Le spectateur en mouvement

La forme « festival » à l’épreuve du régime numérique

Une terminologie en mutation
Dans la mesure où, comme nous l’avons vu, les dispositifs numériques ont rendu plus floues les limites attribuées tant à l’expérience cinématographique qu’à l’expérience festivalière, on peut aujourd’hui se demander en quoi les caractéristiques attribuées à la terminologie « festival » ont évolué. Si l’objet change, l’univers rhétorique et symbolique qui l’entoure change nécessairement à son tour. Qu’est‐ce qui peut aujourd’hui, en contexte numérique, être considéré comme relevant de la forme « festival » et quels rapports cela implique‐t‐il aux hybridations des diverses formes d’espaces dans lesquelles l’entité festivalière est censée se déployer ? Reste ainsi à saisir quels sont les enjeux et perspectives de cette évolution. Etudier les enjeux des dispositifs numériques aujourd’hui nous conduit à identifier quelques impasses théoriques importantes faisant « obstacle » à une vision traditionnelle de la catégorie festivalière. Comme nous l’avons vu, cette recherche interroge les évolutions en régime numérique de l’être ensemble cinématographique et festivalier : ses perspectives, restructurations, significations et limites. L’usage croissant des dispositifs numériques de diffusion et de communication conduit les individus à questionner et redéfinir leur rapport aux autres, aux différents types d’espace mais également aux différents types de temporalité qu’il peut expérimenter. Dans le cadre d’une activité cinématographique, nous pouvons notamment mentionner à titre d’exemple la distinction qu’opère Emmanuel Ethis, dans son ouvrage Les spectateurs du temps. Pour une sociologie de la réception du cinéma, entre la temporalité sociale du spectateur et la temporalité écranique qu’il expérimente au contact de l’œuvre. Nous émettons ici l’hypothèse que les usages individuels instaurés par les dispositifs numériques opèrent un impact sur le ressenti de ces temporalités. Si une distinction notable demeure entre les deux – le rituel cinématographique opérant chez le spectateur une rupture multidimensionnelle avec le quotidien que Laurent Fleury nomme « effet de distanciation » (2005, p. 133), chacune se trouve complexifiée. En effet, comme nous l’avons vu à travers le concept du paradigme de la mobilité, les usages des outils numériques entrainent chez les individus une restructuration de leur gestion du temps social. Or, il semble pertinent d’imaginer qu’une restructuration des modes de gestion effectifs des temporalités modifie, tendanciellement, la sensation attachée à ces temporalités. Le temps écranique, tel que décrit par Emmanuel Ethis, est avant tout un temps ressenti. Il n’est donc pas irréaliste de postuler qu’une évolution des ressentis attachés aux temporalités sociales auront un impact indirect sur le temps écranique perçu dans le cadre de la projection. Cette problématique de l’évolution des temporalités de l’expérience cinématographique en régime numérique, si elle ne constitue pas le cœur de notre recherche et devra faire l’objet d’enquêtes ultérieures, participe toutefois à nous mener à une interrogation plus large. Comment les évolutions effectives de nos rapports aux temporalités, espaces et autres individus conduisent à remettre en question l’être ensemble festivalier ? Nous trouvons une illustration pertinente de ce questionnement à travers la notion de festival online, qui constitue la forme la plus poussée et « extrême » de notre problématique de départ. Un festival online, c’est à dire basé sur le principe de la dématérialisation des supports collectifs de diffusion, implique une dissolution de l’espace‐temps festivalier traditionnel. L’être ensemble festivalier se trouve alors déplacé vers un espace qui n’est pas physiquement identifiable Il convient de remarquer que les terminologies « festival online » et « festival dématérialisé » sont, au final, des abus de langage dans la mesure où ils nient la possibilité d’une quelconque incarnation des spectateurs. Or, la dimension d’incarnation ne saurait être exclue : même dans le cas d’un festival online, le spectateur évolue physiquement dans un espace de diffusion. La différence est que cet espace relève désormais de logiques privées ou semi‐privées. Il serait heuristique de se pencher sur l’aménagement de ces lieux de diffusion, conditionnés par l’individu lui‐même. Peut‐on y déceler une reproduction de codes rituels festivaliers ou d’une temporalité spécifique dans le rythme de visionnage ? Nous avons dit plus haut que l’être ensemble festivalier est alors censé, dans le cas d’un festival online, se déployer dans un espace dématérialisé, mais cette affirmation n’est pas tout à fait exacte. L’espace de diffusion recréé par l’individu n’est pas nécessairement un espace marqué par une solitude spectatorielle. Nous nous trouvons ici dans une logique proche, au niveau du dispositif du moins, des espaces semi‐privés tels que décrits par Sylvie Thouard. Les espaces en question ne se posent pas en alternative à un modèle dominant de l’industrie cinématographique, car ils s’inscrivent dans une extension de l’institution festivalière. En revanche, il est possible pour les individus de créer une extension du collectif festivalier dans le cadre de leur sphère privée. Si un festival exclusivement online suppose une absence d’espaces de diffusion publics officiels comme des salles de cinéma, on peut imaginer que certains espaces, partant d’une initiative privée, poussent cette logique semi‐privée plus loin encore en établissant des dispositifs de visionnage dans des lieux a priori peu adaptés à la diffusion cinématographique, tels des bars ou des cafés. Nous nous trouvons, encore une fois, dans une zone floue a mi‐chemin entre la sphère du privé et celle du public, zone comme nous l’avons vu caractéristique des évolutions en régime numérique. Toutefois, il convient de se demander ce qui distingue ce type d’initiatives et dispositifs d’une simple expérience de visionnage collectif, de la même manière que l’on regarderait la retransmission d’un match de football ou celle d’un film sur une chaine de télévision. Qu’est‐ce qui va permettre à un individu de transcender cet aspect a priori prosaïque du visionnage et d’avoir la sensation de faire l’expérience d’un tout festivalier ? Plus que jamais, l’appartenance festivalière se déploie en régime numérique à travers un travail symbolique essentiel. Les types de symbolique traversant les formes festivalières dispersées ou dites « dématérialisées » relèvent‐ils de dynamiques similaires aux types de symboliques marquant les espaces temps festivaliers plus classiques, ou sont‐ils d’une nature résolument différente ? C’est cet aspect que nous analyserons spécifiquement à travers le cas du Festival de Kinotayo qui, s’il n’est pas un festival entièrement online, disperse les traditionnelles modalités d’appartenance festivalière. Les cas de festivals online non confidentiels, se déployant à un niveau national voire international, ont été, au moment de la mise en place et de la réalisation de cette enquête, rares voire inexistants. Or, un projet de festival exclusivement online de grande ampleur a été entrepris par l’organisme Unifrance – créé en 1949 et chargé de la promotion internationale du cinéma français – à un moment avancé de notre recherche : My French Film Festival, dont la première édition s’est déroulée du 14 au 29 Janvier 2011. Disponible en dix langues (allemand, anglais, arabe, espagnol, français, italien, japonais, portugais et russe), le festival permettait à des internautes du monde entier, moyennant différents types d’accès et de tarifs, d’accéder à toute une programmation – dix longs métrages et dix courts métrages français – et même de participer au palmarès. Ainsi, si un Prix de la presse internationale et un Prix des blogueurs étrangers étaient mis en place, un Prix des internautes l’était également, incitant chaque participant à voter pour récompenser ses deux œuvres favorites. Il est nécessaire d’indiquer que la première édition de My French Film Festival s’est produite à un moment beaucoup trop avancé de notre recherche pour pouvoir l’intégrer à nos protocoles d’enquête. Toutefois, même dans l’hypothèse où l’initiative d’Unifrance serait survenue plus tôt, l’intégrer comme terrain d’étude aurait nécessité un dispositif d’enquête radicalement différent de celui que nous avons mis en place. Ce dernier est basé sur des entités festivalières géographiquement identifiables, qu’elles soient homogènes ou dispersées. Il s’agit d’entités festivalières se situant à mi‐chemin entre l’espace‐temps festivalier dit « traditionnel » et la forme numérique « extrême » du festival online : c’est ce parti‐pris d’analyse qui nous a permis, en nous situant entre ces deux pôles dans des formes intermédiaires, d’interroger la thématique de l’hybridation en régime numérique qui nous intéresse ici. Notre manière d’interroger le concept de festival online dans le contexte spécifique de notre recherche relève d’une logique quelque peu différente. Nous traitons ce concept à la fois comme contextualisation théorique – comme nous le faisons maintenant afin d’interroger les évolutions terminologiques et symboliques de la forme festivalière – mais également comme perspective – comme nous le verrons plus tard à travers nos terrains d’enquête. L’idée d’un festival online se pose face aux festivals collectivement « incarnés » soit comme un substitut, soit comme une extension. L’imaginaire lié aux formes festivalières exclusivement numériques, résolument récentes, prend donc sa source dans des formes plus « classiques » qui font office d’étalons comparatifs. L’idée de festival online nous permettra alors d’interroger, plus que les pratiques effectives y étant attachées, cet imaginaire spectatoriel y étant lié. Il convient donc, dans la lignée des problématiques entourant le concept de festival online, de se demander ce qui fait la forme festivalière aujourd’hui. Nous trouvons, dans les apports théoriques d’Emmanuel Ethis et Damien Malinas, certaines caractéristiques fortes nous permettant de discerner ce qui fait festival ou non. « Il faut insister fortement sur ce rôle essentiel de la forme Festival lorsqu’elle est réussie – c’est à dire lorsqu’elle sait imposer une programmation originale dans un lieu propice à la faire vivre – crée véritablement un espace de confrontation qui rend possible les évaluations et les entre­évaluations des objets culturels par leur public. Une valeur culturelle doit être éprouvée par ceux qui la portent et la forme festivalière permet bien souvent cette épreuve. » (Ethis, 2003, p. 194) Nous avons vu que Michel de Certeau définit un espace avant tout comme un lieu pratiqué. Un questionnement découle de cette idée : il convient de se demander si l’espace virtuel d’interaction, sur lequel se déploie une part essentielle de l’existence collective d’un festival online, peut être considéré comme un lieu pratiqué. Nous postulerons ici que oui, dans la mesure où nous traitons la thématique des dispositifs de diffusion et de communication en partie comme une hybridation croissante des espaces, qu’ils soient publics, privés, physiques ou numérisés. Dans tous les cas, ils sont les prismes d’interactions et d’enjeux communicationnels importants. Ils s’avèrent ainsi être des espaces pratiqués. Emmanuel Ethis établit, dans le contexte de son analyse du public du Festival d’Avignon, une distinction notable entre voir une œuvre et découvrir une œuvre. L’idée de découverte, à son sens, prévaut dans la démarche festivalière, se démarquant ainsi d’une démarche de consommation plus prosaïque chez les spectateurs. La forme « festival » a ceci de spécifique qu’elle ne rejoint pas, dans sa dimension cinématographique, un simple visionnage collectif. « La forme festivalière n’a en cela rien à voir avec un équipement urbain culturel traditionnel » (Ethis, 2003, p. 193). Le concept de valeur culturelle éprouvée rejoint bien la notion de ressenti de l’expérience que nous avons évoqué précédemment, c’est à dire l’importance essentielle que la symbolique de l’être ensemble revêt dans la construction du tout festivalier, distinguant ce dernier d’autres formes d’expériences culturelles. Damien Malinas, dans son ouvrage Portrait des festivaliers d’Avignon : transmettre une fois ? Pour toujours ?, décrit la forme « festival » avant tout comme instrument de renouvellement des publics de la culture. La forme festivalière, si elle est spécifique, permet justement à travers cette spécificité de créer une médiation forte auprès de ses publics, irriguant indirectement à travers eux l’ensemble de la société et permettant aux individus de renouveler leurs manières d’appréhender la chose culturelle. C’est ce qu’Emmanuel Ethis décrit à travers son concept du « public médiateur » (2003, p. 194). Ces différentes réflexions sur la forme festivalière nous indiquent que son enjeu principal, en ce qui concerne ses évolutions hybrides en régime numérique, est plus que jamais symbolique. Sans ancrage matériel « classique », comment permettre, plus encore qu’un sentiment d’appartenance collectif, cette valeur ajoutée essentielle à l’existence de la forme festivalière ? Il est à noter qu’Emmanuel Ethis emploie ici la terminologie de lieu, connotant fortement la dimension physique, matérielle, servant d’ancrage à la forme festivalière dite « traditionnelle ». L’étude évoquée datant de 2003, nous nous situons alors dans un contexte antérieur au développement de dispositifs numériques suffisamment perfectionnés pour permettre à des formes aussi poussées que celle du festival online d’exister à grande échelle. Transposer cette vision de la forme « festival » propre à Emmanuel Ethis dans le contexte temporel de notre recherche nécessite d’invoquer non la notion de lieu, mais bien celle d’espace tel que nous l’avons vue à travers la définition de Michel de Certeau. L’ancrage matériel du festival – qu’il soit classique ou dispersé – et la symbolique collective qu’il déploie semblent alors inversement proportionnels. Plus un festival s’ancre dans un tout physiquement homogène et moins la symbolique qu’il déploie nécessitera d’être forte pour assurer le développement d’un sentiment d’appartenance chez les individus ; à l’inverse, moins l’espace collectif festivalier se fait physiquement tangible et plus la symbolique mise en œuvre nécessitera d’être forte afin de permettre ce ressenti individuel d’un tout festivalier porteur de sens. « Les festivals qui ont trouvé leur maturité, c’est à dire qui ont compris qu’ils se devaient de favoriser cette attitude du public, en réinventant sans cesse leur propre tradition, ont, de fait, un impact déterminant pour la démocratisation culturelle, une démocratisation aux effets indirects certes, mais une démocratisation durablement et puissamment portée par ceux qui participent à l’expérience festivalière auprès de tous ceux qui les entourent. » (Ethis, 2003, p. 194)
Des caractéristiques transversales
Nous avons vu, dans la partie précédente, que la forme festivalière diverge à de nombreux égards des traditionnels équipements urbains culturels. Le questionnement sera donc ici double. D’une part, en quoi le Marché du Film et le Festival de Kinotayo sont‐ils analysables comme s’inscrivant dans une forme « festival », le Marché du Film étant avant tout ancré dans une logique d’échanges économiques et le Festival de Kinotayo étant marqué par une dispersion de l’espace‐temps festivalier traditionnel ? Ces deux terrains remettent en question, chacun de leur manière, les acceptations dites « traditionnelles » de l’espace‐temps festivalier. D’autre part, après avoir établi cette spécificité dans l’analyse de nos terrains, est‐il possible de dépasser cette spécificité dans l’analyse de nos matériaux récoltés afin de viser à une certaine transversalité dans nos résultats ? Jean‐Louis Fabiani, dans son ouvrage L’éducation populaire et le théâtre. Le public d’Avignon en action, décrit la forme « festival » comme une forme de coprésence. Cette coprésence est avant tout celle d’œuvres artistiques et de modes de sociabilité spécifiques cristallisés autour de rituels de célébration. Toutefois, cette idée de coprésence peut, à un sens plus large, rejoindre la définition d’espace selon Michel de Certeau comme lieu pratiqué, et ainsi caractériser la forme festivalière comme un lieu collectivement pratiqué. Jean‐Louis Fabiani décrit également la forme festivalière comme un lieu ou se construisent, s’affirment et se confrontent les goûts culturels dans une interaction constante entre l’individuel et le collectif. « De la même façon, le Festival International du film de Cannes est censé réunir tous ses participants dans une communauté spectatorielle de pensée et de vision autour du cinéma ; pourtant, à bien y regarder, la mécanique même de la forme festivalière fait ressortir un rapport singulier au cinéma. » (Malinas & Zerbib, 2003, p. 69) La notion de festivalier apparaît, dans cette lumière, comme une antithèse de la dimension de passivité communément attribuée au consommateur. Le Marché du Film, comme son nom l’indique, s’inscrit pourtant dans une logique économique visant à alimenter un marché de consommation. Il est à mentionner, dans cette perspective, qu’une majorité des films disponibles dans l’enceinte du Marché et ouverts aux négociations relèvent de la catégorie des films de genre, ou plus exactement des films d’exploitation. Ce type de films, l’essentiel du temps, ne passe pas par le réseau de diffusion en salles et est directement pensé pour le marché vidéo : VHS, DVD, Blu‐Ray, location, etc. Produits afin de répondre précisément aux critères de différents marchés de niche au sein de la distribution cinématographique, ils se voient souvent refusé le statut d’œuvres artistiques. Il n’est pas question ici de s’aventurer dans une analyse légitimiste des genres cinématographiques et du statut des œuvres. Toutefois, il est nécessaire de garder à l’esprit que le Marché du Film s’inscrit dans une logique de marché cinématographique relevant d’une chaine industrielle très précise où la consommation des films est pensée comme plus importante et plus rapide que dans un circuit plus traditionnel tel que celui des salles. Peut‐on pour autant inscrire les usagers du Marché du Film, à qui s’intéresse notre recherche, comme relevant à un niveau individuel de cette logique de consommation ? Cela semblerait hautement inapproprié. Si les usagers participent à l’élaboration d’un réseau de consommation et participent à établir les fondements des modalités de cette consommation, ils s’inscrivent à titre individuel dans une démarche hautement réflexive. Pris dans une logique permanente d’échanges et de négociations, le Marché s’affirme comme une zone de débats et de construction de l’identité non pas à un niveau seulement individuel, mais également au niveau des institutions que représentent les usagers. Ces derniers, en outre, ne sauraient être considérés comme « simples » marchands. S’ils s’inscrivent dans une logique ouvertement marchande, il leur faut, pour constituer leurs choix, se baser sur leurs expériences de spectateurs et les contextualiser. C’est à travers cette démarche réflexive vis‐à‐vis de leur propre désir de spectateur qu’ils vont pouvoir opérer une projection de ce désir afin de tenter de saisir, modéliser et construire celui des autres spectateurs, qui pour leur part s’inscriront dans une démarche de consommation plus directe. En cela, les usagers semblent constituer des spectateurs‐médiateurs à la capacité réflexive accrue. Le Marché du Film, hors de ses espaces d’échanges, est d’ailleurs constellé de salles collectives de visionnage fonctionnant selon un planning préalablement constitué. Si l’offre de films présente dans l’enceinte du Marché ne correspond pas aux modes de constitution des sélections festivalières, il n’en demeure pas moins que les usagers sont des spectateurs mis face à un éventail d’œuvres filmiques et inscrits dans un espace prolongé de débat.

Quel dispositif à étudier ?

   Comment se déploie le dispositif du Marché du Film ? Il s’avère qu’il est avant tout marqué par plusieurs logiques complémentaires. Si l’essentiel de son espace, se déclinant sur trois étages dans le Palais des Festivals, est constellé de stands occupés par les différentes compagnies cinématographiques présentes, diverses salles de projection collectives sont également réparties – 34 lors de l’édition 2011, dont 14 proposant des modes numériques de diffusion permettant la projection en relief. Sont également disponibles divers espaces de détente, ainsi qu’une section nommée Short Film Corner, dédiée comme son nom l’indique aux débats et échanges autour de courts‐métrages. Cette section fait, à certains égards, office de marché au sein du marché, évoluant comme nous le verrons selon un mode de fonctionnement spécifique. Le Marché du Film est un espace qu’il s’avère nécessaire de mettre et remettre continuellement en perspective si l’on entreprend d’analyser les interactions se déroulant en son sein. En effet, en tant que premier marché cinématographique à l’échelle internationale, que ce soit pour asseoir symboliquement ce statut mais également afin de gérer efficacement l’énorme logistique nécessaire à son fonctionnement, il entreprend de mettre à disposition de ses usagers des dispositifs de pointe. Il s’avère donc être très réactif aux évolutions des outils numériques, qu’il intègre de manière renouvelée à chacune de ses éditions. L’analyse du rapport aux dispositifs de diffusion nécessite donc de la part de l’enquêteur, et ce particulièrement sur ce terrain, une vigilance constante à leur complexité évolutive. La complémentarité des dispositifs au sein du Marché, qu’ils soient dédiés au visionnage ou aux échanges inter‐individuels, est à étudier avec attention, d’autant que l’évolution des outils numériques utilisés et proposés aux usagers en son sein conduit à une complexification des modalités de communication et d’accès aux contenus. L’un des objectifs de l’enquête sur l’édition 2010 du Marché était, à ce titre, d’interroger le rapport que ses usagers entretiennent avec une plateforme numérique appelée Cinando.Cette plateforme, principale base de données professionnelle pour l’industrie du cinéma en Europe, fonctionne sur le mode d’un réseau social virtuel et constitue un outil essentiel pour tous les professionnels participant au Marché du Film. Cette plateforme entreprenait alors de mettre en place du système de visionnage en streaming, permettant de faire évoluer les modalités dites « traditionnelles » des échanges, basés jusque‐là avant tout sur des supports de diffusion matériels. Un an plus tard, la plateforme se dotait d’une nouvelle fonctionnalité nommée Catch up market screening on Cinando.com. Cette dernière complétait le dispositif déjà existant en y rajoutant une temporalité plus flexible des visionnages online, permettant ainsi une visibilité accrue des films mis en vente. L’analyse des interactions entre les dispositifs dits « classiques » et les évolutions des dispositifs numériques constitue donc un enjeu extrêmement important pour une entité telle que le Marché du Film. Dans quelle mesure une complémentarité entre l’existant –notamment les habitudes comportementales prises par les usagers au fil des années – et les évolutions – principalement numériques au moment de cette recherche – des outils et modalités d’échanges peut être atteinte ? Cette mise en questionnement des interactions entre facteurs de continuité et facteurs d’évolution, essentielle dans le cadre de toute analyse des enjeux des dispositifs numériques, s’est rapidement et naturellement imposée dans le cadre de notre étude du Marché du Film. Il s’agit ainsi de se demander si les dispositifs numériques et leurs évolutions constituent, pour les usagers et la manifestation, une extension ou un substitut des dispositifs leur préexistant. Il est primordial de saisir de quelle manière ce statut est accordé aux dispositifs numériques afin d’appréhender la réalité des pratiques et représentations individuelles se structurant autour.

Déléguer le pouvoir de séduction de l’œuvre

   Le Marché du Film de Cannes, envers complémentaire du Festival, est un lieu idéal pour observer, à travers la structuration des échanges entre usagers professionnels de l’industrie cinématographique, l’ambivalence du désir des spectateurs de cinéma. Ce désir est en effet fondé sur une double dynamique a priori contradictoire, constituant le fondement de l’expérience cinématographique : quelque part entre une immuabilité des repères et une recherche constante de l’innovation.

Un espace semi­public ou semi­privé ?

   Nous avons vu qu’au cœur de cette recherche se trouve la problématique de la restructuration et du floutage croissant, à travers l’évolution des pratiques des individus en régime numérique, de l’expérience et de l‘interaction entre la sphère collective et la sphère privé, donnant lieu à une remise en question de ce qui constitue la nature d’un espace public en régime numérique. Le Marché du Film, entité extrêmement perméable aux évolutions technologiques conditionnant pour une large part ce floutage des frontières entre dimensions publique et privée, constitue un terrain idéal pour interroger cette problématique. La complexité de la notion d’espace public n’est bien entendu pas une spécificité du régime numérique. Ainsi, selon Isaac Joseph et à l’envers de modes de pensée schématiques, « un espace public n’est pas nécessairement un espace collectif ou collectivement appropriable » (1993, p. 399). L’auteur distingue dans les espaces publics, marqués avant tout par des phénomènes de circulation et de communication, trois types d’espaces (1993, p. 398) :
1) Ce qu’on pourrait appeler des carrefours consacrés – par exemple la conjonction marché/souk dans le monde arabe, ou encore les abords d’un monument central ;
2) Des sites à palabre qui sont des substituts à l’espace de proximité perdu, des lieux de rendez­vous dans un espace urbain où le résidentiel a éclaté ;
3) Des zones qui sont souvent des lieux d’élection de populations marginales, mais qui peuvent être définies plus largement comme des espaces surdéterminés où se recouvrent des populations et des activités différentes, ces dernières étant licités ou illicites. Peut‐on, si l’on s’ancre dans la démarche d’interroger le Marché du Film de Cannes comme un espace public, l’identifier à l’un de ces types d’espace ? La segmentation opérée par Joseph s’avère rapidement restrictive, une telle démonstration en trois temps ne permettant en aucun cas de rendre compte de la complexité des différents espaces publics et ce, plus particulièrement encore en régime numérique. Le Marché du Film peut correspondre, dans ce schéma, à des éléments de chaque type d’espace : à la fois carrefour marchand international, lieu de débats ou la « palabre » conditionne la nature et des échanges, mais également espace « surdéterminé » où se concentre tout un pan « marginal » de production cinématographique perçu comme peu légitime. On le voit donc, la définition de Joseph s’avère largement insuffisante pour catégoriser ou même simplement appréhender l’entité que constitue le Marché

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Table des matières

INTRODUCTION
PARTIE 1 : CONTEXTUALISATION DE L’ÉTUDE
Chapitre 1 : les pratiques cinématographiques à l’ère numérique : quelle(s) réalité(s) ? 
1. Une « ère numérique » ?
2. Le « paradigme de la mobilité » : une problématique au centre de cette étude
3. L’éclatement des traditionnelles catégories du public et du privé : la problématique de l’hybridation
4. L’analyste et le piège du raccourci : la catégorie de la « nouveauté » et ses usages
La question d’une certaine production de sens via les relais médiatiques et les discours positivistes de la nouveauté
De la nécessité de dépasser les discours de la rupture : perspectives historiques de la 3D et cas de « l’ère numérique »
Le « nouveau spectateur » face à ses contradictions : de la nécessité pour l’analyste de privilégier le crochetage de serrure au bélier
5. Une expérience spectatorielle « numérisée » ?
Les technologies numériques de diffusion : une forme d’écriture aux caractéristiques spécifiques
Une esthétique numérique de diffusion ?
Hétérogénéité de l’expérience spectatorielle en contexte numérique
Les technologies numériques mobiles : le sédentarisme spectatoriel bouleversé
Une « anthropologie du spectateur » renouvelée ? Les reconfigurations de l’espace et de la temporalité des rituels sociaux en terrain festivalier
Chapitre 2 : approcher le terrain d’enquête
1. De la construction des objets étudiés
Le choix des dispositifs analysés : Le Marché du Film de Cannes et le Festival de Kinotayo
Construction de la méthodologie de recherche
2. La forme « festival » à l’épreuve du régime numérique
Une terminologie en mutation
Des caractéristiques transversales
3. Le Marché du Film de Cannes
Quel dispositif à étudier ?
Quelles caractéristiques du Marché du Film par rapport aux autres marchés cinématographiques ?
Appréhender le dématérialisé dans le contexte d’un espace festivalier spécifique : la complexification de l’expérience faite d’un espace ­temps
En quoi les usagers du Marché du Film, médiateurs/prescripteurs professionnels, sont­ils analysables en tant que spectateurs ?
Usagers du Marché du Film et réflexivité
4. Le Festival de Kinotayo
Quel dispositif à étudier ?
Le Festival de Kinotayo et les dispositifs de diffusion numérique, ou comment désenclaver l’expérience festivalière
Appréhender le dématérialisé dans le contexte d’espaces multiples : le dématérialisé complexifiant un espace ­temps
Approche d’un public « semi­dispersé » et d’expériences festivalières restructurées : une communauté interprétative au sens classique du terme ?
PARTIE 2 : L’ENQUÊTE ET SES DEUX VOLETS
Chapitre 3 : le spectateur en régime numérique face à l’espace‐temps festivalier : entre sphères collective et privée, quelles hybridations et évolutions de l’expérience festivalière ?
1. Présentation des protocoles d’enquête 2009, 2010 et 2011
2. Géographie du Marché du Film de Cannes
Les paliers d’intimité : les dispositifs permettant les relations inter­usagers et la construction de l’implication des spectateurs/acheteurs
Déléguer le pouvoir de séduction de l’œuvre
Un espace semi­public ou semi­privé ?
3. Usagers, vendeurs, acheteurs, médiateurs… Spectateurs
Le processus de choix des usagers/médiateurs : modalités et influences des dispositifs numériques
Les usagers du Marché du Film : du médiateur public au public médiateur
La question des « paliers de réception » chez les spectateurs­médiateurs professionnels
Exclusivité et valorisation
4. Les corps sauvages : le sédentarisme traditionnel de l’activité spectatorielle cinématographique à l’épreuve du paradigme de la mobilité
Cosmogonies spectatorielles numériques
Le « voir ensemble » individualisé : le cas du Short Film Corner
Spectateurs et reliance : la dimension symbolique élargie du « voir ensemble »
Quelle légitimité culturelle en régime numérique ?
Une co­construction complexifiée du pacte de réception : l’hypothèse d’un régime du « méta­spectateur »
5. La gestion du temps social spectatoriel au sein de l’espace­temps festivalier
La désynchronisation des rituels sociaux festivaliers
Des dimensions renouvelées insufflées dans la gestion du temps et l’évolution des significations y étant associées
6. Bilan de l’enquête cannoise et perspectives
Les modalités d’interaction du spectateur en régime numérique : idées reçues et perspectives
Une double dynamique : le floutage croissant des frontières spectatorielles et la personnalisation inédite des statuts individuels
Entre mobilité et sédentarisme de la projection cinématographique, entre sphères publique et privée : une réalité spectatorielle nuancée
Quelles limites aujourd’hui aux processus numériques de diffusion ?
Perspectives pour la forme « festival » : imaginaires et terminologies
Chapitre 4 : le spectateur face à l’espace‐temps festivalier en régime numérique : vers une reconfiguration de l’imaginaire festivalier ? 
1. Présentation des protocoles d’enquête 2009 et 2010
2. Des dispositifs numériques de diffusion complexifiés : reconfigurer l’espace
Le dispositif Smartjog : quel(s) usage(s) ?
Approche d’un processus de dispersion festivalière
Les espaces de Kinotayo
3. La forme « festival » à l’épreuve de la dématérialisation et de la dilatation de son espace­temps : le numérique comme substitut ou comme extension ?
Le « règne de la salle » ? Imaginaires de cinéma Vs imaginaires de rupture
Vers un spectateur online ?
L’incarnation de l’expérience spectatorielle : aspects irréductibles
4. Resynchroniser les rituels sociaux festivaliers : les technologies numériques comme créatrices de modalités renouvelées de l’être ensemble
Mettre en scène un rapport au numérique
Des imaginaires festivaliers en mouvement ?
L’appartenance festivalière : conscience spectatorielle et perspectives
Evolutions de l’activité spectatorielle en amont de l’expérience de l’œuvre : spectateurs et usages des hypermédias
Au­delà du « voir ensemble » : « expérimenter ensemble »
5. Bilan de l’enquête au Festival de Kinotayo et perspectives
Le rapport au réel : représentations diverses et évolutives
Une recréation sans cesse renouvelée du lien spectatoriel : un déplacement des frontières de l’expérience collective ?
Les reconfigurations des imaginaires festivaliers : horizons en régime numérique
CONCLUSION

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