Le webdocumentaire un terrain d’expérimentation médiatique

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L’Équipe Explore : le lancement d’un service consacré au long format

Dès le début, le journal l’Équipe a cherché à se positionner dans le domaine des webdocumentaires. En 2013, Jérôme Cazadieu, qui était alors grand reporter à L’Équipe, a l’idée de lancer un nouveau service consacré exclusivement aux longs formats. Quelques mois auparavant paraissait sur le site internet du journal le webdocumentaire Dream Team, consacré à l’équipe de basketball américaine des Jeux Olympiques de Barcelone en 1992 et sur lequel il a travaillé pendant deux ans. Cette expérience le pousse à vouloir explorer davantage ce nouveau format, dans lequel il voit un réel potentiel narratif et informatif. Aurélien Delfosse, alors tout juste diplômé d’une école de journalisme, arrive à l’Équipe en stage où il fait la rencontre de Jérôme Cazadieu. « J’avais un profil assez particulier, je m’intéressais surtout à l’enquête, aux longs formats et aux nouvelles narrations. Je réfléchissais aussi aux nouvelles méthodes pour réussir à intégrer de la data sur le web, dans des formats plus recherchés. Je me suis vite rendu compte que ce format était très peu courant au sein du journal, que personne ne savait vraiment comment faire. J’ai donc proposé à la rédaction en chef de réaliser deux enquêtes data, dont une sur la finale de la Ligue des Champions de l’époque qui opposait deux équipes allemandes. Jérôme Cazadieu avait l’idée de lancer un nouveau service d’enquête. En voyant mon travail, il m’a proposé de travailler pour lui car j’avais un profil assez polyvalent. Ensuite, Rémy Fière et Hervé Ridoux sont arrivés dans le service et les Explore ont commencé à se périodiser. Au début, il comptait sur moi pour lancer la version vidéo d’Explore et pour rénover les formats, pour qu’ils restent novateurs. Il était surtout question de l’évolution de la forme, le fond étant géré par Rémy Fière ». L’Équipe Explore voit alors le jour.
Au départ, le service prend le nom de Nouvelles Écritures, avant d’être intégré dans le pôle Enquête et Innovation en 2018. « L’idée de départ, c’était de réaliser des longs formats comme l’avait fait le New York Times avec son récit sur l’avalanche, Snow Fall. Cela a été notre principale source d’inspiration, comme pour de nombreux autres journaux d’ailleurs. Sur ce modèle, en 2013, Jérôme Cazadieu a eu l’idée de réaliser un premier reportage sur Carlos Soria, un vieil alpiniste espagnol qui avait comme objectif de gravir tous les sommets de l’Everest. Il en a réalisé trois autres avant le Tour de France sur les rouleurs, les sprinteurs et les grimpeurs. À cette époque, j’étais à l’Équipe Magazine et il m’a demandé si je voulais le rejoindre pour lancer le projet et j’ai accepté. Il était déjà épaulé par Aurélien Delfosse, qui venait d’être diplômé. On s’est lancé comme ça, avec une graphiste, Eve Darmon, et un développeur qui nous aidait une fois par semaine. On était aussi irrigué par tous les services du journal, comme le service iconographie pour les photos, et ensuite on a appris à utiliser les archives vidéo avec l’INA. Très vite, il y a eu d’énormes chiffres de visites sur le site, notamment pour Brasil 70 (1 million de visiteurs) et l’affaire Pistorius (1,2 million de visiteurs). Cela nous a donné la confirmation que le projet marchait, explique Rémy Fière, rédacteur en chef du service. Au début, on réalisait uniquement des longs formats verticaux conçus pour être lus sur ordinateur, et qui faisaient entre 40 000 et 50 000 signes. Par la suite, on a lancé des productions vidéo de 26mn environ. On a même essayé de hausser le rythme et de réaliser un long format et un documentaire vidéo par mois, mais on a vite compris que c’était impossible à tenir parce qu’on n’était pas assez nombreux. Et il y a deux ans, on a lancé un format horizontal pour téléphone, dont le premier sur une jeune cycliste belge qui avait mis un moteur dans son vélo. On voulait voir si ce format pouvait marcher, et on a été très surpris parce qu’il a été vu par 800 000 personnes. Depuis, on réalise surtout ce type de format parce que 70% des gens qui nous lisent le font sur téléphone. Depuis le début, on est 4 dans le service Nouvelles Écritures. Raphaël Bonan est devenu notre directeur artistique il y a 4 ans. On a aussi été rejoint il y a 2 ans par un infographiste spécialiste des logiciels d’animation, Hervé Ridoux. Certains journalistes du pôle Enquête du journal nous aident parfois à réaliser des Explore, en plus de leurs enquêtes pour la version print et numérique ».
Les motivations sont multiples au moment du lancement de l’Équipe Explore. Car s’il s’agit d’expérimenter de nouvelles manières de transmettre l’information et de se positionner sur internet, les webdocumentaire permettent aussi au groupe de montrer ses compétences en termes de création et d’innovation. « Au départ, le service devait servir de vitrine pour montrer ce qu’on était capable de faire et moderniser notre image. Je pense qu’on était presque les seuls à pouvoir réaliser des reportages de ce niveau au début dans la presse française. Très souvent, des médias comme Les Inrockuptibles ou Télérama sont venus nous voir pour comprendre notre fonctionnement et ils étaient très surpris de voir que l’on ne faisait que ça. Dans beaucoup de rédactions, c’est une charge de travail supplémentaire qui passe après la version papier. Évidemment, il y a aussi l’aspect économique. Il a fallu très vite que l’on trouve des partenaires et des annonceurs. Les premières années, on arrivait à en trouver un par an, comme sur le freeride ou l’apnée. Depuis l’année dernière, on en a eu 5 ou 6, donc on s’approche doucement d’une forme de rentabilité. Récemment, on a vendu un Explore à l’Institut du monde arabe sur le gardien de but égyptien Essam El-Hadary. Petit à petit, on est parvenu à se construire une petite image dans le milieu ».
De plus, la création et la diffusion de webdocumentaires s’inscrit généralement dans une stratégie de diversification des médias, et l’Équipe ne déroge pas à la règle. Comme le rappelle Laurent Creton, « une stratégie de diversification se traduit par un accroissement de variété dans les activités de l’entreprise, par de nouveaux produits, de nouveaux marchés, de nouveaux savoir-faire ». Il ajoute également que « la diversification peut être choisie pour plusieurs motifs : la survie, le placement, le confortement et le redéploiement ».6 Ainsi, il s’agit de comprendre pour quelles raisons l’Équipe a choisi de produire des webdocumentaires. En remettant ce choix dans le contexte de crise des médias de l’époque, toujours d’actualité, on comprend qu’il découle d’une volonté de survie. Cependant, le but premier de l’Équipe Explore n’était pas d’utiliser le webdocumentaire pour surmonter des difficultés financières, contrairement à des médias comme Le Monde ou Arte, mais pour d’autres objectifs comme améliorer par exemple la relation avec son public.7 À la lumière des témoignages recueillis, une autre raison apparaît : moderniser son image et proposer des contenus enrichis à travers l’expérimentation et l’innovation. Dans le cas de l’Équipe, la stratégie qui prime est très certainement celle d’une diversification de redéploiement plus que celle d’une survie économique, bien que les deux soient liées. Comme le précise encore Laurent Creton, « c’est le potentiel de développement de la nouvelle activité investie qui est recherché, plus que sa rentabilité immédiate ».
Six années plus tard, on remarque que l’Équipe est encore l’un des seuls médias français à produire régulièrement des webdocumentaires, alors que les autres médias pionniers du genre ont grandement ralenti voire complètement mis fin à ce type de productions. Le constat dressé par Chloë Salles et Laurie Schmitt en 2017 pointe dans ce sens : « Les pics de diffusion des webdocumentaires par Le Monde et Arte sont 2011 pour le premier avec 18 webdocumentaires diffusés (contre 16 en 2010 et 10 en 2012) et 2012 pour le second avec 23 webproductions (contre 11 en 2011, 18 en 2013 ou encore 13 en 2014). Nous notons une baisse significative des webproductions diffusées par Arte depuis 2012, voire un arrêt total pour Le Monde. fr dès 2013. Cet arrêt s’explique par la volonté du Monde.fr de se réorienter vers des longs formats. La diffusion de webdocumentaires ne s’est pas accompagnée d’un regain de croissance à moyen terme pour ces médias ».8 Plusieurs raisons permettent d’expliquer cette situation : tout d’abord, le fait que les médias « ne valorisent pas ces productions sur le long terme ». Comme indiqué par les deux chercheuses, la durée des droits d’exploitation et de diffusion négociée par ceux-ci est limitée à quelques années seulement, à l’exception des productions à succès comme Voyage au bout du charbon ou Gaza/Sderot qui sont toujours accessibles sur leurs sites internet. Le même problème touche les premières productions de l’Équipe Explore, qui ne sont plus accessibles pour les raisons évoquées ou encore en raison de changement d’hébergeur. Les webdocumentaires semblent donc servir en priorité une stratégie de diversification de confortement, qui « vise à renforcer le potentiel de compétitivité de l’entreprise par l’adjonction d’une activité complémentaire. Celle-ci permet généralement de constituer un avantage de différenciation ».9 Il s’agirait alors de se différencier des médias concurrents en proposant des contenus nouveaux et inédits. Pour des médias d’information généralistes tels que Le Monde ou Arte, cette stratégie visait à se démarquer de médias similaires qui proposaient peu voire pas du tout ce type de productions. La stratégie de diversification de confortement semble cependant moins nécessaire dans le cas de l’Équipe, de par son statut de quotidien généraliste sportif leader en France. Le déploiement d’un savoir-faire à travers des contenus innovants et l’adaptation aux usages du public sont ainsi les principales raisons du lancement de l’Équipe Explore.
Au fil des années, l’Équipe Explore s’est donc largement positionné sur internet dans le secteur des webdocumentaires sportifs. En développant une nouvelle manière de lire et de découvrir le sport et en cherchant à exploiter au maximum le potentiel de l’interface web, le service s’est imposé comme une référence dans ce type de productions. Riches et multimédia, les webdocumentaires sont des objets uniques qui ont redéfini à la fois tout le processus de création et l’expérience de lecture qui en résulte.

L’élaboration du webdocumentaire : un objet unique en son genre qui redéfinit la narration journalistique

En tant que support permettant la juxtaposition et l’interaction de différents types de contenus, internet a révolutionné la manière dont les documentaires étaient conçus et organisés. Désormais, les internautes peuvent avoir accès à des vidéos et pistes audio qui l’amènent au plus près du sujet traité par le documentaire. De plus, le webdocumentaire doit prendre en compte une donnée supplémentaire, inhérente au mode de lecture proposé par internet : une narration efficace et une réelle interactivité sont désormais requises afin de conserver l’intérêt du lecteur tout au long du récit. Le documentaire n’est ainsi plus seulement un compte-rendu détaillé d’un évènement ou d’un fait d’actualité, il devient une histoire interactive et immersive pensée pour le lecteur et dans laquelle il a un rôle actif à jouer.

Des contenus riches qui proposent une nouvelle expérience de lecture

Le webdocumentaire est donc un « objet » multimédia riche et complexe, qui sollicite l’ensemble des sens du lecteur et lui propose une expérience de lecture plus vivante et sensible. Comme le souligne Evelyne Broudoux, le webdocumentaire peut être défini par 5 caractéristiques majeures : 1) c’est un documentaire réalisé en vidéos, en bandes sons, en textes et en images ; 2) sa scénarisation tient compte de l’interactivité dans 3) la fragmentation des récits et 4) l’interface graphique ; 5) il s’insère dans un dispositif personnalisant la communication avec l’internaute (réseaux sociaux, commentaires, etc.).10 Il apparaît donc que le webdocumentaire repose en grande partie sur les choix et possibilités d’interactions qu’il organise en amont entre l’information, présentée sous différentes formes, et l’utilisateur. En effet, comme le souligne Catherine Geeroms, celui-ci « a presque toujours le choix de naviguer sur le site et d’appréhender le monde qu’on lui propose comme il le souhaite. Il a une place centrale dans le dispositif mis en place ». Mais elle rappelle également que le webdocumentaire est « la réunion, l’organisation et la mise en forme de différents éléments qui le constituent » et que, bien qu’il soit « hétérogène par sa structure […] il réussit la prouesse d’être fluide et de donner l’illusion d’une œuvre homogène ».11 On peut donc légitimement se questionner sur la manière dont les différents acteurs qui collaborent à la création d’un webdocumentaire parviennent à organiser leurs compétences afin de produire un contenu cohérent, intuitif pour l’utilisateur et dont chaque élément ne vienne pas gêner la compréhension récit mais au contraire la renforcer en s’inscrivant dans un ensemble fonctionnel.
Tout d’abord, la réalisation d’un webdocumentaire se distingue de celle d’un documentaire classique dans les étapes de production qu’elle requiert et dans son organisation générale. Dans le cas des productions réalisées par l’Équipe Explore, le déroulement est le suivant : « La réalisation d’un Explore se découpe en différentes étapes. D’abord, on va sur le terrain et on réalise le reportage, ce qui prend environ quinze jours. Ensuite, il y a la partie technique et artistique avec la mise en page, la maquette et les graphismes qui prend généralement une semaine. Et enfin, au cours de la dernière semaine, on s’occupe du développement et l’on s’assure que le reportage est lisible sur tous les types de supports », détaille Rémy Fière. On remarque que la volonté de proposer des récits originaux qui laissent autant place à l’aspect narratif qu’à la dimension visuelle ainsi que la nécessité de rendre ces récits accessibles à tous quels que soient les supports de lecture comme l’ordinateur, les tablettes ou les smartphones ont poussé les créateurs de webdocumentaires à accorder une place importante à la postproduction. Désormais, le récit repose autant sur l’écriture en elle-même et les informations qu’elle apporte que sur les visuels, les animations et leur intégration dans le webdocumentaire en fonction des supports. Dans le cas de l’Équipe Explore, il s’agit de comprendre quelle est la part de chaque membre du service dans la réalisation d’un documentaire et de quelle manière ses compétences viennent participer à la production d’un contenu.
Nous allons dans un premier temps nous intéresser à la dimension visuelle, qui est l’une des pierres angulaires des productions de l’Équipe Explore. Raphaël Bonan, directeur artistique et designer graphique du service, revient sur son rôle dans la réalisation de celles-ci : « Être directeur artistique, cela veut dire que c’est moi qui décide de l’univers visuel. Et en tant que designer graphique, je suis chargé de le créer et de le mettre en place, de bonifier les textes utilisés dans les Explore. Nous évoluons au sein d’un journal qui est très attaché à l’aspect visuel de ses productions, donc nous ne pouvons pas nous permettre d’ajouter seulement des photos aux textes. Nous devons créer quelque chose de nouveau, qui apporte un plus aux reportages. Ce qui est génial, c’est que j’ai une grande liberté de création et que je ne suis pas restreint par une charte visuelle. Nous avons la possibilité de nous réinventer presque à chaque fois ». Ici, la mission est double : imaginer un univers graphique dans lequel le sujet du documentaire s’inscrira de manière cohérente, mais également être en mesure de le créer avec les contraintes matérielles et temporelles qu’impliquent ce type de productions. En ce qui concerne le processus de création visuelle en lui-même, il varie énormément en fonction des thèmes abordés et des inspirations personnelles du designer graphique. « Cela dépend des sujets, certains m’inspirent plus que d’autres, du fait de mes influences et de mes goûts. À partir du moment où le journaliste commence à écrire son article et que la structure du reportage est plus ou moins définie, je me charge de créer un univers visuel tout autour. Il n’y a pas de règles, c’est une démarche très personnelle. Sur un même sujet, Hervé Ridoux, en charge des animations, et moi pourrions faire des choses très différentes. Souvent, mes premiers essais ne sont pas les bons, mais ils m’aident à avancer et à mieux définir ce que je souhaite créer. J’ai souvent besoin de m’isoler lorsque je suis dans un processus de création, d’être dans une bulle pour pouvoir me tromper et recommencer. Par exemple, j’ai récemment travaillé sur des visuels pour des podcasts rap et football, et j’avais deux pistes distinctes : soit utiliser des couleurs et retravailler des photographies avec un style dessiné, soit partir sur quelque chose de plus simple. J’ai opté pour la seconde solution en raison d’une contrainte de temps, car elle sera plus facile à décliner pour les futurs épisodes ».
Lorsque l’on s’intéresse au cas du webdocumentaire Une nuit au Mans, réalisé en 2016, on comprend à quel point la dimension visuelle est essentielle pour l’immersion du lecteur au cœur du documentaire : typographie stylisée, couleurs évoquant la nuit, barre de progression et éléments visuels en rapport avec l’univers de la course automobile, infographies reprenant les modèles de voitures… Tout est pensé pour plonger l’utilisateur dans le sujet et lui faire vivre les mêmes sensations qu’un spectateur sur place. « Ce reportage est très particulier car il a été réalisé en direct du Mans. On avait préparé des choses en amont, et on devait les compléter sur place. Le fait que ça soit en direct m’a donné envie de faire quelque chose de différent, de montrer qu’on était au cœur de l’évènement. Je m’inspire souvent du jeu vidéo, j’aime quand il y a un côté ludique et pouvoir explore la frontière entre le dessin et la photographie. Je suis très sensible à faire comprendre aux lecteurs nos intentions, à leur montrer ce que nous avons vécu. Pour les couleurs, je ne voulais pas quelque chose de trop agressif, je cherchais quelque chose de sulfureux, qui rappelle la nuit. J’ai imaginé une grille à remplir avant de partir, et une fois là-bas, les journalistes ont écrit leurs textes. Je travaillais aussi sur les photos prises en direct par le photographe ».

De nouveaux enjeux et problématiques

L’émergence du webdocumentaire et des défis qui entourent son format ont par la même occasion fait apparaître de nouveaux enjeux. Que ce soit sa capacité à s’adapter aux changements qui touchent l’écosystème des médias et les habitudes de consommation des lecteurs, les limites intrinsèques à son format ou encore dans les difficultés liées à chaque type de supports sur lesquels il se décline, le webdocumentaire fait face à de nouvelles problématiques qu’il doit prendre en compte s’il espère rendre son mode de lecture attractif et viable sur le long terme.
L’émergence du webdocumentaire a été permise par la découverte progressive des possibilités offertes par le support web, les évolutions techniques et la réception positive de ce type de format par le public. À une époque où chaque média s’applique à renouveler son offre éditoriale pour conserver son lectorat, le webdocumentaire a progressivement réussi à se faire une place aux yeux des utilisateurs à la recherche de nouveauté et d’innovation. Mais paradoxalement, ce qui a permis sa démocratisation pourrait tout aussi bien causer sa perte. Car si les créateurs de webdocumentaires ne veillent pas à faire évoluer sa forme pour qu’il reste dans l’air du temps, il pourrait vite tomber dans l’oubli. Rester attentif à l’évolution de l’écosystème des médias et aux tendances de consommation, à la demande du public et à ses critiques devient alors l’un des enjeux majeurs d’un format qui se base avant tout sur l’interactivité et l’expérience personnalisée qu’il offre à l’utilisateur. « Quand on a lancé le premier Explore, le pourcentage de lecteurs sur mobile était de 35%. Depuis, l’écosystème des médias a totalement changé, et on se retrouve aujourd’hui à 80% de lecteurs sur mobile pour 20% sur ordinateur. On s’est rendu compte que le format que l’on proposait sur desktop n’était plus adapté, ce qui nous a poussé à lancer un nouveau format d’Explore spécialement pour mobile. Il est important de toujours mener une réflexion en amont pour comprendre comment le public peut recevoir un nouveau format », souligne Aurélien Delfosse. Dans le cas de l’équipe Explore, l’accent a été mi dès le départ sur l’évolutivité de celui-ci, afin qu’il puisse s’adapter sur le long terme. En 2017, le service décide ainsi d’inaugurer ce nouveau format spécialement conçu pour l’expérience mobile, avec un reportage intitulé La fille qui avait un petit moteur dans son vélo. Ce nouveau type d’Explore, à la présentation horizontale, démontre comment l’innovation passe aussi par l’adaptabilité et la prise en main du contenu. Un format qui a nécessité de nombreuses améliorations et ajustements avant de rendre la lecture réellement optimale, explique Raphaël Bonan.
« On voulait que le rendu visuel soit beau sur ordinateur mais aussi adapté à la lecture sur mobile. On a commencé par réaliser quelques maquettes pour se rendre compte des cas de figure qui pouvaient se présenter. Ensuite, il y a eu la contrainte technique quand on a soumis l’idée au développeur. On avait l’idée visuelle, mais cela devait être faisable pour lui de rendre le reportage interactif. Il y a eu tout un cheminement entre nos idées et l’application technique. On a modifié plusieurs fois l’Explore horizontal, en l’utilisant et avec les retours des utilisateurs. Par exemple, on a ajouté une timeline en dessous des Explore suivants pour rendre la navigation plus pratique. On essaie toujours de rester assez critique envers notre travail, de prendre en compte au maximum l’avis des utilisateurs pour rendre nos contenus toujours plus intuitifs. On est aussi ouvert à tout ce qui se fait à l’extérieur, comme les stories sur Snapchat et Instagram qui nous ont donné l’idée de les utiliser aussi dans nos Explore. Il y a bien sûr la contrainte technique, comme assurer la lisibilité sur tous les types de téléphones, en fonction des ratios d’écrans par exemple ».
Le défi est permanent : encore aujourd’hui, les journalistes du service réfléchissent constamment à la manière dont ils peuvent faire évoluer les Explore afin qu’ils conservent leur attractivité et leur facilité d’utilisation. « Mon obsession, c’est de réussir à exploiter au maximum le potentiel de ce format. Par exemple, je vais intégrer des podcasts dans le prochain Explore parce que je souhaite que les gens puissent vivre par eux-mêmes les interviews que j’ai réalisé. C’était pareil il y a plusieurs années, quand on a lancé le premier Explore sous forme de stories. En observant Instagram et Snapchat, on s’est rendu compte que c’était une navigation très intéressante pour raconter des histoires. C’était intuitif, comme tourner les pages d’un livre. C’est essentiel de réussir à identifier son propre potentiel et d’essayer de le faire converger vers les usages des lecteurs. C’est comme cela que l’on parvient à faire évoluer notre format ».
Les Explore se déclinent à présent en deux formats distincts, les longs formats et les documentaires vidéos, qui possèdent chacun leurs caractéristiques et répondent à des règles propres. De par sa nature moins interactive, le format vidéo n’a lui pas connu de réels problèmes d’adaptation pour la lecture du mobile. C’est surtout les longs formats, dont l’interactivité est la clé de voûte, qui sont passés par de nombreux changements. Ainsi, les évolutions n’ont pas été uniquement d’ordre technique : le système narratif et l’écriture ont également dû s’adapter aux smartphones et tablettes pour ne pas rebuter les utilisateurs. « Le format téléphone, qui fonctionne avec des sortes de stories, exige une forme d’écriture totalement distincte. Il faut que chacune d’entre elles soit presque une petite histoire en elle-même. Les contraintes d’écriture sont très différentes du format vertical, qui est souvent très long et peut aller jusqu’à 50 000 signes », précise Rémy Fière. Pour Aurélien Delfosse, c’est d’ailleurs dans la nécessité d’adapter l’écriture que réside la différence majeure avec l’ancienne forme des Explore. « Pour la première fois le format s’imposait au texte, et non l’inverse. Le fait de ne plus scroller mais de devoir changer de slide pour lire la suite du reportage nous a obligé à écrire des textes courts et autonomes, pour ne pas compliquer la compréhension du récit. En plus de cela, des animations et des infographies venaient s’insérer entres les textes pour rendre le tout plus vivant. C’est aussi parfois un peu pour la narration, ce qui est pour moi l’une des faiblesses de ce format ». En outre, le processus créatif en lui-même doit tenir compte du rendu sur les deux types de supports, afin que l’univers graphique et les animations soient correctement visibles à la fois sur ordinateur mais aussi sur smartphones. Tout l’enjeu de chaque nouvel Explore est donc d’essayer de proposer une expérience narrative et visuelle qui soit interactive et facile à utiliser sur différents types d’écrans.
Les Explore se heurtent aussi à des limites qui sont intrinsèques à leur choix de format et de production. Avec une réalisation plus étalée dans le temps, qui cherche à donner vie à des contenus riches, fouillés et travaillés en profondeur, les Explore placent la qualité de leurs récits au premier plan. Mais ce temps de production, voulu comme un gage de qualité, peut se révéler être à double tranchant. Les Explore nécessitent en effet d’être prévus longtemps à l’avance et rendent donc impossibles à traiter des évènements qui s’inscrivent dans l’actualité immédiate. Ce problème de réactivité, couplé à des contraintes de droits d’images contournées par la création de visuels et d’animations ou encore des contraintes de moyens humains constituent les principaux obstacles à l’évolution des Explore. « Nous sommes principalement confrontés à des problématiques liées aux vidéos. Comme nous ne sommes pas une chaîne de télévision et que nous ne possédons pas de droits majeurs, nous sommes forcément limités. Par exemple, pour acquérir une minute de vidéo d’un évènement aux Jeux Olympiques, il faut payer environ 3000 euros. Explore est une toute petite structure, le budget alloué à nos documentaires vidéo ne doit pas dépasser 15 000 euros. Au contraire, la chaîne ESPN aux États-Unis est première sur le sport, sur internet et sur la diffusion TV. Ils possèdent déjà tous les droits. Nous ne pouvons donc pas nous aventurer sur tous les terrains, ce qui nous pousse souvent à être inventifs pour contourner ces limites, comme redessiner des scènes de buts ou des combats de boxe. La deuxième limite est humaine. Nous sommes seulement quatre dans le service, dont deux reporters, et nous collaborons en plus à la version magazine du journal. Nous travaillons certes sur l’actualité froide, mais avec peu de moyens humains. Cela nous limite déjà beaucoup, même avec davantage de temps pour réaliser nos sujets », souligne Aurélien Delfosse. À ces obstacles financiers et humains s’ajoutait, pour bon nombre de médias au début du phénomène, la priorisation de la version papier aux dépens des contenus publiés sur le web, reléguant la production de webdocumentaire au second plan. Depuis maintenant plusieurs années, celle-ci occupe désormais une place beaucoup plus importante aux yeux des médias se voulant innovants et cherchant à diversifier leur offre de contenus. Dans la plupart des cas, des équipes exclusivement consacrées à ce genre de productions ont d’ailleurs été mises en place, à l’image de l’Équipe Explore et de nombreux autres grands médias.
Les discours d’escorte du webdocumentaire véhiculent l’idée selon laquelle ces « nouvelles » productions des médias offriraient de « nouveaux » publics et de « nouveaux » marchés. C’est ainsi que des médias (tels Le Monde.fr et Arte.tv) se sont dotés, dans le temps d’équipes internes qui elles, semblent se stabiliser. Le pôle web d’Arte est en effet composé d’un service de production de programmes web soutenu et alimenté par une équipe qui travaille sur les réseaux sociaux, l’accompagnement technique et fonctionnel, mais aussi sur la partie administrative. Les missions du pôle web sont d’« accompagner sur les médias numériques, les programmes d’Arte, mais aussi d’amener le spectateur vers l’antenne et la télévision de rattrapage, mais encore de réaliser des productions web et des applications » (responsable des webproductions et projets transmédia chez Arte). Les programmes web viennent essentiellement du pôle web même s’ils peuvent venir aussi d’autres unités éditoriales telles que l’unité fiction, l’unité reportage, l’unité radio, etc. Ici ce sont des « stratégies de transversalité entre les équipes web et les équipes des programmes traditionnels » qui sont mises en œuvre (responsable des webproductions et projets transmédia chez Arte).12 Comme évoqué plus haut, la réactivité de ce type de format est également un problème majeur si l’on envisage sa capacité d’évolution dans le temps ou sa couverture de l’actualité. La réalisation de l’Explore Une nuit au Mans illustre bien la difficulté d’adapter le format du webdocumentaire au court terme, selon Aurélien Delfosse. « Un Explore prend environ 2 mois à être réalisé, ce qui pose un problème de réactivité et nous oblige à prévoir les sujets longtemps à l’avance. Pour moi, c’est très limitant car je pense qu’Explore pourrait s’adapter à des sujets d’actualité, à travers un format live par exemple. C’est l’histoire du crash de l’avion d’une équipe de football brésilienne qui m’a donné cette idée. Je trouvais que cela correspondait aux histoires qu’on racontait et qu’il y avait quelque chose à faire. D’où l’idée de réaliser l’Explore sur les 24h du Mans en direct de la course, pour voir si nous étions capables de relever le défi et de le publier très rapidement. Le problème principal, c’est que le développement met beaucoup de temps à être réalisé ». Le temps de postproduction, généralement important dans la réalisation d’un webdocumentaire, est en effet l’impasse principale que rencontre le service quand il s’agit d’améliorer la réactivité du format. La multiplication des supports oblige les développeurs à s’assurer de la compatibilité des visuels et des animations proposées sur tous les types de mobiles. « Nous devons avant tout nous assurer que les animations fonctionnent sur tous les formats. Avant, je réalisais les animations sur un logiciel interactif, mais ce n’est plus le cas maintenant car cela ne fonctionne pas sur certains mobiles et cela empêche les développeurs de les mettre en place. C’est ensuite au développeur de le rendre compatible au support desktop. La création des animations peut, elle, s’étendre de 2 heures jusqu’à 5 jours. Cela va de petits artifices simples pour interpeller l’œil, comme faire tourner une roue par exemple, à des choses plus complexes. Il faut aussi faire attention au poids, pour éviter que les chargements soient trop longs pour le lecteur », explique Hervé Ridoux. Prendre en compte la compatibilité sur les différents supports est donc un enjeu supplémentaire à prendre en compte lors de la phase de production.

Une nouvelle manière de penser et de concevoir le documentaire

La production de webdocumentaire permet aux médias de redéfinir certaines pratiques journalistiques en investissant un format plus libre et qui offre une plus grande marge de manœuvre. Véritable terrain d’expérimentation médiatique, il offre l’opportunité de tester de nouvelles manières de raconter, de présenter et de transmettre des informations tout en étant assez flexible pour y apporter corrections et améliorations. À travers la dimension interactive qu’il propose au lecteur, il permet aux médias de repenser leur relation avec le public, d’être plus à l’écoute de ses remarques et de mieux comprendre ses attentes. La finalité est ainsi double : chercher tout d’abord à perfectionner le travail journalistique proposé pour ensuite réussir à offrir au lecteur une expérience toujours plus directe et personnelle avec les sujets abordés.

Le webdocumentaire : un terrain d’expérimentation médiatique

De par sa forme et l’expérience qu’il propose au lecteur, le webdocumentaire est un « objet » difficile à définir. En construisant un ensemble cohérent dans lequel textes, images, vidéos, animations et sons servent le même objectif informatif et fonctionnent en interaction pour renforcer l’immersion de l’utilisateur, le webdocumentaire constitue un type de contenu à la croisée de différents genres. Il devient par la même occasion un formidable outil d’expérimentation, aussi bien d’un point de vue technique que dans l’interactivité qu’il établit avec son lectorat.
En définitive, les webdocumentaires favorisent moins la création de dispositifs hétérogènes de narration que l’exploration des pratiques médiatiques. En effet, la réalisation, la production et la diffusion des webdocumentaires permettent aux médias d’explorer et de se positionner par rapport à la concurrence, aux publics et aux autres métiers. Les webdocumentaires sont impulsés au sein de médias qui souhaitent innover, développer la création de dispositifs originaux et tester des projets, dans une démarche de « recherche et développement ». Il s’agit pour les médias concernés d’expérimenter des dispositifs innovants, par essais-erreurs et parfois échecs. Il est également question pour Le Monde.fr et Arte.tv de se positionner, sur le court terme, par rapport à la concurrence par des mécanismes de différenciation et de se repositionner sur le long terme, afin de se recentrer sur leur activité première en privilégiant des formats plus proches de leurs savoir-faire, en s’appuyant sur des professionnels internes (donc, en arrêtant d’externaliser la production) et en préférant des dispositifs plus simples, plus courts et moins interactifs. Dans le temps long, les webdocumentaires accompagnent la restructuration des médias et la réorganisation de ceux-ci en lien avec le numérique. Ils ne sont ainsi qu’une étape dans le processus évolutionnaire des webproductions réalisées, produites et diffusées par les médias. Leur caractère non stabilisé est souligné par les différentes appellations dont ils font l’objet : webdocumentaire, documentaire interactif, webproduction, expérience transmédia, etc. Il l’est aussi par les tentatives de « création » et d’« innovation » des médias en quête de reconnaissance. Malgré la faible audience réunie par ces productions, et leur standardisation progressive faute de moyens humains et matériels, les webdocumentaires témoignent d’un terrain d’expérimentation numérique pour les médias en termes de contenus, d’usages, mais aussi d’acteurs et de financements.
Dans le cas des Explore, cette expérimentation se traduit sous différentes formes : création d’un univers graphique (illustrations, visuels, animations, infographies etc.) et d’un style propre à partir de vidéos, travail d’animation et de sonorisation à partir de photographies, mise à contribution de l’utilisateur pour faire avancer le récit, demande de participation du lecteur par le biais de sondages intégrés dans la structure du récit, etc. La volonté est de sortir des sentiers battus, de tester de nouvelles manières de construire l’information pour comprendre ce qui marche et ne marche pas. « Nous voulions à tout prix éviter le diaporama de photos, ça n’aurait pas été intéressant. Nous avons aussi voulu explorer la frontière entre la vidéo et la photographie, mais pas simplement en animant une photographie. Notre objectif était que lecteur ne sache pas s’il regardait un film au ralenti ou une photo, sans que cela soit trop grossier ou évident. Nous aimons travailler avec ce genre de subtilités », explique Raphaël Bonan au sujet de l’Explore Une nuit au Mans.
D’autre part, le webdocumentaire est également l’occasion de briser les codes de la profession de journaliste et de se libérer de certaines contraintes. En intégrant une dimension narrative dans sa structure globale, le webdocumentaire permet au média qui le produit de proposer un contenu informatif moins « rigide » car réalisé dans une optique de récit et d’interactivité. De la même manière, dans le cas où il est cofinancé par plusieurs parties (sociétés de production audiovisuelle, sociétés spécialisées en interfaces comme Upian, soutien financier des régions ou d’institutions comme le Centre national du cinéma et de l’image animée, etc.), il permet aussi de s’affranchir de certains obstacles financiers qui pourraient limiter les ambitions créatrices de départ. Enfin, il est aussi un moyen de sortir d’un temps court pour pousser l’exploration d’un sujet au maximum. Les professionnels pointent enfin une forme d’indépendance et de liberté de création afin « de sortir des temps imposés pour leur réalisation et des temps de fabrication complètement délirants que l’industrie des médias exige d’eux », selon le propos d’un producteur. Les réalisateurs tentent de s’éloigner des standards télévisuels et les journalistes, des contraintes éditoriales des médias traditionnels. Comme l’indique un journaliste : « L’idée, c’est de casser les règles (même si j’ai un respect pour le métier : le reportage, l’enquête) : notamment les règles normatives mais aussi les règles sur les positions de journaliste, de producteur, etc. et être en adéquation avec son époque ». L’élaboration de webdocumentaires permettrait dès lors d’expérimenter avec de nouveaux modes de financement de projets car réalisés de manière indépendante, en dehors des contraintes éditoriales que lui imposerait un média ou une société de production.
En outre, le webdocumentaire est aussi un moyen d’explorer le concept d’interactivité et ses applications possibles au sein d’un récit à but informatif. Bruno Cailler et Céline Masoni Lacroix ont ainsi identifié différents types d’interactivité, tous rendus possibles grâce à la flexibilité de l’interface web et les innovations technologiques dans le domaine des contenus interactifs. Ils définissent tout d’abord « l’interactivité de sélection » qui repose sur « l’extension du choix dans le temps et l’espace », que ce soit à travers des boutons, des textes actifs, des directions à prendre dans un espace à explorer ou encore des requêtes à insérer dans un moteur de recherche. Ils évoquent ensuite « l’interactivité de construction » qui permet à l’utilisateur, avec des outils proposés à travers les fonctionnalités d’une interface créée dans ce but, d’« assembler, juxtaposer, décomposer des contenus au cours de sa lecture ». Cette seconde forme de l’interactivité permet ainsi au lecteur de constituer une lecture personnelle des contenus proposés. À travers la multitude d’interprétations d’un même contenu de la part des lecteurs, celle-ci aboutit à « l’interactivité de communication » et introduit « la notion d’échange et de collaboration entre l’internaute et une communauté plus large », d’autant plus présentes et facilitées à l’ère des réseaux sociaux. De plus, selon les auteurs, « cette forme d’interactivité conversante est sans doute transversale à toutes les formes de transmédia, -des plus promotionnelles à la fiction totale-, et les différencie en partie du multimédia et du cross média ».15 Ils rappellent également que dès 1999, Françoise Séguy avait mis en avant la différence entre ce qu’elle appelait « l’interactivité de structure » et « l’interactivité de surface ». La première se définit par les différents niveaux d’information au sein d’un contenu interactif qui « autorise de multiples parcours pour arriver à l’information sans rien figer, ni les étapes du cheminement, ni la répartition de l’information… ce qui implique un utilisateur vigilant, averti et informé […] ».16 La seconde établit une profondeur contextuelle d’information au niveau de l’écran, qui va du bouton actif jusqu’au multi-fenêtrage. Ainsi, l’expérimentation permise par le webdocumentaire, autant dans son processus de création et de production que dans sa structure, sa narration et son rapport à l’utilisateur en fait un objet extrêmement riche et complexe. Mais de contenu « multimédia » à contenu « transmédia », la frontière peut être fine.

Transformer le documentaire en une expérience personnelle

Nous avons vu que l’expérimentation permise par le webdocumentaire prend de multiples formes. Que ce soit en termes de narration, de construction, d’immersion ou encore d’interactivité, cette forme du documentaire permet de renouveler le genre et d’innover constamment dans un seul but : proposer une expérience unique sur tous les plans au lecteur. En effet, la volonté première du webdocumentaire est de redéfinir l’accès à l’information pour le transformer en une expérience personnelle à part entière.
Il convient tout d’abord d’établir la différence entre multimédia, cross média et transmédia afin de comprendre comment le webdocumentaire peut parvenir à dépasser le stade de simple contenu informatif. L’étude de Bruno Cailler et Céline Masoni Lacroix nous permet de comprendre les différences entre ces notions et les applications qu’elles recouvrent. Le multimédia, qui désigne l’utilisation interactive de plusieurs médias différents, a ainsi « ouvert la voie à une nouvelle forme d’intertextualité non plus transitoire, d’un média à un autre, mais cumulative, en inventant de nouveaux espaces et parcours et de nouvelles formes narratives ». En résumé, un contenu multimédia propose à l’utilisateur d’explorer un sujet à travers des données textuelles, iconographiques et sonores présentées sous différentes formes comme l’image fixe, la vidéo, les infographies etc. Le crossmédia est quant à lui une notion qui renvoie à la reproduction multi-supports (ordinateur, télévision, smartphones, tablettes etc.) d’un même contenu et renvoie ainsi à une pluritextualité. Enfin, le transmédia « définit la transtextualité en tant qu’expérimentation de nouvelles écritures basées sur la complétude narrative d’une exploration et d’un échange multi-support durable ». Le transmédia est donc l’idée selon laquelle l’utilisation de différents supports dans la construction d’un récit permet de renforcer sa richesse en créant des interactions entre ceux-ci tout en proposant une expérience homogène et cohérente. Tout comme le multimédia, le transmédia met en place « un parcours ou une possibilité de parcours » mais suggère aussi l’idée de co-création. Ainsi, selon les auteurs, la différence principale est que « l’instantanéité comme accès immédiat à toute information n’en est donc plus l’avantage interactif décisif. En revanche, l’accès non linéaire, permettant l’exploration du storyverse, s’y conjugue à la rétroaction, comme illustration du parcours déjà effectué proposée par le système ».17 Le plurimédia permet donc de découvrir et d’explorer le récit proposé de la manière souhaitée, ce qui renforce considérablement sa richesse et sa complexité. L’utilisateur contrôle son expérience et dirige ainsi l’exploration du contenu en question. Comme le souligne.
Olivier Aïm, « […], le transmédia est bien une théorie de la totalité : totalité des supports, totalité des appropriations diégétiques, totalité des regards. […] Remplaçant l’idée d’une œuvre qui synthétiserait toutes les formes artistiques, la « créativité » des industries narratives érige l’idéal d’une création partagée entre le pôle de la production et celui de la participation, envisagés comme une convergence « conversante »..
On remarque ainsi que l’interactivité et la relation du lecteur au texte sont au cœur de toute réflexion portant sur le webdocumentaire. C’est précisément ce que souligne Eric Zimmerman dans sa typologie en identifiant quatre modes distincts d’interaction entre l’utilisateur et le contenu qui lui est proposé :
– L’interactivité cognitive, ou la participation interprétative au texte, qui « engage une forme d’échange basé sur ce que lecteur apporte à un texte nécessairement ouvert à des interprétations ».
– L’interactivité fonctionnelle, ou la participation utilitaire au texte, qui « se base sur l’utilisation du dispositif textuel dans sa matérialité : la table des matières, l’index, mais aussi le design graphique des pages ou le poids d’un livre, par exemple, font partie de l’expérience de lecture (interactive) totale ».
– L’interactivité explicite, ou la participation aux choix et aux protocoles de conception d’un texte, le sens le plus fort de l’interactivité selon lui, et qui « s’applique à une lecture hypertextuelle à base de liens non linéaires, ou à l’immersion dans différents jeux de langage, etc ».
– La méta-interactivité, ou la participation culturelle au texte, particulièrement développée dans la culture fan, qui, en dehors de l’expérience d’un texte unique, « participe et diffuse massivement des mondes narratifs collectifs ».19 20
Dans le cadre d’un webdocumentaire, on comprend donc que le lecteur n’est pas seulement amené à interagir à l’intérieur du contenu mais également à avoir une influence extérieure sur celui-ci. L’Explore France 98 permet par exemple de souligner mis en ligne le 01 janvier 2017.
l’importance du rôle de l’utilisateur dans la construction d’un contenu à posteriori et comment il vient l’enrichir sur le long terme. C’est ce qu’explique en effet Thomas Deyriès, directeur de création au sein de la société de production interactive Upian : « Notre objectif principal était de réussir à raconter qu’au-delà d’une histoire sportive, la victoire des Bleus en 1998 était aussi une histoire collective pour tous les gens qui l’ont vécue, un moment spécial que les gens ont partagé. On voulait réussir à mettre en avant cette dimension, notamment par les questions posées aux internautes à la fin de chaque histoire où on leur demandait de nous raconter leurs souvenirs. Ils étaient ensuite intégrés dans les stories pour participer à la narration. Pour nous, la plus-value consistait à donner la parole aux gens ainsi qu’à mettre en avant cette dimension culturelle à travers des albums et des films de cette époque. Cela permettait d’utiliser la mémoire collective pour se reconnecter à ce moment précis ». Dès les premiers jours, plus de 300000 souvenirs, présentés sous forme de mini-sondages ponctuant le récit, ont ainsi été reçus par les créateurs. La dimension très personnelle de ce webdocumentaire, car appelant chaque lecteur à participer à sa construction, n’est d’ailleurs pas présente uniquement à travers ces souvenirs. L’ambiance globale de celui-ci est axée sur l’émotion du lecteur et vise à l’impliquer personnellement au cours d’un récit faisant appel à sa nostalgie. « Ce projet traitait également des souvenirs de cet évènement, qui sont différents pour chacun, et cela nous intéressait de travailler sur la puissance d’évocation de ce moment-là. Cela lui conférait une dimension plus onirique et esthétique », explique Thomas Deyriès au sujet des animations, mais également de la musique. « Nous avons mené une réflexion sur les storyboards de chaque épisode avec le sound designer, et à chaque fois nous nous sommes efforcés de trouver une identité sonore qui fonctionnait avec les moments de narration et correspondait aux émotions suscitées : le suspense, le doute, la joie… Les visuels étaient liés aux moments et soulignaient des évènements concrets, alors que les musiques évoquaient des ambiances qui permettaient de se plonger dans la narration. Dans un reportage interactif, les musiques permettent évidemment de renforcer l’immersion du lecteur. Elles sont à la fois l’illustration de ce qu’il se passe dans la narration et une dimension supplémentaire qui apporte des éléments émotionnels ».
Ainsi, en créant un webdocumentaire qui s’appuie sur un moment fort et les émotions des lecteurs, France 98 illustre comment le webdocumentaire amène à repenser et à reconcevoir le genre du documentaire, à lui conférer une nouvelle profondeur et à placer le lecteur plus que jamais au centre de l’information. « L’Équipe est un média d’information, mais aussi un média de l’émotion. Ces reportages permettent de renforcer l’immersion et de véhiculer des émotions, de travailler sur la profondeur du travail journalistique, de s’intéresser à une histoire et d’en explorer également la périphérie ».

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Table des matières

Introduction
I. L’Équipe : un média pionnier dans l’exploration du webdocumentaire dès 2013
A. La démocratisation du webdocumentaire au début des années 2010
B. L’Équipe Explore : le lancement d’un service consacré au long format
II. L’élaboration du webdocumentaire : un objet unique en son genre qui redéfinit la narration journalistique
A. Des contenus riches qui proposent une nouvelle expérience de lecture
B. De nouveaux enjeux et problématiques
III. Une nouvelle manière de penser et de concevoir le documentaire
A. Le webdocumentaire : un terrain d’expérimentation médiatique
B. Transformer le documentaire en une expérience personnelle
Conclusion
Bibliographie

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