LECTURE POSTMODERNE DE LA TRILOGIE AUTOBIOGRAPHIQUE DE KEN BUGUL

Echeveaux terminologiques

   La confusion terminologique constaté autour du concept de postmodernisme est de plusieurs ordres. Le premier tient de l’utilisation du concept « postmoderne » dans divers domaines comme la philosophie, l’art, les sciences sociales, l’architecture, l’épistémologie…L’emploi du concept dans des disciplines aussi variés qui peuvent avoir des perceptions lexicologiques différentes est source de confusion. D’autre part, la notion est utilisée dans différentes sphères comme le monde anglosaxon, francophone, germanique, lusophone qui n’ont pas les mêmes codes linguistiques. Ces deux faits sont à l’origine d’une écriture plurielle du terme et d’une instabilité définitoire. Touré Dia résume bien la situation : […] l’inflation orthographique observée dans une sémantique hésitant entre postmodernité/ post-modernité/ postmoderne/ post-moderne/ postmodernisme/ postmodernisme, porte en elle-même sa propre aporie conceptuelle. Pour cause, le caractère mouvant du préfixe [post] qui, du fait de l’occurrence ou de la non occurrence du trait d’union [-], tantôt se joint, tantôt se disjoint à la racine du mot [moderne] et de la nature dilettante du suffixe qui se transcrit en [ité] ou [isme], provoquent une instabilité définitoire qui brouille le rapport entre modernité et postmodernité. De ce propos, il ressort que la graphie plurielle de la notion brouille le rapport entre modernité et postmodernité. Ainsi, dans le cadre de ce travail le mot composé, post-moderne, s’écrivant avec un trait d’union n’est pas de mise car nombre d’ambiguïtés lui sont imputables. La première tient au fait que défini littéralement, le terme “moderne” renvoie à l’actuel, au contemporain. Corroborant ce dire, Thierno Dia Touré précise que le mot « modernus » est apparu en bas latin à la fin du Ve siècle, et vient de « modo », qui signifie « tout juste, récemment, maintenant ». « Modernus » signifie donc ce qui est actuel, contemporain de celui qui parle. Par conséquent, l’adjonction de l’affixe “post-” renverrait à un après de “l’actuel, du présent”, à un futur ou à un « plus actuel que l’actuel ».38 Ce qui est paradoxal. La seconde, tient du fait que le préfixe “post-” connote une manière de réfuter une certaine vision des choses. Pour Sébastien Wit, « le post- marque la volonté pragmatique de l’acte critique, celui de créer une contre-période. En son sein, tout post- porte un programme de clôture ». De fait “post-moderne” connote une rupture d’avec cette période et le début d’une autre. En ce sens, le concept est vu comme une négation globale de la modernité. En tiers, effet de mode, l’inflation de noms composés du préfixe “post-” notée depuis des décennies (post-industriel, post-roman, post-structuralisme, post-histoire, post-théorie, post-exotisme, post-capitaliste, post-bourgeois…) contribuent à brouiller les pistes quand à une perception univoque de la notion. Sébastien Wit pense que « la prolifération de ce préfixe [post-] apparaît comme le visage d’une époque ». Pour éviter ces équivoques on se ralliera à la graphie conjointe du néologisme, postmoderne, notion autonome qui écarte l’idée de négativité liée au préfixe « post- ». Le néologisme appelle au dépassement sans pour autant parvenir à un détachement complet de la modernité. En effet, le paradigme conceptuel entretient avec la modernité des rapports étroits de logique interne et en est inséparable. Agnès Heller et Ferenc Fehér décrivent le mieux la situation lorsqu’ils notent : « la postmodernité vit, en tout état de cause, en “parasite” de la modernité ; elle évolue et se nourrit de ses accomplissements et de ses problèmes ». Cette perception épouse l’avis de Jean-François Lyotard, pour qui : « “postmoderne” ne signifi[e] pas la fin du modernisme mais un autre rapport avec la modernité ».

Une écriture féministe face au phallogocentrisme

   Le champ littéraire fut et demeure dominé par les hommes qu’Hélène Cixous nomme « les élus de l’écriture ». En prenant la plume, Ken Bugul et ses consœurs écrivaines contrebalancent cet état de fait. En cela, elles s’inscrivent dans le cadre de l’hétérogénéité de la pensée en ce sens qu’elles s’érigent dans le champ littéraire, chasse-gardé du “sexe fort”. Ainsi, elles se refusent à être vues à travers le prisme déformant de l’autre. Deepika Bahri est très explicite à ce propos : La célèbre articulation foucaldienne entre savoir et pouvoir apparait clairement dans le champ des rapports coloniaux comme des rapports de genre. Ceux qui possèdent le pouvoir de représenter et de décrire les autres contrôlent manifestement la manière dont ces derniers sont vus. La nécessité de prendre la parole, Mariama Bâ la formule ainsi : « C’est à nous, femmes, dit-elle, de prendre notre destin en mains pour bouleverser l’ordre établi à notre détriment et de ne point le subir. Nous devons user comme les hommes de cette arme, pacifique certes, mais sûre, qu’est l’écriture. »88Ainsi, elles s’octroient la parole pour ne plus être vues inférieurement, dans un contexte d’affirmation de soi, d’hétérogénéité du savoir, de réfutation de la centralité. Comme narratrice-personnage, Ken Bugul s’est emportée contre le discours masculin en ces termes suivants : N’écoutons plus les racontars des autres. […] Nous devons nous raconter nos propres histoires pour en prendre conscience et faire le point. A quoi servent nos sociologues, nos journalistes, nos enquêtrices, nos statisticiennes, nos photographes ? Nous en avons assez des seules images prises devant la tour Eiffel ou sous l’arche de la Défense, devant le pont suspendu de San Francisco ou devant l’Atonium. Ne laissons plus les autres nous analyser et décider pour nous. […] Y en a marre que ce soit toujours à sens unique.89 Par cet acte les écrivaines africaines de la génération de Ken Bugul, comme leurs devancières, entendent rompre le monopole de l’homme en littérature, surtout africaine. Elles entendent se hisser à la même échelle d’évaluation et de reconnaissance, au même titre que leurs pairs du sexe masculin. Elles entendent peser d’un grand poids dans le champ littéraire, un poids qui leur donnerait un volume qui leur permettrait de se constituer en un groupe d’agents d’un champ littéraire qui leur soit propre. Elles entendent donner un avis autre des choses. Elodie Carine Tang corrobore ces derniers dires : L’écriture féminine, qui a la particularité d’exprimer le moi profond des écrivaines, s’intègre dans ce vaste mouvement de construction et de reconnaissance de nouvelles identités. Pour dire le monde, les femmes entendent imposer leur voix comme une voix qui doit compter dans la mosaïque des voix annonçant le nouveau monde. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la démarche des écrivaines visant à constituer un champ littéraire féminin. Ken Bugul s’inscrit dans cette visée. Cependant, elle ne répond pas aux attentes dans sa défense du féminisme.

Critique de la domination de l’homme en milieu traditionnel

   La société traditionnelle de Ken Bugul, fonctionne sur la base de la suprématie de l’homme sur la femme. Ainsi, on pourrait s’attendre, quand la narratrice-personnage propose un féminisme suivant les valeurs de la tradition, qu’elle ne porte pas de griefs à cette domination de l’homme. Mais, c’est sans compter sur l’ambivalence de celle-ci. En effet, dans Riwan ou le chemin de sable, l’enfant de Ndoucoumane porte un regard critique sur cette hégémonie. La critique de la domination de l’homme se voit à travers l’histoire de Rama, relatée dans l’œuvre, Riwan ou le chemin de sable. Notons que, l’histoire de Rama, trame narrative du roman à laquelle l’auteur a greffé la sienne est, selon les dires d’elle-même, tirée d’une légende populaire faite pour faire peur aux jeunes filles. Cette histoire se considère comme un métarécit en ce sens que son but était de légitimer une vision, une manière d’être, un modèle sociétal basé sur la domination de l’homme sur la femme. Mais, glissement a été opéré du récit persuasion recueilli au récit dénigrant narré dans l’œuvre. En effet, Ken Bugul, contrairement à la variante recueillie où le point focal était la nécessité pour la femme d’être soumise pour ne pas subir un malheur éventuel, renarre l’histoire de sorte que la domination de l’homme en devienne le point focal. A travers les lignes suivantes se verra cette mise en exergue de cette hégémonie du masculin sur le féminin. Ainsi, en trois points, il sera démontré que la société traditionnelle de Ken Bugul, telle qu’elle fonctionne concourt à l’assujettissement des plus faibles, notamment les femmes. En premier, le Serigne puis le père de famille, maillons forts de cette communauté, seront vus respectivement dans leurs privilèges et leurs abus. En second, il sera montré que ces derniers tirent leur force du système qui n’offre qu’une solution honorable devant les diktats de ceuxci : obtempérer. Enfin, il sera démontré que la tante paternelle (la Badiène), le Ndigueul et la littérature orale (légende dans ce cas-ci) sont des garde-fous mis en place pour protéger le système et le faire perdurer.

Une ambivalente

   Ken Bugul s’est éloignée du phallogocentrisme et du féminisme occidental. Il devient, dès lors, difficile pour le critique de lui coller une étiquette propre. Ken Bugul est ambivalente. Son écriture l’atteste. A travers ses deux premiers ouvrages, à savoir Le Baobab fou et Cendres et Braises, son penchant vers le monde du colonisateur était quasi avéré. Au sortir de son troisième ouvrage, Riwan ou le chemin de sable, certains firent une lecture à rebrousse-temps de ses convictions. Ainsi la critique Inmaculada Díaz Narbona avoue : Si les dix-sept ans écoulés entre le premier et le dernier volet de cette trilogie ont, peut-être, permis à la critique d’avancer des conclusions générales, aujourd’hui elles doivent être révisées à la lumière du dernier roman [Riwan ou le chemin de sable]. Nous proposons donc une lecture « à rebrousse-temps » de cette auteure, considérée et citée jusqu’à présent comme une auteure « féministe » (à l’occidentale ?). Or, son dernier roman nous montre que le chemin a peut-être été parcouru erronément et que le moi de mon identité (RCS, 174), comme la romancière le signale, reflète une construction identitaire différemment bâtie. L’ambivalence de la narratrice-personnage, Ken Bugul, se voit à plusieurs points. Le premier est lié à la cause de son mal de vivre. Elle l’impute explicitement à sa mère qui l’a délaissée, toute jeune, avec un père aveugle, âgé de quatre-vingt-cinq ans, pour être au chevet de sa nièce. Mais, implicitement, elle laisse transparaitre dans le texte d’autres causes de son malaise, comme son aliénation ou son dépucelage par son professeur d’histoire. Le lecteur, fondé à prendre ces derniers en considération, se trouve ainsi dans un dilemme. La narratrice se fait ainsi contradictoire et ambiguë. En réalité, Ken joue avec le lecteur.

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Table des matières

Introduction
I. Première partie : Postmodernité, Postmodernisme, Postmoderne
Chapitre 1 : Echeveaux terminologiques
Chapitre 2 : Racines de la postmodernité
Chapitre 3 : Caractères postmodernes
II. Deuxième partie : Incrédulité et subversion
Chapitre 1 : Une écriture féministe face au phallogocentrisme
Chapitre 2 : Un féminisme conforme aux valeurs de la tradition
Chapitre 3 : Critique de la domination de l’homme en milieu traditionnel
III. Troisième partie : Une écrivaine postmoderne 
Chapitre 1 : Une ambivalente
Chapitre 2 : Une schizophrène
Chapitre 3 : Une multiculturelle
IV. Quatrième partie : Esthétique postmoderne 
Chapitre 1 : L’écriture « N’zassa »
Chapitre 2 : Le sexe romanesque
Chapitre 3 : L’ironie suspensive
Conclusion

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