L’ÉCART ESTHÉTIQUE DE MARIE CALUMET 

L’ÉCART ESTHÉTIQUE DE MARIE CALUMET 

L’HORIZON D’ATTENTE LITTÉRAIRE CANADIENNE-FRANÇAISE ENTRE 1900-1910

Les retombées de l’historiographie

À la fin du XIXe siècle, l’hagiographie cède tranquillement la place à l’historiographie. Héritiers d’Henri-Raymond Casgrain et de Benjamin Suite, les écrivains fouillent les archives nationales et les actes notariés. Ces nouvelles techniques de recherche d’information renouvellent le genre historique préalablement établi. La naissance de la monographie de paroisses et du recueil de portraits trace la volonté d’un retour en arrière afin de souligner la marque et l’implication de nos ancêtres. Plusieurs entreprennent également la rédaction de biographies sur des personnages qui ont animé la vie de la Nouvelle-France et la politique au fil des siècles. Dans Papineau, en 1905, La Fontaine et son temps et Cartier et son temps, parus tous les deux en 1907, Alfred DeCelles raconte les luttes parlementaires des siècles derniers. Cet attrait nouveau pour l’historiographie n’est sûrement pas étranger à la floraison de romans à caractère patriotique et religieux, souvent
basés sur des manuels d’histoire reconnus, tels que L’histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours de François-Xavier Garneau. Effectivement, l’intérêt porté à l’historiographie, au début du XXe siècle, a généré une multitude de romans historiques et sociologiques, mettant en scène des personnages fameux qui ont, pour la plupart, joué un rôle important lors de la colonisation ou au cours des luttes politiques.

Le portrait de la société canadienne-française

De 1900 à 1930, l’industrialisation des villes et l’incapacité des campagnes à fournir une terre arable à chaque cultivateur engendrent un exode progressif. Pendant cette période,« la population urbaine passe de 40 à 60 pour cent14». L’abandon de l’agriculture provoque, chez le peuple canadien-français, une véritable crise identitaire. Le gage de stabilité que représentait la société agriculturiste traditionnelle pour la religion est de plus en plus menacé. Arrivés dans un monde complètement opposé à ce qu’ils ont connu dans les campagnes, les nouveaux citadins se heurtent à de nouvelles influences religieuses et économiques. Le pouvoir économique supérieur des anglais est perçu comme une menace pour la langue et la religion des catholiques français. C’est pour cette raison que naîtront plusieurs associations et mouvements au cours des premières décennies du XXe siècle. Ils se donneront, pour la majorité, la mission de ramener les Canadiens français à leurs racines et à leur attachement profond à la terre. La période étudiée (1900-1910) est manifestement marquée par la préparation et la lutte effective de l’Église catholique contre ses deux principaux ennemis : l’influence de la France athée et la civilisation industrielle.

L’ÉCART ESTHÉTIQUE DE MARIE CALUMET

Nous avons vu que la qualité littéraire des œuvres produites au début du XXe siècle satisfaisait aux grandes orientations prônées par les représentants de la religion, par certains critiques littéraires et journalistes influents. Tous ces promoteurs du roman traditionnel astreignaient l’art à n’être que le simple reflet de la réalité québécoise pré-industrielle et campagnarde. Or, selon L’esthétique de la réception de Jauss, en limitant l’autonomie et les significations d’une œuvre, on écarte la possibilité de saisir le caractère révolutionnaire de l’art, le pouvoir qu’il a d’affranchir l’homme des préjugés et des représentations figées liés à sa situation historique et de l’ouvrir à une perception nouvelle du monde, à l’anticipation d’une réalité nouvelle.
L’écart entre l’horizon d’attente du public et l’œuvre nouvelle révèle le caractère proprement artistique d’une œuvre littéraire. Cet écart peut susciter le plaisir, Pétonnement, la perplexité, voire le dédain et l’inacceptation révoltée, comme le montrera l’exemple de Marie Calumet.
Dans ce chapitre, nous allons établir l’écart esthétique produit par ce roman en tenant compte, d’une part, des principaux événements qui ont entouré la réception du roman et, en étudiant, d’autre part, le traitement carnavalesque de l’écriture. L’analyse montrera de quelle manière Girard établit un renversement des bases du terroirisme par la présence de la sexualité, la représentation de l’Église au quotidien et le recours à un niveau de langue médiocre chez les personnages officiels. En renversant les lignes directrices du roman de la terre ou de fidélité, Girard anéantit et rénove les images associées à la religion catholique.

La réception critique de Marie Calumet

La fondation de l’École littéraire de Montréal, en 1895, par Jean Charbonneau, Paul de Martigny et Louvigny de Montigny annonce la naissance d’une nouvelle génération de jeunes écrivains qui détiennent le courage et la volonté nécessaires à l’élargissement de l’horizon restreint de la littérature canadienne. Henri Desjardins, membre de la société littéraire, déclarait dans Le Canada : « ce qu’il faut c’est travailler, c’est oser, c’est de ne pas craindre, c’est avoir confiance, d’être enfin ENTHOUSIASTE». À l’aube du XXe siècle, bien qu’il n’était pas membre de l’École littéraire de Montréal, Rodolphe Girard représentait la jeune génération de littérateurs qui allait au-devant du changement.Pour Charles ab der Halden, Rodolphe Girard est « le jeune romancier canadien le plusintéressant et le plus curieux67».Au début du XXesiècle, contrairement à la floraison poétique et essayiste, la production romanesque tarde à s’épanouir. On dénombre seulement 37 romans publiés entre 1899 et 191068. De ce recensement, quatre œuvres sont attribuables à la plume de Rodolphe Girard, soit Florence en 1900, Marie Calumet en 1904, Rédemption en 1906 et L’Algonquine en 1910. Aujourd’hui, la plupart des lecteurs ignorent l’existence de l’ensemble de son œuvre. Reconnu par le public uniquement pour son célèbre roman Marie Calumet, il est tout de même l’auteur d’environ 355 récits qui, pour la majorité, ont vu le jour dans des journaux et revues avant de faire partie d’un recueil.Marie Calumet se démarque de la production de l’époque, car il ne semble pas être au service du peuple, de la religion ou de la langue. Il incarne plutôt une nouvelle réalité de la campagne et des gens qui l’habitent. Le sujet et le lieu où se déroule l’action peuvent avoir été également un objet de surprise pour les lecteurs. Au lieu d’être centré sur la religion et la terre, le récit retrace l’évolution d’une histoire d’amour entre une servante et un garçon de ferme. En choisissant de placer ses personnages dans un lieu saint, Girard s’expose, comme Laurent-Olivier David avant lui, à une condamnation cléricale. En sanctionnant le Clergé canadien, sa mission, son œuvre, en 1896, le clergé avait donné l’avertissement qu’aucune critique ne serait tolérée à son égard.

L’INSERTION PROGRESSIVE DE MARIE CALUMET DANS L’HISTOIRE LITTÉRAIRE

Dans ce chapitre, nous nous intéresserons à la réhabilitation de Marie Calumet dans l’histoire littéraire. Notre objectif est de cerner le moment où, l’écart esthétique entre l’œuvre et son public ayant été aboli, Marie Calumet a été intégré dans l’histoire littéraire et est devenu à son tour une sorte de classique. En examinant la réception critique, nous pourrons reconstituer l’insertion progressive de Marie Calumet dans la chaîne littéraire.Grâce à une implication sociale constante et à ses nombreuses publications, Rodolphe Girard a reçu une couverture médiatique impressionnante tout au long de sa carrière. Comme le disait le célèbre journaliste français, Léon Zitrone : « Qu’on parle de moi en bien ou en mal, peu importe. L’essentiel c’est qu’on parle de moi ! ». À la suite de la parution de Marie Calumet, l’écrivain ne pouvait mesurer ou s’imaginer qu’elles allaient en être les conséquences. Bien que Girard n’ait eu aucunement l’intention de causer tant de remous dans les sphères religieuse, politique et sociale en écrivant ce roman rustique, celuici a soulevé l’indignation et le mépris, lui occasionnant plusieurs désagréments à son auteur.
En 1904, le fossé idéologique entre le roman et le public auquel il était destiné est si grand que l’incompréhension apparaît comme un facteur de discrimination. Incomprise, l’œuvre est condamnée au silence et son auteur à subir l’exil et la raillerie populaire.
Cependant, malgré ce premier accueil, Marie Calumet n’a jamais cessé d’alimenter des discussions, s’attirant, par ailleurs, beaucoup plus de mauvaises que de bonnes critiques. Tout au long du XXe siècle, et plus particulièrement depuis les années 1970, le roman a connu de multiples rééditions. En réalité, il n’a donc jamais cessé d’exister, car, comme le dit Jauss, « l’œuvre est une œuvre et vit en tant que telle dans la mesure où elle appelle l’interprétation et agit à travers une multiplicité de significations209 ». Sa longévité résulte « non pas de son existence en elle-même, mais de l’interaction qui s’exerce entre elle et l’humanité». Même s’il a fallu attendre jusqu’en 1946 pour que le roman connaisse une première réédition, nous avons vu, dans le deuxième chapitre, que la vie active de Girard, son procès intenté pour libelle diffamatoire et une production littéraire régulière ont permis h Marie Calumet de rester un sujet d’actualité et, donc, de s’assurer une certaine pérennité.
Dans un article publié en 1999, Fernand Roy s’est intéressé à l’évolution des rééditons de Marie Calumet, mais dans une perspective sociosémiotique qu’il veut différente de celle de la réception. Le chercheur vise à établir une conception sémiotique de l’histoire littéraire. Dans cette optique, le roman de Girard sert ici de texte de référence pour illustrer et défendre l’hypothèse que la notion « d’histoire » « serait un discours intégrateur qui générerait l’histoire comme « interprétant » valable pour rendre compte de l’évolution d’une collectivité». Malgré une visée théorique qui n’est pas la nôtre, le travail de Fernand Roy a alimenté notre réflexion.Nous étudierons Marie Calumet devant la critique afin de rétablir l’histoire de ses réceptions. Afin de mieux visualiser l’intégration progressive de Marie Calumet à l’horizon d’attente et à l’histoire littéraire, nous délimiterons quatre périodes distinctes, qui reflètent l’évolution de la réception du roman : 1) de 1904 à 1945; 2) de 1946 à 1968; 3) de 1969 à 1972; 4) l’édition de 1973 à aujourd’hui. Nous verrons comment l’écart esthétique de Marie Calumet a été réduit au fil des ans, le roman passant du dédain le plus abject au simple divertissement inoffensif. L’étude diachronique de l’appréciation des diverses éditions du roman nous permettra d’entrevoir le moment où les chercheurs lui ont attribué une nouvelle signification et l’ont ainsi fait pénétrer dans l’institution. Mais d’abord, nous montrerons comment la production littéraire et les activités sociales de l’écrivain ont contribué à le maintenir sous l’éclairage des projecteurs.

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Table des matières

Résumé
Remerciements
INTRODUCTION
Objectifs
Approches théoriques
L’esthétique de la réception
La reconstitution de l’horizon d’attente
L’écart esthétique
Le carnavalesque de Bakhtine
Le bas matériel et corporel chez Rabelais
Rabelais et l’histoire du rire
Le vocabulaire de la place publique dans l’œuvre de Rabelais
Les formes et les images de la fête dans l’œuvre de Rabelais
L’image grotesque du corps et ses sources
Hypothèses d’interprétation et méthodologie
CHAPITRE 1:L’HORIZON D’ATTENTE LITTÉRAIRE CANADIENNE-FRANÇAISE ENTRE 1900-1910 
Les retombées de l’historiographie
Le portrait de la société canadienne-française
La formation de la critique littéraire
L’Église, gardienne de la morale publique
Les associations, gardiennes des traditions et de la langue
La nationalisation de la littérature canadienne-française
Les devoirs et les structures du roman
Le roman régionaliste
Le roman social
Le roman politique
Le roman historique
CHAPITRE 2:L’ÉCART ESTHÉTIQUE DE MARIE CALUMET 
La réception critique de Marie Calumet
Le carnavalesque de Marie Calumet
Le rire et la fête carnavalesque
Les formes et les images de la fête populaire
L’image de la femme
Marie Calumet
Suzon
Les renversements
La bastonnade
Le déguisement
Le corps grotesque
L’accouchement grotesque
La projection d’urine
Le haut et le bas matériel et corporel
La nourriture
Le rabaissement
Le vocabulaire de la place publique
La louange-injure
La conception verticale du monde et son vocabulaire
Nouvelle perspective du roman de la terre
CHAPITRE 3:L’INSERTION PROGRESSIVE DE MARIE CALUMETDÂNS L’HISTOIRE
LITTÉRAIRE 
De 1904 à 1945
De 1946 à 1968
De 1969 à 1972
L’édition de 1973
Les éditions subséquentes : 1979, 1990, 2007, 2009
CONCLUSION
ANNEXE 1
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Éditions de Marie Calumet et leurs préfaciers
Travaux sur Marie Calumet
Articles sur Marie Calumet
Revues
Lettre
Références théoriques et critiques
Autres romans

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