Le secteur social face aux évolutions de la pratique 

LE SECTEUR SOCIAL FACE AUX ÉVOLUTIONS DE LA PRATIQUE

Dans le chapitre ci-dessus on a pu comprendre, grâce à différentes auteures, que le travail social est entré dans une période déstabilisante qui l’oblige à redéfinir sa pratique et ses fonctions. Voyons maintenant si mes différents interlocuteurs et interlocutrices observent ces changements et comment ils et elles traduisent les éventuelles pressions qui en découlent.
Léo, psychologue responsable thérapeutique, avance que même si le canton impose un certain nombre de choses et que cela engendre inévitablement des pressions, il ne conçoit pas un travail sans stress. De ce fait, il pense que même s’il n’y avait pas de facteurs extérieurs qui engendreraient des tensions, chaque individu se les infligerait intérieurement. Autrement dit, la façon de se positionner au quotidien ou comment on fait face aux exigences font que, selon lui, on assimile plus ou moins de pressions et donc qu’elles sont majoritairement intérieures.
Par ailleurs, Maria remarque effectivement des changements au niveau du fonctionnement de l’organisation au sein de laquelle elle travaille. D’une part, l’école de pédagogie curative fonctionnait pendant plusieurs années avec un seul directeur. Actuellement, l’organigramme s’est complexifié afin de répondre aux attentes de l’État, ce qui rend la communication entre les secteurs plus difficile. D’autre part, le personnel a lui aussi augmenté puisqu’aujourd’hui de plus en plus de monde choisit de travailler à temps partiel ce qui, encore une fois, complexifie la transmission d’informations. En définitive, même si elle perçoit encore peu de pressions dans son travail quotidien, elle sent que la direction est face à des exigences de plus en plus pointues et que cela rend parfois l’atmosphère tendue.
De son côté, Pierre qui est directeur se trouve depuis quelques années dans une situation inconfortable. Premièrement, en raison de son statut de directeur, il semble ressentir une forte pression au niveau des prestations à fournir, qui sont de plus en plus hautes par rapport aux moyens donnés. De plus, il doit également faire face à plusieurs demandes d’arrêts de travail de la part de ses employé·e·s ce qui, bien entendu, engendre pour lui des remises en question.
Parallèlement Sandra, qui est psychologue responsable pédagogique, dit percevoir des tensions sans pour autant que cela ait un impact sur son travail. Selon elle, la direction préserve suffisamment ses employé·e·s. Cependant, elle observe que plusieurs de ses collègues ont besoin de baisser leur pourcentage. Sandra souligne d’ailleurs que lorsque le personnel est réduit, le quotidien est plus difficile à gérer et que cela rend l’atmosphère néfaste pour l’équipe éducative et les résidentes. Toutefois, elle est d’avis que ressentir un peu de pression montre qu’il y a de l’intérêt pour le travail effectué et que c’est donc plutôt positif. Pour autant, bien entendu, que cela reste à une échelle convenable.
À la suite de ces propos, on remarque que ces pressions peuvent avoir des conséquences sur la dynamique d’équipe puisque, lorsque des personnes viennent à réduire leur pourcentage, l’atmosphère devient lourde.
Julie, éducatrice sociale auprès d’enfants en situation de handicap, trouve normal de ressentir une certaine pression. Selon elle, du moment qu’il y a un contrôle sur ce qui est fait, dès qu’on s’investit dans sa profession, cela suscite inévitablement des tensions. On retrouve donc le même point de vue que Léo. Toutefois, elle perçoit que la masse de travail augmente d’année en année et que la part administrative occupe une place toujours plus importante au sein de l’institution. En effet, elle mentionne que les employées fonctionnent en majorité avec des heures supplémentaires. Entre autres, à la suite de ces changements, elle a eu besoin de mettre une certaine distance dans son travail afin de se préserver au mieux des exigences imposées par la direction.
Encore une fois, on remarque que les tensions en elles-mêmes ne semblent pas poser de problèmes, c’est même un élément encourageant pour plusieurs de mes interlocuteurs et interlocutrices. Toutefois, lorsque l’intensité devient exagérée, le stress semble se transformer en énergie négative.
Anna, quant à elle, n’est pas toujours en accord avec les directives. Elles sont régulièrement opposées à ses valeurs, ce qui implique un certain malaise. Elle a également la sensation d’être de plus en plus surveillée dans son travail et de ce fait, elle ressent beaucoup de pressions. Elle a d’ailleurs vécu plusieurs conflits de valeurs qui l’ont poussée à passer du secteur scolaire à celui de l’internat, dans lequel elle se sent plus en accord.
À la suite de ces divers positionnements, on peut voir que selon l’endroit dans lequel les interlocuteurs et interlocutrices travaillent, ils/elles sont tous et toutes plus ou moins confronté·e·s aux changements qui s’opèrent au sein des institutions sociales. Selon leur statut ou leur implication dans l’institution, ils/elles sont plus ou moins touché·e·s par les exigences de l’État. Cependant, on ressent tout de même que chacun·e perçoit des éléments qui interfèrent plus ou moins dans leur pratique. Que ce soit des diminutions d’effectif, des changements complexes au niveau de l’organigramme, une masse de travail qui augmente ou encore des demandes opposées à des valeurs humanistes, on retrouve une évolution des pratiques. Ceci indique que peu importe à quel niveau, le travail social semble bel et bien subir des transformations, qu’elles soient fortement ou encore peu perçues par les différents acteurs et actrices sociales. En effet, même dans les cas où mes interlocuteurs et interlocutrices disaient ne pas ressentir de tensions venant de l’État ou du canton, ou du moins très peu, ils/elles perçoivent tous et toutes que de plus en plus de pressions reposent sur les épaules de la direction. On pourrait alors penser que la manière dont la hiérarchie fait face à ces exigences a une influence directe sur l’intensité avec laquelle les employé·e·s vont en ressentir l’impact.
Cela nous pousse à nous intéresser à la nature même de ces tensions qui proviendraient de l’idéologie gestionnaire. Qu’entend-on sous ce terme? Comment les travailleurs et travailleuses sociales, et par conséquent, la hiérarchie, compose-t-elle avec?

LES IDÉOLOGIES

Pour commencer, il faut savoir que l’idéologie est née d’une science qui avait pour but d’expliquer comment les idées naissent et se développent dans la tête des humains (Simon, 1950, p. 9).
Par la suite, elle a été définie comme un «ensemble plus ou moins systématisé de croyances, d’idées, de doctrines influant sur le comportement individuel ou collectif» (Le Petit Larousse illustré, 2013, p. 557). Par ailleurs, mes lectures reflètent très régulièrement que dans cette notion se trouve une sorte de relation de pouvoir. C’est l’image qu’une ou plusieurs personnes influentes se font de la réalité et qu’elles imposent aux autres. Ainsi, l’idéologie prend un sens pervers qui, au lieu de rassembler les humains, se transforme en dictature et fait place au désarroi.
En effet, l’idéologie a été perçue par certains comme une insulte, un mouvement révolutionnaire ou pour d’autres encore, comme une dictature. Néanmoins, les marxistes en ont fait un concept. Ils définissent l’idéologie comme étant un mouvement qui rassemble les mêmes croyances et d’une certaine manière, permet de défendre des idées bien précises. On pourrait alors penser que pour les marxistes, l’idéologie est un moyen d’unir des individus afin qu’ils luttent ensemble pour faire évoluer des situations injustes à leurs yeux, principalement la différence entre les classes sociales.
«L’idéologie rassemble les foules, les met en mouvement, mobilise leurs passions. […] l’idéologie est discours, écrits, doctrine, programme. […] l’idéologie est symbole, elle est signe de ralliement, elle est chant de lutte, de haine, d’espérance et de victoire. […] l’idéologie est mot d’ordre, appel au rassemblement et à l’union, désignation de l’adversaire, slogan longtemps répété et qui finit par faire partie de la réalité» (Simon, 1950, p. 8).
Voici comment les marxistes ont fait de l’idéologie un concept. On comprend bien leur idée de vouloir unir un peuple pour dénoncer l’injustice. En quelque sorte, pousser les hommes à se révolter contre des idées contraires aux valeurs humaines. Jusque-là, ce concept s’avère être un mouvement qui part d’une bonne intention. Pourtant, à force de chanter des slogans dénonciateurs, est-ce que cela n’encouragerait pas les humains à entrer dans une sorte de dictature? Effectivement, de chaque idéologie semble naître de petites dictatures qui, chacune à leur échelle, mettent le monde sous pression.
Pour mon travail, il est pertinent de s’intéresser à cette part malsaine de l’idéologie. En effet, que se passe-t-il lorsqu’elle devient folle (Simon, 1950, p. 9)? Et surtout, que se passe-t-il lorsque des gestionnaires proclamant des discours idéologiques sur la performance et l’efficacité décident de convertir les secteurs non marchands en entreprises performantes?

L’IDÉOLOGIE GESTIONNAIRE

Dans ses ouvrages, le sociologue De Gaulejac parle d’idéologie gestionnaire pour dénoncer le culte de la performance qui s’installe peu à peu dans le monde du social. L’auteur part du postulat que la gestion est pervertie en une idéologie, car on cherche à imposer à toute structure l’efficience et la performance, d’où le terme «idéologie gestionnaire».
Toutefois, tout comme le mot «idéologie», il est essentiel de commencer par définir la «gestion» à laquelle De Gaulejac fait allusion afin de comprendre dans sa totalité l’expression «idéologie gestionnaire».
«La gestion se présente comme pragmatique, un outil parfaitement neutre destiné à optimiser le fonctionnement des organisations. Nous avons besoin de la gestion pour organiser la production […]» (De Gaulejac, 2006, p. 30). En effet, la gestion n’est pas mauvaise en soi tant qu’elle vise à améliorer les conditions humaines et la vie sociale. Cependant, elle le devient quand elle applique des normes sans prendre en compte les conséquences qui vont en découler (De Gaulejac, 2009, p. 12). Dans notre cas, on pourrait dire que «la gestion se pervertit quand elle favorise une vision du monde dans laquelle l’humain devient une ressource au service de l’entreprise» (De Gaulejac, 2009, p. 67). À travers cette phrase, on peut saisir que la relation fondée entre l’employé·e et l’entreprise devient malsaine au moment où ce qui devient primordial est non plus de s’assurer du bien-être des travailleurs et travailleuses afin qu’ils/elles fassent un travail de qualité, mais uniquement qu’ils/elles deviennent performantes et efficaces. Le psychosociologue Loubat montre bien ce phénomène en définissant le management comme «l’art de mobiliser des énergies en vue d’atteindre un objectif […], l’art de faire réussir les entreprises humaines» (2006, p. 25).
En définitive, on peut alors penser que De Gaulejac a utilisé le terme idéologie, sous-entendu comme une dictature prônant l’efficacité, pour montrer que c’est le culte de la performance qui donne un sens péjoratif au mot gestion. En effet, cette idéologie managériale utilise la gestion pour faire circuler une représentation du monde qui met la société sous pression. Et, comme son emprise devient toujours plus grande, la gestion devient toujours plus perverse. Or, il est important de noter que la gestion en elle-même n’est pas mauvaise, mais que c’est la logique technocratique qui la pervertit.
Ainsi, l’idéologie gestionnaire baptisée ainsi par De Gaulejac traduit en somme cette tendance à vouloir que tout reflète la qualité, l’efficacité et la performance, peu importe si le domaine s’y prête. Dans le travail social, on pourrait dire que ce qui relèverait de la performance serait de «[…] rendre visible l’inhérente invisibilité de toute relation d’aide, c’est-à-dire à pouvoir objectiver la plus-value sociale de la relation d’aide» (Alix, 2012, p. 53). Ces propos montrent la difficulté à laquelle le monde social doit se confronter.
Après cet aperçu théorique sur la notion de l’idéologie gestionnaire, il est pertinent d’observer comment et de quelle manière ce terme apparaît dans le secteur social. Pour ce faire, intéressons-nous tout d’abord aux interprétations des professionnel·le·s du social face à cette démarche qualité.

LA PERFORMANCE SELON LES PROFESSIONELLES DU SOCIAL

Plus haut, chacun·e de mes interlocuteurs et interloctutrices a semblé évoquer la présence d’idéaux gestionnaires dans sa pratique. Cependant, selon leur statut, la manière dont l’institution fonctionne ou encore la manière dont la direction gère ces exigences, ils et elles ont tous et toutes une autre perception de l’idéologie gestionnaire.
Ainsi, ce chapitre nous permettra d’observer comment le monde du social nomme ces exigences, et également si elles sont les mêmes pour tous les professionnel·le·s de ce secteur.
J’ai souhaité structurer la suite de ce travail en rassemblant les perceptions de l’idéologie gestionnaire et de son impact selon les personnes interrogées en les présentant telles qu’elles m’ont été livrées. Tout au long de ce chapitre, je partagerai mes réflexions afin de nous aider à déceler les liens et les non-dits.
Voici comment les travailleurs et travailleuses sociales perçoivent l’idéologie gestionnaire:
«[…] une exigence très restrictive qui finalement est très limitante et limitative dans la manière d’effectuer son travail, comme quelque chose qui place une barre extrêmement haute et qui rend le quotidien stressant […] parce que finalement elle est tellement haute que, comme une idéologie, il y a un principe supérieur qu’on n’atteint jamais» (Léo).
«Cela vient d’un système bureaucratique que les États développent. Tout doit être mesurable, tout doit être justifiable» (Pierre).
«[…] une notion de rentabilité financière, de voir à quoi l’on sert finalement, qu’est-ce qu’on apporte. Quelles pratiques sont utiles, lesquelles sont inutiles. Quantifier le temps qui est dévolu à chaque activité, chaque soin qui est apporté aux résidents et je pense que tout ce qui est système de qualité ça peut entrer là-dedans» (Sandra).
«[…] c’est quand la gestion prend le dessus sur l’éducation et met des freins» (Anna).
Ces définitions montrent bien le caractère négatif que le secteur social donne à ce qui touche à la gestion. À travers ces paroles, on ressent aussi l’appréhension et l’interrogation. Le monde gestionnaire paraît si étranger au monde social et pourtant, il faut essayer de lui faire une place. Un de mes interlocuteurs a d’ailleurs indiqué : «On grince un peu des dents quand on entend parler d’efficacité!» (Léo). Voyons donc maintenant comment les acteurs et actrices sociales brodent avec ces normes gestionnaires qu’ils et elles craignent tant. Comment décrivent-ils/elles les paradoxes et leurs questionnements face à ces exigences?
«Si deux personnes sortent d’un entretien avec le sourire aux lèvres, est-ce que ça a été efficace, oui ou peut-être non! […] Les critères pour définir l’efficacité d’une relation, je ne sais pas qui peut s’aventurer à les définir, mais ça ne sera pas moi!» (Léo).
Les propos de ce travailleur social montrent déjà clairement le paradoxe entre un monde basé sur les relations humaines et ce besoin de faire preuve de qualité. Au cours de l’entretien, il dit d’ailleurs que l’institution doit rendre des comptes, doit clarifier tout ce qui est fait au quotidien. Toutefois, comme on l’a vu plus haut, il maintient que la manière dont la direction gère les exigences a une influence sur la manière de les aborder au quotidien.
Maria, éducatrice sociale en internat, ne ressent pas vraiment l’influence des procédures qualité dans son travail. En outre, elle sait qu’à certains moments, la direction est débordée car elle doit justifier les budgets. Mais les employé·e·s restent passablement bien préservé·e·s. En revanche, elle soulève que «où c’est pas mal comptabilisé c’est sur le nombre de nuitées. On est subventionné par rapport au nombre de nuitées. Plus il y en a mieux c’est». L’internat n’a toutefois pas encore trop de pressions dans ce domaine.
Il en ressort que de son point de vue les travailleurs et travailleuses sociales ressentent encore peu l’impact de ces normes gestionnaires. Par ailleurs, on observe bien que des pressions reposent sur les épaules de la hiérarchie. Il semblerait bel et bien que plus le statut de la personne est important, plus les exigences technocratiques se font ressentir.
De son côté, Pierre, qui occupe le poste de directeur, se trouve en plein coeur de ces exigences. Il relève que «le canton est en train de fabriquer un outil de mesure qui devrait fonctionner pour tous les domaines du handicap». Cependant, il est soucieux du résultat si le secteur de la psychiatrie doit commencer à quantifier son travail. Il s’inquiète de ne pas être pris au sérieux et que le canton avance qu’aucun travail n’est fait puisqu’il n’est pas mesurable.
Cela révèle en effet de nouvelles pressions. Si un domaine ne peut pas mesurer la qualité de son travail avec un outil standard érigé par le canton ou l’État, comment prouver que le travail qui est produit est réellement de qualité? Cela nous permet de comprendre les questionnements auxquels est confronté Pierre, car c’est clair, si une entreprise n’apporte rien aux yeux du canton, elle ne recevra pas de subventions. Il pense toutefois que l’apport de procédures dans le monde social n’est pas si mal, car elles n’étaient de loin pas suffisantes dans tous les domaines. Or, Pierre est aussi d’avis qu’il ne faut pas que cela devienne le moyen absolu pour tout justifier. À travers ces mots, il exprime tout à fait la tension existante entre la gestion et l’idéologie gestionnaire.
Par ailleurs, Pierre remarque une forte évolution dans la manière de diriger les entreprises sociales. À travers l’informatique qui permet de traiter l’information toujours plus rapidement et toujours plus précisément, tout se bureaucratise. Par conséquent, il craint que «à la fin ça sera des fonctionnaires qui seront là pour travailler, pour faire fonctionner ces outils de mesure sans faire attention au travail qu’il y a derrière». En résumé, que le travail social n’en serait plus. On voit bien que la position de Pierre dans l’institution le met face à plus de contraintes que les autres interlocuteurs et interlocutrices. Le paragraphe ci-dessous montrera d’ailleurs que le statut a une influence non négligeable sur les pressions emmagasinées.
En effet, Sandra, qui travaille en tant que psychologue responsable pédagogique, n’observe que très peu de pressions dans son quotidien.
Elle a participé à la mise en place d’un outil que le canton a exigé afin de garder une trace de l’évolution des bénéficiaires ce qui a, bien entendu, engendré quelques restructurations. Or, elle perçoit ces changements plutôt positivement, car justifier ce que l’on fait permet aussi de mettre de la valeur à ce travail. Sandra remarque cependant que «[…] on ne peut pas non plus tout protocoler et puis on n’est pas des machines! On ne peut pas toujours avoir les mêmes réactions».
En somme, les deux précédents interlocuteurs semblent dire qu’il est important que le champ du social ait un cadre qui justifie les tâches effectuées, qui précise les attentes et finalement, sert à montrer qu’un travail est véritablement produit. Ainsi, amener des procédures au secteur social lui apporterait de la valeur, une certaine reconnaissance, mais il faut que cela reste fidèle aux valeurs fondamentales du métier. Conditions que ne semblent pas remplir les normes gestionnaires!
D’ailleurs, Julie, éducatrice sociale dans les classes d’intégration, observe au quotidien que cette idéologie est contraire au monde social. Elle soulève que les gestionnaires ne devraient pas être à la tête des institutions, non pas que cela soit contre la gestion, mais parce que ce n’est plus le bien-être des bénéficiaires qui est pris en compte, mais d’abord de garantir le financement. Elle mentionne aussi que les organes de contrôle se tournent uniquement vers les dossiers des enfants pour constater si un travail a été fourni, mais ils ne s’intéressent plus à l’accompagnement au quotidien. La prise en charge est pourtant essentielle, car c’est l’essence même du travail social. En référence à cela, Julie explique que «dans le système qualité, tu as pleins de choses que tu dois écrire, que tu dois remettre aux parents, mais les parents, surtout avec les enfants polyhandicapés, ça ne leur apporte rien».
Ces paroles démontrent que l’intérêt des gestionnaires n’est pas de faciliter les soins au quotidien, ni de favoriser la relation entre les parents et les acteurs et actrices sociales, mais seulement de permettre au canton ou à l’État de définir si les entreprises sociales produisent et donc méritent d’être subventionnées.
Anna, éducatrice sociale en internat, met également le doigt sur un autre élément phare. En 20 ans, elle a pu observer énormément de changements au niveau du fonctionnement de la direction. Comme d’autres interlocuteurs et interlocutrices l’ont mentionné, elle observe que ce sont de plus en plus des gestionnaires qui gèrent les entreprises, qu’elles soient marchandes ou non et que les institutions sociales ne sont donc pas épargnées. Par conséquent, Anna remarque que les idées de la direction sont de plus en plus éloignées de la réalité du terrain et de ce fait, ne respectent pas les valeurs humanistes des professions sociales.
Après ces propos, nous pouvons facilement imaginer que cette idéologie gestionnaire pose problème pour le champ du social, car elle s’écarte totalement des caractéristiques bien spécifiques de ce domaine qui prône le relationnel et les actions collectives. En effet, d’une part on a vu que les buts recherchés par ces normes technocratiques ne sont pas le bien-être des bénéficiaires ou des travailleurs et travailleuses, mais qu’il s’agit bien de s’assurer de l’efficacité des services non marchands.
D’autre part, même si les personnes interrogées semblent plutôt bien aborder ces exigences, on a pu constater que le statut est un élément non négligeable dans la manière dont les demandes vont être ressenties. Il semble que plus la fonction est élevée, plus l’intensité des exigences va être perçue.
En parallèle, un de mes objectifs est de découvrir si l’obsession de rentabilité est présente dans le secteur éducatif. On a pu voir dans les chapitres précédents que les différent·e·s acteurs et actrices sociales interrogé·e·s ont tous et toutes ressenti que des pressions plus ou moins grandes s’installent peu à peu dans leur quotidien. Mais quel est réellement l’impact de ce culte de la performance qui pousse le champ du social à repositionner sa fonction?

CONSÉQUENCES DU MANAGEMENT SUR LE TRAVAIL SOCIAL

Pour introduire ce chapitre, je souhaite me reposer sur les paroles de Beauvais qui s’appuie sur la sociologue Haroche qui, selon moi, esquissent parfaitement le contexte actuel qui règne au coeur de notre société :
«Dans le sillage de la postmodernité, les pratiques d’évaluation ont constamment pris du terrain au point d’envahir toutes les sphères de notre quotidien. Nous évaluons et sommes évalués un peu partout, un peu pour tout, c’est-à-dire un peu pour n’importe quoi, ce qui ne va pas sans dérives, notamment lorsque l’on s’obstine à évaluer l’inévaluable» (2012, p. 132).
Il est vrai qu’au premier abord, le concept de l’idéologie gestionnaire parait étranger au monde social. Cette façon un peu barbare de manager s’est tout d’abord développée dans le secteur industriel, et de ce fait, semble très mécanique. Pour ainsi dire, le champ du social n’a pas été construit pour être ou devenir performant. «Au contraire, ce sont des notions de solidarité, de liens sociaux, de protection sociale, de coopération, d’humanisme qui ont guidé son évolution» (Bichüe, 2012, p. 12). Il est évident et on l’a constaté plus haut, ces valeurs sont contraires aux principes gestionnaires. Pourtant, on a vu qu’actuellement les normes gestionnaires s’invitent dans les professions sociales. Ainsi, tout ce qui se fait dans la spontanéité est remplacé par une action réfléchie, suivie d’une évaluation (Alix, 2012, p. 50).
Afin de mieux saisir l’impact de ces restructurations dans le monde du social, il est tout d’abord essentiel de comprendre par quelles valeurs fondamentales ces professions sont caractérisés.
Tout d’abord, dans le but de situer le travail social, on pourrait dire qu’il fait partie d’un monde à part. C’est un univers qui, en raison de sa complexité, a de la peine à obtenir une reconnaissance sociale. En effet, exercer cette profession requiert un travail sur soi. Il est souvent nécessaire de se remettre en question et d’utiliser son parcours personnel pour faire avancer l’autre. En résumé, on paie de sa personne.
Ce qui le rend différent des autres professions, c’est qu’il n’y a pas nécessairement besoin de moyens pragmatiques pour le pratiquer. Freud disait de la pédagogie, la médecine et la politique que ce sont des métiers impossibles. «C’est-à-dire que leur efficacité a du mal à se mesurer à des résultats qui peuvent se calculer» (Autès, 2013, p. 248). Dans leur métier, les travailleurs et travailleuses sociales utilisent en grande partie la communication.
Cela rend donc ces professions difficiles à définir, car les résultats ne sont pas nécessairement quantifiables comme ceux d’une entreprise qui doit répondre à des demandes précises. «En effet, comment mesurer la qualité des interventions éducatives ou à buts thérapeutiques quand le principal outil est l’intervenant·e même avec, pour indispensable bagage, la parole et le geste, ses compétences d’empathie, de fermeté, d’écoute, bref son savoir-être et sa bienveillance?» (Barboni, 2014, p. 12).
Pourtant, aujourd’hui, on demande aux travailleurs et travailleuses sociales d’être rentables, mais comme on l’a vu plus haut, c’est bien là que tout se complique. Car en plus d’infliger une restructuration au champ du social, cela engendre des pressions énormes dans un métier qui à la base, est déjà éprouvant psychiquement. Effectivement, selon l’enquête suisse sur la santé, les risques psychosociaux sont produits par les «conditions d’emploi et les facteurs organisationnels et relationnels susceptibles d’interagir avec le fonctionnement mental» (OFS, 2012, p. 9). Nous pourrions donc dire que l’idéologie gestionnaire, en imposant des procédures qui engendrent, entre autres, des conflits de valeurs, fait partie des facteurs qui augmentent les risques psychosociaux liés au travail.
L’enquête suisse sur la santé décrit deux des risques psychosociaux qui peuvent être particulièrement influencés par cette idéologie: une demande et intensité élevée et un conflit de valeurs (OFS, 2012, p. 10). Voyons maintenant par quoi sont définis ces facteurs :
La dimension de la demande et intensité élevée signifie: «l’effort exigé, que ce soit en termes de quantité, de complexité ou d’intensité» (OFS, 2012, p. 10), comme recevoir des ordres contradictoires. Cela peut ensuite conduire au deuxième risque: le conflit de valeurs. L’enquête suisse sur la santé définit cette notion comme:
«La souffrance éthique pouvant être ressentie par une personne devant agir en opposition à ses valeurs professionnelles, sociales ou personnelles. L’impossibilité de faire un travail conforme à sa conscience professionnelle, ou le sentiment de faire un travail inutile sont aussi à l’origine de conflits de valeur» (OFS, 2012, p. 12).
Nous voilà en plein coeur de la nature du conflit que peuvent vivre les travailleurs et travailleuses sociales face à l’idéologie gestionnaire. Dans le chapitre précédent, on a déjà ressenti que certaines personnes étaient bouleversées par les changements qui s’opèrent dans leur travail. À travers leurs propos, on a pu percevoir que le relationnel tend à s’effacer progressivement pour laisser place à un travail plus administratif, ce qui mène à ces inévitables conflits de valeurs.
On a vu que différentes études et ouvrages ont révélé que les facteurs précédemment cités jouent un rôle non négligeable dans la réorientation du travail social. En revanche, on peut bien se douter que les professionnel·le·s du social sont confronté·e·s à d’autres enjeux.
Les paragraphes suivants, qui regroupent les observations des différents travailleurs et travailleuses sociales interrogées permettront de le constater.

POINTS DE VUE DE TRAVAILLEURS ET TRAVAILLEUSES SOCIALES

Premièrement, il est intéressant de soulever que les personnes interviewées qui ont des postes à haute responsabilité observent bien plus d’exigences à caractère gestionnaire que les autres employé·e·s. Toutefois, certain·e·s d’entre eux sont très conscient·e·s des impacts engendrés par ces normes, car sous pression, la direction exige beaucoup de ses salarié·e·s.
Pour commencer, la conséquence qui semble le plus lourdement peser sur les épaules du travail social est l’augmentation des tâches administratives, non pas qu’actuellement cela soit un problème. Elles semblent même être positives pour la plupart des travailleurs et travailleuses sociales interrogé·e·s. En effet, longtemps ni reconnu et ni qualifié, le travail social ne laissait aucune trace de son passage. Cette part administrative semble aujourd’hui lui donner une place plus légitime. Cependant, les acteurs et actrices sociales y voient le danger que par la suite «[…] on passe beaucoup de temps à justifier ce qu’on va faire plutôt qu’à faire et simplement à être avec les personnes» (Sandra).
Ce qui influence également le champ du social est ce besoin de justifier de plus en plus précisément les dépenses. Même si ceci a sans doute un lien avec la situation économique actuelle de l’État, cela semble particulièrement heurter les professionnel·le·s du social. Cela implique effectivement de nombreuses procédures. Quand certain·e·s se voient obligé·e·s de justifier pourquoi ils/elles croient à «[…] un placement résidentiel par rapport à une démarche ambulatoire» (Léo), d’autres se retrouvent forcé·e·s à refuser des bénéficiaires pourtant dans le besoin. «Avant, quand on avait un jeune qui atteignait l’âge de 18 ans […] on pouvait le garder jusqu’à 20 ans. Maintenant, on ne peut plus faire comme ça» (Maria).
On peut observer que par rapport à avant, il faut d’abord se préoccuper du financement requis puis ensuite seulement, des personnes elles-mêmes. Ce renversement semble se retrouver de manière unanime chez les travailleurs et travailleuses sociales interviewé·e·s. Une éducatrice a d’ailleurs révélé: «On est géré par des administrateurs donc logiquement on perd le niveau humain!» (Julie). Par ces paroles elle soulève un danger résumé par Artois, qui met en avant le risque que les travailleurs et travailleuses sociales, parce qu’ils/elles doivent répondre à des normes gestionnaires, se voient obligé·e·s de délaisser l’aspect relationnel pour pouvoir se concentrer sur des critères d’évaluation (2012, p. 36).
Toutefois, si l’on en arrive là, et d’ailleurs, on le perçoit très clairement dans les propos exprimés plus haut, c’est parce que l’État recherche une diminution des coûts. Le champ du social, ce secteur qui a eu tant besoin de se battre avant d’être reconnu et nommé, représente inévitablement une cible pour les managers. Effectivement, en raison de son passé, c’est bien lui et surtout lui qui présente des failles qu’il faut aujourd’hui détecter. «Pourtant, qui se soucie du coût social évité par le travail social? Quel gestionnaire prend en compte le prix des souffrances adoucies et même éradiquées?» (Amilhat & al., 2006, p. 10).
Ces questions sont percutantes. Toutefois visiblement pas assez pour remettre en question les exigences gestionnaires.
Ainsi, en plus d’être source de tensions au quotidien, de donner lieu à des conflits de valeurs et d’exiger des comptes rendus toujours plus précis, l’idéologie gestionnaire semble semer d’embûches les justifications de placements. En raison de ces exigences, il paraît de plus en plus difficile pour les travailleurs et travailleuses sociales d’assurer au quotidien un accompagnement de qualité. Tout cela, parce que «[…] les grands managers […] font des croix et des estimations qui disent combien de temps il y a besoin, sans connaître la problématique exacte» s’exclame Anna.
Finalement, le champ du social se voit obligé de rendre plus clair ses gestes et de rendre l’accompagnement au quotidien transparent afin offrir une meilleure lisibilité du travail effectué. Ces changements poussent donc ce secteur à innover pour évoluer et à faire preuve de créativité pour réinventer ses pratiques. Le travail social est alors véritablement amené à repositionner sa fonction initiale (Bouquet, 2006, p. 127).
Effectivement, comme Bouquet le mentionne, les organisations sociales doivent non seulement s’adapter à de nouvelles technologies et procédures, mais elles voient également apparaître de nouvelles qualifications. À l’évidence, la fonction de cadre semble subir une professionnalisation non sans conséquence (Bouquet, 2006, p. 130). Au lieu de se rapprocher du profil des acteurs et actrices sociales, le statut de cadre se tourne vers un «[…] un modèle rationnel et techniciste, avec plus d’organisation, d’instrumentation, de gestion et d’information» (Bouquet, 2006, p. 129-131). Ainsi, les cadres sont mis sous pression afin qu’ils justifient les dépenses et qu’ils montrent l’efficacité du travail effectué. Ce qui se trouve être bien éloigné d’une gestion qui favorisait l’échange et l’autonomie des travailleurs et travailleuses sociales (Bouquet, 2006, p. 130-131). Par conséquent, les normes gestionnaires qui s’imposent au secteur social entraînent une sévère professionnalisation qui le poussent à s’approprier des démarches qualité délicates et des procédures laborieuses.
Pour conclure, on observe bien que l’idéologie gestionnaire bouleverse plutôt négativement l’ensemble du champ du social, même s’il faut noter qu’une part de ces restructurations permettent au travail social d’évoluer et l’oblige à clarifier son rôle au sein de la société.
Par ailleurs, je suis partie de l’hypothèse que pour donner suite aux exigences qu’imposent les normes gestionnaires, les travailleurs et travailleuses sociales doivent agir en contradiction avec les valeurs humanistes qui constituent leur profession. À ce stade de la réflexion, on peut déjà suspecter dans cette hypothèse une certaine part de vérité. À première vue, les conséquences soulevées par les auteur·e·s, puis par les acteurs et actrices sociales, reflètent largement l’incohérence qui réside entre les valeurs humaines de leur métier et les idéaux gestionnaires purement basés sur l’efficacité. Toutefois, cette supposition ne pourra être pleinement vérifiée que lorsque nous en saurons plus sur l’identité des professionnelles du social et si elle est, ou non, heurtée par ces exigences technocrates.

LA NOTION D’IDENTITÉ

Avant de me lancer dans le vif du sujet, je trouve important de différencier la personnalité et l’identité d’un individu afin d’éviter toute confusion. «La personnalité se caractérise par les traits affectifs, cognitifs voire morphologiques qui demeurent invariants durant toute l’existence. Le concept d’identité, au contraire, est destiné à penser la part instable, imprédictible du devenir du sujet» (Molinier, 2006, p. 132). Pour ainsi dire, la personnalité est ce qui représente la singularité de chaque être humain. Ce sont les attitudes qui permettent de reconnaître un individu et qui le caractériseront tout au long de sa vie. L’identité quant à elle, est fortement influencée par des facteurs extérieurs, sociétaux et est donc forcée à évoluer continuellement.
Au vu de ce qui précède, je souhaite commencer par donner une définition de l’identité la plus générale possible afin d’aider le lecteur ou la lectrice à apprivoiser cette notion. Par la suite, de nouvelles dimensions s’ajouteront.
Pour définir l’identité, je souhaite me reposer sur une définition que donne De Gaulejac en s’appuyant sur Héritier: «[L’identité] renvoie au sentiment d’unité et de cohérence de la personne, à ce qui la définit comme un être singulier, spécifique, unique, particulier, en définitive à ce qui lui est propre. Mais cette identité ne peut lui venir que de dehors, c’est-à-dire de la société» (2002, p. 175). On voit bien ici que ce qui forme ce qu’on est vient non seulement de facteurs intérieurs, mais aussi et surtout, d’éléments extérieurs. De ce point de vue, la société permettrait donc à l’individu de construire son identité.
Il existe cependant plusieurs formes d’identités, qui se façonnent grâce aux différents éléments qui traversent et constituent notre vie. Pour imager cela, référons-nous à Dubar qui explique que l’identité permet à l’humain de dire «qui il est», ce qui découle de la singularité de chacun, mais également «ce qu’il est», grâce aux valeurs dont il a hérité (2012, p. 3).
Toutefois, comme on peut refuser l’identité que d’autres nous attribuent, ou se définir autrement que le font les autres, nous sommes sans arrêt en interférence avec la manière dont on se définit soi-même et la façon dont les autres, la société ou notre statut le fait.
Il est alors intéressant de répertorier ce qui définit l’identité que notre entourage nous assigne, celle que j’ai décidé d’appeler ici «identité pour autrui», ainsi que l’identité que l’on s’attribue personnellement, qu’on nommera «identité pour soi». Je commencerai tout d’abord par parler de l’identité pour autrui puisque ce qui gravite autour de nous permettrait de définir ce qu’on est.

L’IDENTITÉ POUR AUTRUI

Tout d’abord, il convient de donner une définition de cette identité façonnée par nos interactions avec l’extérieur et donc, avec la société.
Pour décrire brièvement l’identité pour autrui, on peut affirmer qu’elle reflète en quelque sorte notre construction sociale. Dès notre naissance, notre entourage nous attribue une image qui, au fil du temps, se précise selon notre profession, nos valeurs, nos engagements, etc. En résumé, on pourrait dire que c’est ce qui forme les éléments biographiques d’un individu. Voici une définition qui permet d’illustrer cette notion:
«[L’identité] pour autrui se définit d’abord dans et par les interactions au sein d’un système institué et hiérarchisé. Elle se construit sous contraintes d’intégrations aux institutions: la famille, l’école, les groupes professionnels, l’État. Elle se définit par des “catégories d’identification” dans les diverses sphères de la vie sociale. C’est une identité qui implique, un “Moi socialisé” par la prise de rôles» (Dubar, 2012, p. 54).
Ainsi, la profession, le statut, l’engagement sociétal, mais aussi la culture qui se caractérise par la langue, les croyances, les valeurs et les coutumes d’un individu permettent de déterminer sa nature, ou du moins, comment les autres la décrivent. Dans cette forme d’identité, on perçoit qu’on identifie majoritairement une personne par son rôle au sein de la société. Ces propos nous permettent de faire un lien avec la place toujours plus centrale que prend le travail dans notre quotidien.
Si on part du postulat que le rôle qu’un individu exerce dans la société fait partie intégrale de la construction de son identité, on saisit bien pourquoi le travail occupe une place primordiale dans la vie d’une majorité de personnes: en donnant un rôle et un statut, il forme un élément favorisant la construction identitaire.
Cela nous laisse percevoir que même si l’identité est tout d’abord quelque chose qui caractérise un individu et qui est donc personnel, elle est continuellement en interaction avec la société. De ce fait, elle se voit confrontée aux permanentes mutations et transformations sociétales et demande alors sans cesse à être redéfinie. Par ailleurs, c’est à travers ces formes d’identification par autrui que dès notre naissance, à travers les éléments qui caractérisent notre culture, se construit l’identité personnelle que j’ai nommée plus haut «identité pour soi».
Notre identité personnelle n’est donc pas, comme on pourrait le penser, la première qui apparaît. Elle se bâtit à partir de l’identité pour autrui, à partir du processus de socialisation. Ce qui nous mène au paragraphe suivant.

L’IDENTITÉ POUR SOI

Penchons-nous maintenant vers cette facette de notre identité caractérisée par la façon dont nous nous qualifions nous-mêmes, par la manière dont nous nous percevons: «l’identité pour soi» (Dubar, 2014, p. 106). Voici une définition de cette notion proposée par le sociologue Dubar qui, selon moi, démontre bien de quoi il s’agit:
«[L’identité] pour soi […] c’est “cette histoire que chacun se raconte à lui-même sur ce qu’il est” […] c’est l’indice d’une quête d’authenticité, un processus biographique qui s’accompagne de crises. C’est la continuité d’un Je projeté dans des appartenances successives, perturbé par les changements extérieurs, secoué par les aléas de l’existence » (2012, p. 55).
Autrement dit, notre identité personnelle, ce qui permet de définir qui l’on est, serait le résultat d’une fusion de plusieurs éléments qui composent notre vie, depuis notre naissance jusqu’à notre mort. En définitive, on comprend par là que la quête de construction de soi est fragmentée d’innombrables situations rencontrées tout au long de notre vie. On ne l’acquiert donc pas entièrement dès notre naissance.
Cette forme d’identité est majoritairement intérieure puisqu’elle reflète notre façon de vivre l’intime, les sentiments, les relations, finalement tout ce qui est subjectif. Ce qui reste paradoxal c’est que, comme relevé plus haut, l’identité pour soi n’est rien sans l’identité pour autrui. Lévi-Strauss constatait qu’«en ce sens, l’identité personnelle est […] un “foyer virtuel” qui n’existe pas, mais auquel on croit et qu’on a besoin de dire pour vivre et agir avec les autres» (2012, p. 228 cité par Dubar). Dubar souligne que notre identité personnelle se construit à travers le regard d’autrui, la reconnaissance que l’on nous porte. Ainsi, l’Autre est tributaire de la façon dont on se perçoit (2014, p. 104).
Finalement, on pourrait dire que toutes les formes d’identité sont interdépendantes puisqu’elles n’évoluent pas l’une sans l’autre. De plus, la construction identitaire semble être un processus qui exige de nombreuses confrontations, déconstructions et reconstructions. L’identité n’est jamais acquise, elle doit sans cesse se rebâtir au travers de la socialisation (Dubar, 2014, p. 15). Cela nous montre une nouvelle fois à quel point la dimension identitaire est complexe.
Par ailleurs, pour réaliser cette recherche, je me suis questionnée sur l’influence de l’idéologie gestionnaire sur l’identité des travailleurs et travailleuses sociales. Nous avons vu plus haut que l’identité pour soi se construit grâce à nos interactions avec le monde extérieur. La profession pourrait donc être le lieu par excellence de la construction identitaire. Des études ont d’ailleurs montré que le travail permet de renforcer l’estime personnelle. On se doute alors bien que notre identité a une place non négligeable dans le monde professionnel. Nous voilà transportés dans le sous-chapitre suivant.

L’IDENTITÉ PROFESSIONNELLE

Pour rappel, Dubar, qui reprend le discours de Hugues, montre que le monde du travail met en jeu l’identité de l’individu, car «il cristallise ses espoirs et son image de soi, engage sa définition de lui-même et sa reconnaissance sociale» (2014, p. 138). Ces propos illustrent bien le paragraphe ci-dessus. Dans notre travail, une forme de notre identité se voit interrogée ou remise en question. Elle est nommée «identité professionnelle». Cette identité provient de l’identité pour soi. Ainsi, on peut émettre l’hypothèse que les idéaux gestionnaires entraînent des bouleversements qui obligent l’individu à redéfinir son identité pour soi puisque l’identité professionnelle y est rattachée.
Pour constater si mon hypothèse est fondée, il nous reste à découvrir quelques aspects théoriques de l’identité professionnelle pour ensuite pouvoir observer si les acteurs et actrices sociales interrogé·e·s se voient confronté·e·s à des redéfinitions de leur pratique ou des remises en question de leurs valeurs professionnelles.
Comme mentionné précédemment, l’identité professionnelle découle de l’identité pour soi. De cette façon, elle est étroitement liée à notre identité personnelle. Pour répondre à mon hypothèse, il est essentiel de définir cet aspect de notre identité, car si elle s’avère correcte, c’est tout d’abord l’identité professionnelle de l’individu qui se trouvera déstabilisée par les idéaux gestionnaires. En effet, bien que ces valeurs soient étroitement liées à celles de notre identité personnelle, dans notre travail, c’est tout d’abord notre identité professionnelle et les valeurs qui en dépendent qui sont mises en jeu.
L’identité qui est ici remise en cause est donc l’identité attribuée par notre statut professionnel. En voici une brève définition: «Les identités professionnelles sont des manières socialement reconnues, pour les individus, de s’identifier les uns les autres, dans le champ du travail et de l’emploi» (Dubar, 2012, p. 95). Dès que l’on entre dans la sphère du travail, ce n’est plus seulement notre intérieur qui évolue, mais notre intérieur mêlé au contexte extérieur. Ce qui forme notre identité professionnelle et nous offre ce statut actuellement tant convoité par la plupart des individus.
Effectivement on l’a vu, depuis quelque temps, le travail prend une place de plus en plus importante dans notre société. Ainsi, en plus d’être une source de reconnaissance, il joue un rôle primordial dans le développement de l’identité:
«La privation de travail est une souffrance intime, une atteinte à l’estime de soi autant qu’une perte de relation aux autres […]. Inversement, le fait d’être reconnu dans son travail, de nouer des relations […] et de pouvoir s’investir personnellement dans son activité est constructeur d’identité personnelle […]» (Dubar, 2014, p. 13).
Par ces propos, on voit que l’identité acquise par notre profession forme une partie majeure de notre identité personnelle. En somme, «l’organisation est alors définie comme un des lieux d’expression du “moi” des salariés» (Buscatto, 2006, p. 74). Par ailleurs, cela pourrait expliquer pourquoi, actuellement, les humains ont tendance à se vouer corps et âme à leur travail. Afin de recevoir cette reconnaissance qui fait fructifier l’identité personnelle et par là, l’estime de soi, de plus en plus de personnes sont prêtes à tout.

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Table des matières
Introduction 
1 ÉVOLUTION DU TRAVAIL ET PERFORMANCE
LA PERFORMANCE EN QUESTION
PROBLÉMATIQUE
OBJECTIFS ET HYPOTHÈSE
2 DÉMARCHE MÉTHODOLOGIQUE
LA RÉCOLTE DES DONNÉES ET SES LIMITES
PRÉSENTATION DE L’ÉCHANTILLON
Cadre théorique
3 UN TRAVAIL SOCIAL EN PLEIN QUESTIONNEMENT
LA MAGIE DU TRAVAIL SOCIAL
À LA RECHERCHE DE LA QUALITÉ
LE SECTEUR SOCIAL FACE AUX ÉVOLUTIONS DE LA PRATIQUE
4 À L’HEURE DU MANAGEMENT
LES IDÉOLOGIES
L’IDÉOLOGIE GESTIONNAIRE
LA PERFORMANCE SELON LES PROFESSIONELLES DU SOCIAL
CONSÉQUENCES DU MANAGEMENT SUR LE TRAVAIL SOCIAL
Points de vue de travailleurs et travailleuses sociales
5 LA DIMENSION IDENTITAIRE
LA NOTION D’IDENTITÉ
L’identité pour autrui
L’identité pour soi
L’identité professionnelle
L’IDENTITÉ DES ACTEURS ET ACTRICES SOCIALES
L’IDENTITÉ DES PROFESSIONNELLES DU SOCIAL FACE AUX NORMES GESTIONNAIRES
L’INFLUENCE DE LA GESTION SUR LEUR INVESTISSEMENT AU TRAVAIL
Synthèse
6 RÉSULTATS DE LA RECHERCHE
LES OBJECTIFS
L’idéologie gestionnaire, elle et ses déboires
Valeurs sociales et idéaux gestionnaires
Discours gestionnaires et épuisement professionnel
L’HYPOTHÈSE
7 PISTES D’ACTION
Compte rendu
8 BILAN DE LA RECHERCHE
LIMITES ET BIAIS DE LA RECHERCHE
DIFFICULTÉS RENCONTRÉES
Mots de fin
9 CONCLUSION
POINT DE VUE PROFESSIONNEL
POINT DE VUE PERSONNEL
NOUVEAUX QUESTIONNEMENTS
10 RÉFÉRENCES 
11 ANNEXES 
A Lettre explicative
B Guide d’entretien 
C Grille d’analyse synthétique 

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