”, la puissance des consuls de France s’est singulièrement essoufflée, comme en témoignent les réticences du Quai d’Orsay devant la mise en place de la municipalité d’Alexandrie et les regrets, quelque trente ans plus tard, du contre amiral Grandclément, devant la puissance financière des bourgeoisies locales : “Nos succursales du Comptoir d’Escompte et du Crédit Lyonnais ne sont que d’assez petites maisons en comparaison des autres banques installées au Caire et à Alexandrie ; le « Bon Marché » établi au Caire où il est notre plus grand établissement commercial paraît presque mesquin à côté des énormes magasins qui l’entourent et si nous tenons la première place dans l’industrie sucrière, avec la raffinerie de Haonâmdiye, nous n’avons par ailleurs que peu ou point d’intérêt dans l’industrie contonnière à moins que les intérêts des Syriens ne se confondent avec les nôtres.” C’est au moins autant la mise en place du mandat français sur la Syrie et le Liban qui pourrait justifier cette possible confusion des intérêts que le partage d’une langue et d’une culture avec des “personnes à la nationalité mal définie”, traditionnellement protégées de la France. Robert Ilbert a montré combien cette bourgeoisie avait pu gagner d’autonomie et jouer des protections capitulaires ou des nationalités comme de cartes de crédit ; il reste que le partage des rôles entre occupants britanniques et bourgeoisies locales, renforcé par le partage des sphères d’influence française et britannique aux termes des accords de l’Entente cordiale de 1904, a permis à la langue française de demeurer celle des élites économiques et de conserver des positions solides dans de nombreux rouages de l’État, avant que la diffusion de l’anglais n’y devienne irréversible.

La clé du monde des affaires 

Le français est avant tout la langue du commerce et des affaires. Cela tient pour une grande part au poids des investissements de capitaux français dans le pays : Henri Gaillard, ministre de France, livre une estimation évaluant en 1918 à 4,5 milliards de Francs les capitaux français engagés en Égypte, dans la Caisse de la Dette, dans des sociétés de crédit, ou dans des affaires industrielles et commerciales. Le chiffre est très supérieur aux 2,3 milliards de Francs cités par Claude Liauzu, qui représentaient déjà en 1914 plus de la moitié des investissements étrangers dans le pays, et une somme comparable à celle investie dans l’ensemble de l’Empire colonial français.

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Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE PREMIER : Au cœur du système des élites
I. Le champ étendu et prestigieux des usages du français
1. Le français au cœur d’une “communauté des intérêts”
La clé du monde des affaires
De la haute administration à la Cour
2. La langue de l’Égypte contemporaine
La langue des sociétés savantes et scientifiques
“L’ambition de devenir des écrivains français”
“Cette France dont la langue claire fait les pactes honnêtes”
II. Un héritage composite
1. Vie et mort d’une tradition d’État
Écoles et missions au service d’un projet impérial et dynastique
Des Français au service des vice-rois d’Égypte
Une rupture dans les systèmes traditionnels de formation
L’occupation britannique et le recul du français dans l’enseignement officiel
Une réduction drastique de l’offre scolaire
La faillite des sections françaises
Le repli sur un enseignement privé
Le recours à des diplômes français
2. Une tradition confessionnelle qui distingue et sépare
Une francophonie tardive
Sur les traces du Poverello
En mission chez les “schismatiques”
Résistances et “Dignité des Églises orientales”
3. Une tradition laïque et universelle plus récente
Les nécessités d’une cohabitation interconfessionnelle
La voie étroite de l’Alliance israélite universelle
Les débuts de la Mission laïque française en Égypte
Dans le sillage de l’Alliance française
En complément d’un dispositif en Orient
Deux implantations aux promesses inégales
CHAPITRE DEUXIEME : La France, précepteur de l’Égypte indépendante ?
I. Entre demande sociale et opportunisme. L’amorce d’un retour (1919-1925)
1. Jeux mutuels de séduction et stratégie périphérique
“Heureusement, les événements politiques
dont l’Égypte est le théâtre ont travaillé pour nous”
Les effets de “la politique musulmane de la France”
Un programme de subventions indirectes
2. Une nouvelle donne pour l’enseignement secondaire
De l’université privée à une université d’État
A la conquête de l’enseignement secondaire
II. L’enseignement supérieur au cœur des enjeux politiques et nationaux
1. L’École française de Droit menacée
2. La vocation nationale de l’université
Un doyen égyptien pour la Faculté de Droit
Une caisse de résonance de la vie politique
Des ambitions françaises en retrait
III. La mise en échec (1925-1929)
1. “French cultural ambitions must give way to British political necessity”
Une politique ancienne
Un coup d’arrêt réel, mais non décisif
Un conflit de moins en moins feutré
2. L’élargissement d’un fossé
Le chaînon manquant
Vers une normalisation des filières
Le repli sur les missions scolaires privées
CHAPITRE TROISIEME : Le pré carré des “écoles françaises”
I. Les mirages de l’intercommunautarité
1. Une géographie calquée sur les centres du pouvoir économique et politique
2. Une clientèle de minoritaires
Des affinités sélectives
Des oppositions anciennes et pérennes
Un double niveau d’exclusion
II. Le heurt feutré des impérialismes
1. Les remises en cause du protectorat religieux
La tournée des prélats
La radicalisation des tensions
L’autonomie croissante du Saint-Siège
2. Vers une nationalisation du statut personnel
Entre César, Marianne… et Pharaon
Un intérêt nouveau des Britanniques pour l’enseignement
III. Une nébuleuse à plusieurs degrés de francité
1. La répartition des rôles
Un mode d’action commun : la subvention
De fortes nuances régionales
2. Le cloisonnement des clientèles
“Ceux du Canal”
Alexandrie : un modèle français triomphant
Le Caire : la pluralité des modèles
Le Sa‘îd : une frontière
Une tradition confessionnelle et communautaire
Modèle français et engagement national
La nécessité d’une action volontariste
CHAPITRE QUATRIEME : La réactualisation des frontières
I. D’une affaire de famille à une affaire d’état
1. L’appel à la presse et à l’opinion publique
2. Les instances communautaires débordées
3. Une affaire d’État ?
Une affaire hors du champ politique pour l’Égypte
La France partagée entre ses protégés juifs et catholiques orientaux
II. Modernité et recompositions communautaires
1. Le français, langue de la prise de parole autorisée
L’ordre du quartier, la justice du père
Le français, clé d’une “citoyenneté active”
2. Le brouillage des signes d’appartenance
Dans l’ordre scolaire : entre particularisme et intégration au groupe
Dans l’ordre de la famille : entre rituel et vie intérieure
Dans le débat public : fascination du modèle et réversibilité des signes
3. La conversion, rappel à l’ordre et ferment de régénération
CONCLUSION

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