Villes sud-africaines du modèle au terrain

L’Afrique du Sud est un lieu fort attirant et intrigant pour le géographe. Il y trouve des paysages superbes et variés, allant des plantations de canne à sucre autour de vieilles villes coloniales anglaises parsemées de temples hindous jusqu’aux hautes herbes du veld à perte de vue. Dans le Sud, il retrouve des paysages méditerranéens de vignes et de broussailles poussant sur des montagnes pierreuses. En même temps, il est en permanence désorienté : est-ce « l’Afrique » ? Les villes sud-africaines sont parmi les instruments les plus puissants de cette désorientation. Elles sont bâties à l’européenne, du centre-ville couvert de gratteciels aux banlieues pavillonnaires étalées sur des kilomètres carrés. Même les townships ont été construits sur ce modèle, modifié selon les critères de l’apartheid : une population jugée inférieure, avec des besoins différents de ceux des « civilisés » ; une population qu’il faut contrôler. Les villes sud-africaines n’ont pas cet aspect rural et bon enfant que d’autres métropoles d’Afrique noire maintiennent malgré la pauvreté. Les zones d’habitat informel, formées de cabanes de cartons et de tôle ondulée, sont les mêmes de Rio de Janeiro à Johannesburg : prolétaires de tous les pays. . . Le niveau des services urbains n’a que peu de choses en commun avec ce qui se passe sur le reste du continent, malgré les difficultés et le manque d’infrastructures dans les quartiers noirs. Les modes de vie, l’habillement, sont largement occidentalisés. Et cette désorientation n’est sans doute nulle part plus forte qu’au Cap, ville-mère de l’Afrique du Sud blanche, qui s’accroche à son européanité. Méditerranée anglophone et Afrique minoritaire, Cape Town est en même temps une ville schizophrène : les années de ségrégation ont adjoint à la ville blanche un Doppelgänger noir qu’elle s’efforce d’ignorer.

La géographie sud-africaine est en même temps fondamentalement marquée par l’idéologie. D’un côté, chaque lieu est empreint de significations politiques, chaque lieu est revendiqué férocement. Les cartes ne sont pas les mêmes : la toponymie diffère selon les interlocuteurs. Là aussi, le Doppelgänger existe : Johannesburg/Egoli/Gauteng, Cape Town/iKapa, Durban/Thekwini. Pour les Afrikaners, le territoire sud-africain a longtemps été la projection de la Terre promise (Houssay-Holzschuch, 1996 [64]). Pour les Noirs, c’est un territoire volé, défendu et revendiqué depuis des siècles, enfin à portée de main. Les lieux sudafricains sont donc porteurs de discours et exigent ainsi une géographie de la déconstruction, au sens post-moderne du terme. « L’apartheid se voit d’avion » disait il y a plusieurs années Michel Foucher [48]. Réciproquement, les idéologies sud-africaines ont longtemps été empreintes de territorialité : elles sont nées comme des discours sur le sol (Boden) et sur l’appartenance, sur le camp retranché (laager) définissant non seulement le Même et l’Autre, mais aussi le territoire, la frontière et l’extérieur.

Espaces, représentations, discours : de la pertinence de l’approche culturelle

L’approche culturelle connaît une renaissance certaine, à la fois au sein de la discipline géographique, dans les autres sciences sociales et dans les rapports entre la géographie et les autres sciences humaines (Claval, 1992 et 1995 [23, 22] ; Jackson, 1992 [67]). Ce renouveau bénéficie d’un contexte favorable, à plusieurs niveaux. D’une part, les sciences sociales dans leur ensemble redécouvrent l’importance des facteurs spatiaux, pour expliquer les comportements des hommes comme pour analyser les situations. À la suite des travaux d’Anthony Giddens [51], sociologues, anthropologues et psychologues se penchent sur l’espace. Les géographes apportent leurs compétences particulières et participent ainsi au développement de cette nouvelle approche.

D’autre part, les études culturelles semblaient n’être plus pertinentes du fait de l’uniformisation des comportements et de la mondialisation : les spécificités locales semblaient disparaître les unes après les autres. Mais les questions identitaires on —somme toute fort logiquement—resurgi avec force, faisant référence à des thèmes culturels et historiques pour se justifier. Devant l’explosion souvent violente de ces revendications, examiner le fait culturel, ses rapports avec l’espace, les identités et les discours est de première importance. Qu’est-ce que la culture ainsi envisagée ? Il ne s’agit évidemment pas de se restreindre aux productions artistiques, souvent élitistes, d’une société donnée. Pour bien comprendre la réalité sociale, il faut choisir une définition beaucoup plus globale. J’utiliserai ici celle donnée par Paul Claval dans La Géographie culturelle (1995) :

« La culture est la somme des comportements, des savoir-faire, des techniques, des connaissances et des valeurs accumulés par les individus durant leur vie et, à une autre échelle, par l’ensemble des groupes dont ils font partie. La culture est un héritage transmis d’une génération à la suivante. Elle a ses racines dans un passé lointain et qui plonge dans le territoire où ses morts sont ensevelis et où ses dieux se sont manifestés. Ce n’est pourtant pas un ensemble clos et figé de techniques et de comportements. Les contacts entre peuples de différentes cultures sont parfois conflictuels, mais ils constituent une source d’enrichissement mutuel. La culture se transforme aussi sous l’effet des initiatives ou des innovations qui fleurissent en son sein. » [22, p. 46] Des termes-clés pour une géographie culturelle appliquée au cas sud-africain apparaissent déjà dans cette définition. J’y reviendrai par la suite et dans l’ensemble de ce travail, mais je souhaite déjà les mentionner. Valeurs, histoire, territoire, rapport à l’Autre et sacré sont des thèmes fondamentaux. Entre une culture donnée et son espace s’établissent des rapports réciproques, souvent d’une très grande complexité. Bien au-delà des déterminismes un temps professés, la géographie culturelle examine ces rapports, ces influences croisées. Le milieu, avec ses atouts et ses contraintes contribue à donner ses caractéristiques à la société et les hommes, en retour, le modifient, le dessinent et l’interprètent. Le paysage est le résultat de ces relations. À ce titre, il révèle donc—partiellement—la culture et le passé d’un groupe. Le géographe culturel s’intéresse donc à ce paysage. Il l’analyse, cherche à comprendre sa formation et ses logiques contemporaines. En même temps, et cela est nécessaire, il doit intégrer l’aspect symbolique de ce paysage, le système de valeurs qu’il reflète et les discours qu’il engendre (Claval, 1995 [22, p. 263]). Cette approche est particulièrement féconde dans le cas de l’Afrique du Sud.

En effet, l’histoire particulière de ce pays a donné naissance à des paysages bien spécifiques. La confrontation entre Noirs et Blancs en compétition pour l’espace a débouché sur la suprématie blanche, systématisée par l’apartheid. La morphologie des villes sud-africaines vient tout droit de l’application coûte que coûte d’un système de valeurs. La force de l’idéologie a fait que là, plus qu’ailleurs, le paysage reflète les discours et les croyances passés. De plus, le paysage sud-africain a ceci d’exceptionnel qu’il est extrêmement rare dans le monde moderne de rencontrer une telle adéquation entre le visible et les représentations. En effet, ce sont les sociétés traditionnelles qui produisaient des paysages complexes, que le géographe ou l’ethnologue devaient lire à plusieurs niveaux : technique, social, politique, religieux et symbolique (Bonnemaison, 1986 [12]). Les espaces modernes sont en général fruits d’une logique purement utilitaire et sont donc monofonctionnels (Claval, 1995 [22, p. 267]). Les villes sud-africaines construites par la ségrégation et l’apartheid ne répondent pas à cette logique. Elles sont pourtant éminemment modernes, dans leurs racines idéologiques comme dans leur gestion autoritaire ou leur urbanisme de contrôle social (cf. infra ; Houssay-Holzschuch, 1996 [64]; Posel, 1991 [107]). L’idéologie y est inscrite dans l’espace. Pendant des décennies, les « races » définies par le gouvernement devaient habiter des quartiers déterminés, réservés à leur seul usage (cf. chapitre 5). Ces quartiers étaient séparés les uns des autres par des zones-tampons non constructibles, d’une centaine de mètres de large, souvent renforcées par des obstacles, naturels ou anthropiques : une rivière, un escarpement, une zone industrielle, un axe de transport. Ces zones tampons strient la ville sud-africaine et l’atomisent. Elles sont de purs produits de l’idéologie de séparation des races. De plus, l’inertie de l’espace est telle qu’elles contribueront à former le paysage pendant des années. La construction des quartiers résidentiels reflète également le système de valeurs de la classe dominante blanche : la densité des infrastructures varie selon la race des résidents; la qualité et la diversité du bâti aussi. Pour ses habitants, la ville de l’apartheid est donc avant tout un espace imposé et dessiné selon des lignes idéologiques. En même temps, la population a perverti ces espaces : ces lieux imposés sont devenus des lieux assumés,  revendiqués. Ils participent pleinement à la formation des identités locales. J’en donnerai ici deux exemples. Les zones tampons sont ainsi l’une des manifestations paysagères de l’apartheid. Pourtant, dans le township noir de Gugulethu au Cap, les habitants sont souvent parvenus à les tourner à leur avantage, voire à les utiliser pour préserver  leur identité et leur dignité d’Africains. C’est là que des squatters à qui les autorités n’accordaient pas de logements sont venus s’installer. C’est là et dans la réserve naturelle voisine que les guérisseurs traditionnels viennent ramasser des simples. Enfin et surtout, cet espace est utilisé pour maintenir une tradition fondatrice de l’identité et de la culture des Xhosa qui habitent à Gugulethu : l’initiation. Cette zone non construite en ce qui concerne la majorité de sa surface est conceptuellement assimilée à la « brousse » dans laquelle les jeunes garçons se retirent traditionnellement pour être circoncis, instruits dans les traditions et devenir des hommes. La circoncision est vue encore aujourd’hui comme une institution fondamentale, une condition pour « être xhosa ». Ainsi, de petites huttes rondes fleurissent chaque année dans la zone tampon, prouvant la résistance et l’adaptation des habitants de Gugulethu.

Mamelodi est le principal quartier noir de Pretoria. Comme beaucoup d’autres townships, on ne peut y accéder que par quelques rares issues, longtemps surveillées par les forces de l’ordre. Cette zone de contrôle et de conflits—de nombreuses manifestations y ont eu lieu—est aujourd’hui transformée : par son aménagement et sa décoration, elle exprime une prise de position politique. Au centre, un monument commémore Solomon Mahlangu, soldat de la branche armée de l’ANC, tombé sous les coups de la répression, ainsi que d’autres victimes. Une figure humaine armée se dresse, défiante, face à Pretoria. Sa poitrine est percée d’un trou, évoquant les balles responsables de sa mort .

Villes sud-africaines : du modèle au terrain

L’histoire des villes sud-africaines mêle ségrégation et résistance, application brutale des idéologies raciales et poches de mixité (Houssay-Holzschuch, 1996 [64] ; Lemon, 1991 [81]; Smith, 1992 [126]). Les villes actuelles ont été fondées par les colons blancs : même si une certaine tradition urbaine existait à l’époque pré-coloniale, notamment sur les hauts plateaux, Durban, Johannesburg, Bloemfontein, Kimberley, etc. sont des créations relativement récentes. D’emblée, ces villes ont été vues comme le domaine réservé de l’homme blanc même si le besoin de main d’œuvre à bon marché ouvre les villes aux Noirs. Ce paradoxe de leur présence non souhaitée, mais nécessaire, va déboucher sur les premières lois de contrôle de la population africaine et sur les premières formes spatiales ségrégatives originales des villes sud-africaines. À la suite de Ron Davies (1981 [33]), on peut distinguer grossièrement trois phases dans la construction des villes sud-africaines. La première, dite phase coloniale, va de l’arrivée des colons blancs en 1652 au Cap aux premières années de l’Union. Elle est caractérisée par une ségrégation de facto mais incomplète et, dans la majeure partie des cas, non inscrite dans un cadre législatif. La fin de cette période est marquée par la Révolution minière—la découverte de mines de diamants et d’or à Kimberley, puis à Johannesburg—et l’industrialisation du pays. Le contrôle de la main-d’œuvre noire devient alors indispensable et l’on élabore les premiers compounds, casernes ouvrières dont le plan même est dessiné à de telles fins (cf. page 94). La seconde phase, ségrégative, concerne la première moitié du XXe siècle. L’adoption du Native (Urban Areas) Act en 1923 caractérise bien les progrès de l’idée de ségrégation (cf. page 118) : elle devient consciente, volontaire, voire volontariste. Cependant, elle concerne surtout les Noirs : Métis et Indiens sont moins touchés. De plus, des zones mixtes subsistent. La troisième phase concerne l’apartheid proprement dit et débute en 1948, avec l’arrivée au pouvoir du Parti national et sa législation. On retiendra en particulier le Group Areas Act de 1950. La séparation des races devient le premier objectif du gouvernement et il met en place un véritable système législatif pour y parvenir. C’est là que les villes sud-africaines deviennent originales dans leur forme, portant l’empreinte d’une idéologie appliquée coûte que coûte. Cette phase se terminera au début des années 1990, avec l’abolition de la législation d’apartheid et les premières élections démocratiques d’avril 1994.

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Table des matières

1 Introduction
1.1 Espaces, représentations, discours
1.2 Villes sud-africaines : du modèle au terrain
1.3 Méthodologie
1.3.1 Remarques sur l’utilisation des statistiques
1.3.2 Questionnaires d’enquête, cartes mentales et entretiens : sources
1.4 Plan
2 De la colonisation à la fin de l’apartheid
2.1 La mise au point de l’apartheid
2.1.1 La victoire des nationalistes
2.1.2 La législation d’apartheid
2.2 La résistance des Noirs
2.2.1 Les débuts d’une résistance politique
2.2.2 La résistance noire, de 1912 aux années 1980
2.3 1985-1994 : état d’urgence et négociations
2.3.1 La crise du début des années 1980
2.3.2 L’insurrection
2.3.3 Les négociations
2.3.4 Les élections
2.4 Le gouvernement Mandela
2.4.1 Le Programme de Reconstruction et de Développement (RDP)
2.4.2 Créer la démocratie
2.4.3 La fin de l’état de grâce
3 Mother City
3.1 La haie d’amandes amères
3.1.1 Une station de ravitaillement
3.1.2 Het Vlek—Kaapstadt : du hameau à la ville
3.2 Taverne des mers et glaive impérial
3.2.1 La route des Indes
3.2.2 L’influence britannique
3.2.3 Différentiation sociale et fonctionnelle
3.2.4 Conclusion
3.3 La révolution minière
3.3.1 Or, diamants et prospérité
3.3.2 Fin de l’idéal assimilationiste
3.3.3 La croissance urbaine
4 La mise en place de la ségrégation
4.1 Les Africains au Cap avant 1901
4.1.1 Les premiers arrivants : aventuriers et prisonniers
4.1.2 Une petite communauté mfengu
4.1.3 Attirer la main-d’œuvre
4.1.4 Le problème cafre
4.2 Le syndrome sanitaire
4.2.1 La ville et le sauvage à l’ère victorienne
4.2.2 Modèles invoqués
4.2.3 La peste de 1901 au Cap
4.3 Les principes planificateurs
4.3.1 Les recommandations
4.3.2 Principes d’administration
4.3.3 Le parc de logements
4.4 Ndabeni, 1901-1936
4.5 La vie à Ndabeni
4.5.1 Histoires
4.5.2 Le commerce
4.5.3 Shebeens
4.5.4 Éducation et religion
4.5.5 Stratification sociale
4.6 Résistance
4.6.1 Non-payement des loyers
4.6.2 Résistances ponctuelles
4.6.3 Destruction de Ndabeni
5 Conclusion

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