L’EFFET DE CONTAMINATION

L’EFFET DE CONTAMINATION

CHAPITRE II RÉSISTER PAR LE LANGAGE

Le style des romans signés « Ajar » a déjà fait couler beaucoup d’encre. Si certains admettent qu’il participe d’une certaine forme de renouvellement ou de transformation du langage, d’autres, comme David Bellos, affirment qu’il s’agit d’une véritable « création linguistique39 ». Dans son mémoire, Dominique Fortier va jusqu’à admettre que « l’idiolecte d’Ajar [lui semble] plus proche d’une langue (parallèle au français, certes, mais distincte puisque répondant à des lois différentes) que d’un style40. » Les mérites du succès immédiat qu’a connu le nom d’Ajar avec Gros-Câlin41 reviennent en partie à ce « discours un petit peu fou42 » qui cache en fait « un vrai travail d’écrivain43 », et c’est probablement ce qui justifie le goût de la recherche universitaire pour Ajar, plutôt que pour l’entièreté de l’œuvre garyenne. Pour plusieurs, la création d’Ajar et de son style se poserait comme une tentative de pied de nez à la critique qui, au début des années soixante-dix, voyait Romain Gary comme un auteur arrivé, fatigué, ne pouvant plus rien écrire de bon44.
Nous croyons cependant que l’originalité du « style Ajar », et celle, trop souvent oubliée, de l’écriture de Gary, possèdent un intérêt qui dépasse la simple lutte institutionnelle.
Les jeux de langage des protagonistes jouent un rôle d’avant-plan dans l’analyse des rapports qu’ils entretiennent avec leur environnement sociodiscursif, c’est-à-dire avec leur univers social et les discours qui y circulent. La manière étrange que Lenny et Jean ont de s’exprimer trouve un écho dans la marginalité de leur caractère, mais semble également agir de manière performative sur eux-mêmes d’abord, et sur les autres personnages ensuite. Ce chapitre tentera de mettre au jour la relation problématique de Jean et de Lenny avec le langage pour ensuite trouver comment le renouvellement de ce dernier joue un rôle déterminant dans le rapport des protagonistes au social des textes. En somme, deux grands axes diviseront le chapitre : il sera d’abord question du thème du langage dans les romans et ensuite des procédés d’expression propres à chacun des protagonistes. Afin d’analyser convenablement les déformations linguistiques des personnages, nous ferons appel aux théoriciens de la stylistique de la prose.

LE LANGAGE, CE PROBLÈME

Le thème du langage est au cœur d’Adieu Gary Cooper et de L’angoisse du roi Salomon autant par le traitement qui en est fait par les protagonistes que par les commentaires dont il est l’objet. Ces métatextes apparaissent très souvent dans le discours de Lenny et de Jean. Le fourmillement de ces réflexions ponctuelles permet ainsi d’entrevoir la façon dont ces derniers conceptualisent et appréhendent le langage. Ces considérations sont souvent émises explicitement et volontairement, et elles représentent clairement leur relation avec le code linguistique et ses normes.

Le totalitarisme du vocabulaire

Pour Lenny, se soumettre aux valeurs promues par l’idéologie dominante, nous l’avons vu, revient à endosser ses pires actions. Il ne différencie pas la vie heureuse en famille et la guerre au Vietnam puisque, dans les deux cas, il s’agit d’une forme de conformisme, c’est-à-dire d’une forme d’assujettissement à une norme valorisée aux États-Unis. Selon lui, tout ce qui est régulé par un système de lois représente la mort : s’y soumettre revient à cesser d’exister. Or, toute langue est construite par un ensemble de règles, la grammaire, et il semble naturel que Lenny s’en méfie. En fait, dès la première page du roman, le narrateur présente un protagoniste prenant ses distances vis-à-vis du langage, en particulier de la langue :
Au début, Lenny s’était pris d’amitié pour l’Israélien, qui ne parlait pas un mot d’anglais, et ils avaient ainsi d’excellents rapports, tous les deux. Au bout de trois mois, Izzy s’était mis à parler anglais couramment. C’était fini. La barrière du langage s’était soudain dressée entre eux. La barrière du langage, c’est lorsque deux types parlent la même langue. Plus moyen de se comprendre. Izzy était un type bourré de psychologie. Dès qu’il acquit l’usage de la parole, il se mit à parler du racisme, du « problème noir », de la « culpabilité américaine », de Budapest. La psychologie, Lenny n’avait rien à en foutre. (AGC, 11-12)
En parlant de ces problèmes, Izzy rappelle la complexité et les horreurs de l’époque que Lenny essaie justement de fuir. À partir de ce moment, le jeune Américain sous-entend qu’il est antisémite pour éviter de communiquer avec l’Israélien, son camarade fortement politisé. Cette réaction est logique, car l’idéal de Lenny demeure cet état « d’aliénation » où il n’est « avec personne, contre personne, pour personne » (AGC, 35).
Même si Izzy se positionne pour la défense des victimes et des minorités sociales, son discours n’en relève pas moins d’une idéologie reposant sur un système de normes et de valeurs, et c’est exactement ce qui fait horreur aux skieurs du chalet de Bug Moran. Constatant le risque d’embrigadement dans une idéologie que le langage laisse planer, les habitants passagers du chalet préfèrent simplement ne pas parler :
Les hobos évitaient, en général, d’apprendre des langues, pour ne pas se laisser piéger par tous les trucs qui vont avec le vocabulaire, lequel est toujours celui des autres, une espèce d’héritage, qui vous tombe dessus.
[…] Les mots, c’est de la fausse monnaie qu’on vous refile. Il y a pas un truc qui a pas trahi, là-dedans. (AGC, 22)
Les mots employés par Izzy symbolisent bien ce que le narrateur voit comme « cette espèce d’héritage qui vous tombe dessus. » Dans son cas, c’est du vocabulaire propre au discours des étudiants révolutionnaires qu’il a hérité. L’emploi des guillemets pour souligner les termes problème noir et culpabilité américaine montre que ce sont des mots repris par tout le monde, des mots qui circulent pour finalement atterrir dans les propos d’Izzy.
Lenny crée ainsi un lien entre le langage et les idéologies. Discourir, pour le protagoniste d’Adieu Gary Cooper, présente le risque d’enrégimenter les individus, c’est-à-dire de leur imposer des idées. Nous l’avons vu, selon lui, sa fuite vers la Suisse résulte de l’affiche de Kennedy scandant : « Ne demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, demandez : qu’est-ce que je peux faire pour mon pays ? » (AGC, 81) Ce texte de propagande à portée performative, qui invite les hommes à aller se battre au Vietnam, suffit à terroriser Lenny. Ce dernier fait un amalgame entre les mots et la guerre en tant que telle. Les mots du pouvoir (et le pouvoir des mots) impliquent une forme d’asservissement : Lenny est obligé de les lire, comme il est obligé d’aller en guerre. Cette double obligation que le slogan incarne suffit à le faire fuir.
Il est également pertinent de mentionner que le contenu du message, par son patriotisme exacerbé, est surcodé par l’utilisation qui est faite de la fonction poétique du langage, laquelle « apparaît dès que le signifiant importe autant ou plus que le signifié45. » L’opposition chiasmatique entre « ce que votre pays peut faire pour vous » et « ce que je peux faire pour mon pays » tend à valoriser la deuxième proposition puisque, selon Olivier Reboul, « on peut considérer le chiasme comme une pensée en V dont la branche de gauche est descendante, et celle de droite, montante46. » De plus, l’antithèse de mode impératif « Ne demandez pas » — « Demandez » emprisonne en quelque sorte le lecteur de l’affiche, alors privé de toute forme de choix. Autant le message que la manière dont il est transmis, autant le signifié que le signifiant, participent à la mise en place d’une certaine forme de totalitarisme. C’est, du moins, ce que semble ressentir Lenny lorsqu’il est aux États-Unis. Ainsi, la conjonction de la forme et du fond au service de la propagande du gouvernement américain a tellement marqué Lenny que c’est la raison qu’il se donne afin de justifier sa désertion. Même à l’abri en Suisse, il continue d’être hanté par celle-ci : « Je ne me considère pas comme un citoyen. J’ai encore de l’amour propre. Vous savez, je vous l’ai dit, je n’oublierai jamais cette affiche que Kennedy a foutue partout. » (AGC, 110) Mais au-delà du discours politique auquel les personnages sont tous susceptibles de se soumettre, le langage, dans sa structure même, paraît dangereux pour Lenny :
— Il y a un moment que j’ai envie de dire : Jess, je t’aime, mais je ne peux pas. J’aurais l’impression qu’ils sont tous là [les mots] en train de mentir. C’est comme si on faisait des promesses aux électeurs.
— Surtout ne me dis pas « je t’aime », Lenny.
— Il n’y a pas de danger. C’est un drôle de piège le vocabulaire. C’est toujours quelqu’un d’autre qui parle, même quand c’est vous.
Ces propos, à première vue plutôt ambigus, détonnent avec le contexte dans lequel ils sont prononcés, puisque c’est au moment où Lenny finit par admettre l’amour qu’il porte pour Jess. Lenny n’ose pas dire « je t’aime », car il ne veut pas se conformer, mais aussi parce que ce sont les seuls mots qui expriment ce qu’il ressent. Être obligé de prononcer des paroles qui ont été dites et redites une infinité de fois le terrorise et c’est pourquoi il voit un « piège » dans le vocabulaire. De plus, une réflexion sur les dangers que représente le langage au moment où le protagoniste finit par abdiquer devant le pouvoir de l’amour, c’est-à-dire au moment où il accepte de participer au social du texte, devient significative. En renonçant à cette fuite perpétuelle de la « démographie », Lenny rappelle qu’il faut se méfier du langage, comme si c’était là le seul moyen de survivre parmi cette masse.
Les réflexions du jeune Américain relatives au vocabulaire en tant que piège pourraient se clarifier grâce à la Leçon donnée par Roland Barthes au Collège de France en 1977. Le sémioticien y explique que les rapports de domination existent grâce et par le langage, car ce dernier est « cet objet en quoi s’inscrit le pouvoir47 […] ». Selon lui, dès que l’homme parle, il engendre une relation d’asservissement où il est à la fois maître et esclave :
Le langage est une législation, la langue en est le code. Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue, parce que nous oublions que toute langue est un classement, et que tout classement est oppressif : ordo veut dire à la fois répartition et comination. Jakobson l’a montré, un idiome se définit moins par ce qu’il permet de dire, que par ce qu’il oblige à dire. Dans notre langue française, […] je suis obligé de toujours choisir entre le masculin et le féminin, le neutre ou le complexe me sont interdits ; de même encore, je suis obligé de marquer mon rapport à l’autre en recourant soit au tu, soit au vous : le suspens affectif ou social m’est refusé. Ainsi, par sa structure même, la langue implique une relation fatale d’aliénation. Parler, et à plus forte raison discourir, ce n’est pas communiquer, comme on le répète trop souvent, c’est assujettir : toute langue est une rection généralisée48.
Le langage, par les seules options qu’il offre, devient une forme de totalitarisme puisqu’il oblige à choisir, et le locuteur doit s’exprimer selon ses normes. Le sujet du discours est donc soumis à des règles, mais il assujettit dans un même mouvement le destinataire puisque, selon Barthes, lorsqu’on parle, bien qu’on se plie aux lois et aux règles préexistantes, on oblige le destinataire à intégrer ces mêmes lois : « Je ne me contente pas de répéter ce qui a été dit, de me loger confortablement dans la servitude des signes : je dis, j’affirme, j’assène ce que je répète49. » À la fois dominateur et prisonnier, maître et esclave, le locuteur, par la structure même du langage, engendre une « relation fatale d’aliénation » et, s’il veut communiquer librement, il lui faudra le faire autrement que selon la grammaire : « Dans la langue, donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement. Si l’on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi (et surtout) celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage50. »
Ce type de liberté s’apparente aux idéaux de Lenny puisque ce dernier prend conscience du piège qui réside dans le langage. Lorsqu’il affirme que « c’est toujours quelqu’un d’autre qui parle, même quand c’est vous » (AGC, 162), Lenny reprend l’hypothèse de Barthes selon laquelle on répète des mots, voire des textes, qui ont déjà été dits, ce qui emprisonne, d’une certaine façon, le locuteur et en fait aussi un véritable porte-parole de la loi du langage.
Ce n’est donc pas seulement le discours du pouvoir qui motive Lenny à quitter le monde des hommes, mais le langage dans sa composition même. Le seul fait de parler engendre un rapport de force qui s’éloigne de cet état de liberté tant convoité. Dominique Rosse voit d’ailleurs dans ce rapport problématique au langage l’un des aspects majeurs d’Adieu Gary Cooper : « Le thème central de ce roman est le refus de la société adulte en général, américaine en particulier, et du langage comme principe universel sous-tendant « l’aliénation »51. » Ainsi, le désir de vivre à l’extérieur va dépasser pour Lenny le seul besoin de vivre physiquement hors du social : il inclut un refus des normes linguistiques admises. Cette contestation s’exprime, nous le verrons, par la façon de s’exprimer de Lenny, très proche du « style Ajar ». Benoît Desmarais remarque que « l’ajarisme de Lenny fonctionne […] sur le mode Jeannot (L’angoisse du roi Salomon) pour son rapport aux mots, aux expressions, en contestant leur sens dans son ironie inconsciente52. » S’il y a effectivement des liens de parenté entre les idiolectes de Lenny et de Jean, le rapport qu’ils entretiennent avec le langage se distingue malgré tout en plusieurs points.

Insuffisance et Connerie

Contrairement à Lenny, l’idéal de Jean n’est pas de fuir toute vie normale, mais bien d’aider ceux qui vivent seuls, malheureux, ceux qui souffrent. Il ne ressent donc pas toute la méfiance envers les lois grammaticales exprimée par Lenny. Il n’est pas terrorisé par la norme, mais plutôt angoissé devant l’impossibilité de subvenir aux besoins du monde dans son ensemble. Jean parle malgré tout de manière étrange. Tout comme Lenny, il transforme le langage courant et il reconnaît que ce dernier pose certains problèmes.
Les définitions des mots sont limitées et souvent insuffisantes, ce qui devient pour Jean source d’angoisse. Le protagoniste-narrateur, nous l’avons vu, éprouve un « manque d’identité » et sa quête s’exprime en partie par une recherche d’explications à travers les définitions du dictionnaire, car « ce qui ne s’y trouve pas ne se trouve pas ailleurs. » (ARS, 14) De prime abord, la figure du dictionnaire symbolise la solidité et l’assurance puisqu’il définit tout avec simplicité et rigueur. C’est pourquoi passer des heures à la bibliothèque pour les feuilleter demeure le passe-temps favori de Jean. Celui-ci trouve quelque chose de rassurant dans ce lieu où il y a une réponse à tout : « Je suis un fana des dictionnaires, [admet-il]. C’est le seul endroit au monde où tout est expliqué et où ils ont la tranquillité d’esprit. Ils sont complètement sûrs de tout là-dedans. » (ARS, 64) En fait, Jean trouve du réconfort dans les dictionnaires, puisqu’ils représentent une forme d’autorité pleine d’assurance, mais aussi parce qu’ils attestent des « réalités » par les mots qu’ils répertorient. L’amour existe, par exemple, puisqu’il se trouve dans le dictionnaire. C’est aussi ce rapport d’attestation qui sécurise le jeune homme : la présence du mot dans le dictionnaire l’actualise ; il le fait passer du virtuel au réel. Le mot est là, donc ce qu’il signifie existe. Pour Jean, la réalité prend son sens par le langage.

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Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE I  LES ASPIRATIONS DÉMESURÉES
DES CORPS ANACHRONIQUES
Un cowboy qui fuit
« Je ne me ressemble pas »
DES QUÊTES INEXISTANTES OU EXCESSIVES
L’aliénation ou comment fuir convenablement
Éviter Madagascar
Des quêtes incompatibles
TOUT SAUVER OU SE SAUVER DE TOUT
CHAPITRE II  RÉSISTER PAR LE LANGAGE
LE LANGAGE, CE PROBLÈME
Le totalitarisme du vocabulaire
Insuffisance et Connerie
LA SOLUTION
Le refus de Lenny
Les bricolages de Jean
DES PERLOCUTIONS BÉNÉFIQUES
Lenny et Jean, philosophes du langage
Une performativité orientée vers soi
CHAPITRE III  L’EFFET DE CONTAMINATION
QUELLE CONTAMINATION ?
Lenny
Jean
UNE INTERTEXTUALITÉ INTERNE
QUELS EFFETS ?
Jess
Monsieur Salomon et mademoiselle Cora
CONCLUSION
UNE ÉMANCIPATION TOTALITAIRE
Synthèse
Une performativité paradoxale
BIBLIOGRAPHIE

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