VERS UNE LIBERATION DE LA PENSEE ISLAMIQUE

LA QUESTION CENTRALE DE L’IṢLĀḤ

Nombreux sont les mouvements et les personnes qui se sont revendiqués de ce mouvement de réforme. Les sociétés arabo-musulmanes ont en effet connu durant cette période-là un foisonnement intellectuel exceptionnel qui a vu naître de nouvelles logiques pour de nouvelles perspectives, pour des peuples qui s’étaient depuis quelques siècles endormis (en opposition au réveil, la Nahḍa) dans leur taqlīd.
Les penseurs musulmans de la deuxième moitié du XIXe siècle ont fait preuve d’une activité intellectuelle et d’un effort de réflexion littéralement exceptionnels pour leur époque durant laquelle l’introspection et la remise en question collective n’étaient plus d’actualité. Ils ont rappelé combien il était important toujours de garder un esprit critique, surtout au sein du système de pensée auquel on se réfère. A défaut de quoi, et c’est à partir de ce constat que ces penseurs ont engagé leur processus de questionnement, ce système ne participe plus à l’essor et au développement de la société, mais finit au contraire par favoriser la léthargie et le déclin de celle-ci.
Dans toutes ses dimensions, le monde arabo-musulman avait sombré dans une décadence qu’une confrontation avec le modèle occidental moderne et croissant devait inéluctablement finir par révéler au grand jour. Que ce soit par le début des colonisations ou à travers certains auteurs dont les récits de voyage en Europe dépeignaient une civilisation en développement dans bien des aspects comme celui de Rifā‘a at-Ṭahṭāwī1 (1801-1873), il devenait indéniable que les tendances s’étaient progressivement inversées : l’âge d’or de la civilisation arabo-musulmane s’était vu supplanté par les progrès occidentaux. D’après Malek Bennabi (m. 1973), al-Afġānī (1838-1897) était « le témoin intègre lucide mais impuissant de la décadence de sa société, alors que la colonisation s’installait sur son sol. Ce fut pour lui la chute matérielle et morale de la société musulmane ».
Le constat était sans appel. Il fallait désormais se rendre à l’évidence : la pensée arabo-musulmane était devenue au fil des derniers siècles un corps sans âme, une bannière que l’on déployait sans savoir à quoi elle pouvait servir. Ainsi, les penseurs musulmans ont cherché à comprendre ce qui avait pu amener à cette situation. Cela s’est traduit par un certain nombre de questions dont les réponses seraient une première étape pour remédier à la paralysie sociale et intellectuelle.
Le raisonnement était le suivant : en principe, la référence religieuse devait traduire un idéal théorique qui, mis en pratique, aurait pour résultat une nation souveraine dont les dimensions socio-économique, politique, morale, militaire et autre seraient en constant progrès et le modèle à suivre, puisque émanant de préceptes divins donc parfaits.
Puisque cela n’était manifestement pas le cas et que les sociétés majoritairement musulmanes s’étaient retrouvées en position de faiblesse d’un point de vue géostratégique ainsi que de celui des diverses dimensions mentionnées plus haut, il semblait logique qu’un problème se posait au niveau de la référence essentielle que constituait l’islam. Si la référence au religieux en tant qu’idéal théorique émanant du Divin était de fait incontournable et nécessaire, comment se faisait-il qu’elle permette malgré tout cette décadence ? L’islam a-t-il réellement pour vocation de réaliser concrètement et de manière visible dans la société cet idéal d’origine divine ? De ces premières interrogations découlent deux possibilités : soit l’islam n’a pas pour objectif le progrès civilisationnel auquel cas il faut se poser la question de l’utilité de la référence religieuse, soit cela fait bien partie de ses objectifs, et alors la réflexion porterait plutôt sur les facteurs entravant la réalisation de ce dessein et les manières d’y remédier.
La réflexion initiée par ces questionnements s’oriente vers la deuxième possibilité. C’est d’ailleurs ce vers quoi tendaient les premiers à constater cet état décadent comme Ḫayr ad-Dīn at-Tūnisī (m.1890) qui propose une réflexion sur les causes de la décadence. Il estime en effet inévitable que les religieux chargés du pouvoir spirituel soient en mesure d’évaluer la situation de la société, d’en faire une analyse scientifique et d’y proposer des solutions ou remèdes. C’est ainsi que les penseurs musulmans s’inscrivent dans une démarche de réforme (iṣlāḥ) en se lançant dans un nouvel effort critique (iğtihād) afin de déconstruire des logiques dogmatiques établies qui agissent comme des carcans qui figent la réflexion et que Ḫayr ad-Dīn appelle de ses voeux.

Des causes religieuses de la décadence

Parmi les facteurs les plus récurrents, certains réformateurs évoquent le laxisme vis-à-vis de la religion qui se traduit de diverses manières. En effet, les réformateurs musulmans constatent que la société n’est plus en accord avec les principes déduits des sources de l’islam, car une partie de la population n’est plus soucieuse de ceux-ci, voyant par exemple dans le seul modèle occidental une nouvelle voie salutaire qui fait ses preuves. Ils renvoient aussi à la compréhension même des Textes en jugeant que celle-ci a été erronée sur bien des aspects. Cela a eu pour conséquence de permettre d’introduire des éléments inédits dans le crédo ou la pratique qui n’ont rien à voir avec le message originel de l’islam d’après les réformateurs. C’est pourquoi ils se montrent très critiques à l’égard des bid‘a-s infondées selon eux qui répandent énormément de croyances et de superstitions contreproductives et qui amputent à l’islam son rôle de stimulateur à tous les niveaux et l’éloignent de ses nobles objectifs. Cette situation conforte l’immobilisme du peuple que ce soit politiquement, intellectuellement ou socialement et favorise également les divergences sur des questions en réalité sans incidence sur la vie des musulmans, ce qui provoque une division de fond de la ‘umma qui, disloquée, n’est plus capable de réagir face aux inégalités sociales ou aux ingérences politiques et conquêtes des puissances coloniales étrangères.
Ensuite, la question religieuse pose une problématique à laquelle les réformateurs vont tâcher de répondre. En effet, ils ont vu en Europe l’hostilité du mouvement des Lumières pour la religion, et certains orientalistes parmi lesquels Ernest Renan s’empressent de voir en l’islam un frein essentiel au développement et au progrès, jugeant que cette religion s’oppose à la science et à la modernité. Même en Egypte, certains comme Faraḥ Anṭūn (1874-1922) adoptent cette vision et expriment une certaine hostilité à l’égard de l’islam. Dans ce contexte, les réponses d’al-Afġānī1 et de ‘Abduh2 se veulent à la fois apologétiques dans le sens où selon eux, l’islam ne peut avoir qu’un apport positif sur la société, mais aussi critique vis-à-vis de l’approche de la religion par les oulémas qui ont finit par permettre ces accusations. Afin de démontrer l’innocence de l’islam dans la décadence du monde arabo-musulman, d’expliquer où se trouve en réalité le problème dans le traitement qui en est fait, et trouver les solutions aux vrais facteurs de la régression, le projet de réforme intègre un questionnement sur la méthodologie religieuse et sur ses conséquences sur le rapport entre gouvernant et gouvernés.

Despotisme et décadence

En plus de ce constat, une partie importante de l’analyse des réformateurs concerne les causes politiques de la décadence. Cela vise autant la philosophie politique quasi-inexistante dans le système de pensée arabo-musulman que les institutions qui détiennent l’autorité. Dans ce sens, une réelle remise en question de la politique menée est initiée et aboutit à une critique virulente de son aspect le plus évident et le plus néfaste, à savoir le despotisme (al-istibdād). Pour les réformateurs, « si celui qui gouverne [la ‘umma] est ignorant et vil, d’un pauvre engagement […] et docile », il entraîne inévitablement la ‘umma dans sa chute, dans les limbes de l’ignorance, de la pauvreté et il se montre injuste, ouvrant la porte aux ennemis étrangers.
On retrouve ici plusieurs aspects de la décadence dénoncés par les réformateurs, pour qui il ne faisait aucun doute que le pouvoir politique a une grande responsabilité dans cette situation, si ce n’est la plus importante. Pour al-Kawākibī, la conclusion de sa quête des origines de la décadence aboutit forcément aux méfaits du despotisme. C’est pourquoi il rédige un traité qu’il intitule Ṭabā’i‘ al-istibdād (les Caractères du despotisme) qui selon ses dires « ne vise pas un dirigeant ou un gouvernement en particulier »mais qui va chercher à définir clairement le despotisme, ses conséquences sur l’état du monde arabo-musulman et qui va également tenter d’identifier quelques moyens de s’en débarrasser.
Les réformateurs ont donné quelques définitions permettant d’identifier le despotisme et ainsi limité son champ d’étude.
Le despotisme politique est la mainmise d’une seule personne ou entité sur l’ensemble de la population, de sorte que tout ne dépend que de sa volonté de manière absolue. Ainsi, il peut choisir de se soumettre aux lois ou de s’en écarter. Le respect de l’ordre est sujet à son bon vouloir1. Al-Kawākibī développe sa définition du despotisme en expliquant tout d’abord que linguistiquement, ce terme signifie la tendance qu’a une personne à se contenter de son avis, ainsi que le rejet de tout conseil venant d’autrui. C’est un pouvoir solitaire et sans contrôle, absolu et arbitraire. Il ajoute ensuite à la définition politique formulée plus haut des synonymes et des antonymes afin d’en expliciter le sens et en donner le champ lexical. Il est intéressant de noter qu’il y oppose les notions d’égalité ou encore de solidarité. De plus, le despotisme a en charge la gestion des affaires publiques qu’il peut administrer comme il le souhaite, sans craindre d’avoir à rendre des comptes ou d’être sanctionné.
Néanmoins il existe plusieurs catégories de despotisme certaines plus dangereuses que d’autres. La forme de despotisme dont les réformateurs sont unanimes quant au danger qu’elle constitue est le despotisme absolu d’une personne (comparée à Satan dans ce cas) sur son peuple sans aucun contrôle ni aucune limite. Ce despote est absolu, héritier du trône, chef des armées, et détient l’autorité spirituelle. Pour Kawākibī, plus le pouvoir se caractérise par ces critères, plus celui-ci est despotique. Lorsque ces critères sont moins présents, le despotisme se fait de moins en moins sentir jusqu’à disparaître.
Cette catégorisation du despotisme aboutit à une divergence de point de vue sur quelques-uns de ses aspects.
D’après ‘Abduh, le pouvoir n’est plus réellement despotique s’il fait appliquer une législation déjà établie, même s’il en est le seul exécutant, car cela l’empêche d’une certaine manière d’exercer une autorité totalement arbitraire. Il ne peut, d’après le réformateur égyptien, outrepasser les limites de ces lois. Ce qui l’exclut de la définition du despote, terme dont le recours pour définir ce dirigeant relèverait alors d’un abus de langage. Quant à la crainte qu’il inspire, elle est nécessaire pour faire appliquer et accepter sa politique parmi le peuple. Ce qui finit par l’amener à formuler la possibilité d’un « despote juste » dont l’Orient a selon lui besoin pour unir les musulmans sous une seule autorité même si elle est imposée. De manière générale, ‘Abduh ne va pas se focaliser sur la réflexion politique car il estime que le plus important est la réforme de la société par l’éducation. Il rapporte à ce sujet un échange intéressant avec son maître al-Afġānī qui faisait de l’engagement politique une priorité. Le disciple lui aurait suggéré « l’idée que nous délaissions la politique et que nous nous retirions dans un endroit éloigné de la surveillance des pouvoirs et que nous enseignions et que nous éduquions des élèves que nous aurions au préalable choisis selon nos critères. Il ne se passerait pas dix ans que nous n’ayons tant et tant d’élèves qui nous suivraient et seraient prêts à quitter leur patrie pour aller de par le monde pour répandre la réforme exigée qui se diffuserait ainsi de la meilleure façon ». Néanmoins, sa participation et son engagement (bien que tardifs) aux côtés de la révolte de ‘Urābī Pacha (1839-1911) et sa position de défenseur de la constitution qui en a résulté sont autant d’indices de son souci pour la réforme politique, qui sera partiellement évincée par la répression de la révolte par le khédive Tawfīq qui a régné de 1879 à 1892, assisté par les autorités britanniques qui se sont alors saisies des rênes du véritable pouvoir en Egypte.
Al-Kawākibī s’oppose à cette vision du pouvoir car il estime que le despotisme est de fait incompatible avec la justice. Il met en opposition le despote et le juste, le responsable (qui a des comptes à rendre), déterminé (par une législation) et constitutionnel (qui a une légitimité) dans la définition qu’il propose du despotisme. Cet oxymore que constitue l’association des deux termes défendue par ‘Abduh a déjà été dénoncé en France par Mme de Staël qui en 1817 s’exclamait déjà : « Mais n’y a-t-il pas, dit-on, des despotismes éclairés, des despotismes modérés? Toutes ces épithètes, avec lesquelles on se flatte de faire illusion sur le mot auquel on les adjoint, ne peuvent donner le change aux hommes de bon sens.»
La position défendue par ‘Abduh peut s’expliquer par une influence importante de la philosophie politique des Lumières qui a rayonné en Occident au cours du XVIIIe siècle, et particulièrement par cette notion de despotisme éclairé4. En effet, le recours à cette association de termes incompatibles rappelle l’usage qui en était fait en Europe et qui servait à désigner ces monarques s’inspirant des idées modernes des Lumières pour favoriser le progrès (et donner par la même occasion quelque légitimité à leur pouvoir) comme par exemple Frédéric II de Prusse ou Catherine II de Russie. Ce parallèle est d’autant plus pertinent qu’al-Kawākibī évoque le cas de cette dernière, en soulignant l’autoritarisme despotique qu’elle lui inspirait. Il la décrit comme une femme sans morale dont le seul objectif était de s’enrichir sur le dos de son peuple qui devait travailler plus dur pour satisfaire ses caprices égoïstes. « C’est ainsi que la morale n’intéresse pas les despotes, tout ce qui compte pour eux, c’est l’argent », conclut-il.
Par conséquent, et contrairement à son homologue égyptien, le réformateur aleppin ne conçoit pas d’association entre le despotisme et la justice et affirme que les dirigeants de certaines nations étrangères sont meilleurs que les dirigeants musulmans car ils sont plus proches de la justice et de la réalisation des intérêts généraux, comme le déclarait cheikh al-islām Ibn Taymiyya (m. 1328), l’une des références majeures des salafīs. Ils ont également le souci de la prospérité du pays ainsi que l’encouragement de la culture et de l’instruction du peuple. Il renvoie au verset : « Et ton Seigneur n’est point tel à détruire injustement des cités dont les habitants sont des réformateurs », ainsi qu’à la tradition prophétique « Je suis né au temps du roi juste », référence à Chosroês qui était zoroastrien . La qualité première du dirigeant n’est donc pas d’après al-Kawākibī son islamité ou la crainte qu’il inspire, mais sa justice. Inversement, l’injustice du despote fait de lui ce qu’il y a de plus exécrable comme dirigeant politique : « Et peut-être perçoivent-ils ceux qui appellent à la réforme comme des las de la religion, comme si le simple fait que le dirigeant soit musulman suffise même au dépend de la justice, comme si les musulmans avaient l’obligation de lui obéir même s’il détruit leur pays et tue leurs enfants et les dirige pour les soumettre à des gouvernements étrangers […]. La perte de la liberté est ce qui a provoqué la décadence ».
Cette divergence de point de vue sur le despotisme explique les attitudes différentes des réformateurs face à la crise politique. ‘Abduh croit en la réforme sous le despotisme car celui-ci, s’il est acquis à sa cause, pourrait servir de diffuseur de ses théories et réaliser les changements nécessaires. Cela explique certains de ces commentaires en faveur des khédives ou du sultan dont il fait l’éloge et prend la défense. Al-Afġānī avait un tempérament plus révolutionnaire, ce que son disciple ‘Abduh compte tenu de son orientation politique ne manque pas de lui reprocher de manière rétrospective : « Il [al-Afġānī] s’était approché des pouvoirs suffisamment pour pouvoir réformer l’éducation et l’instruction sans avoir à s’opposer à la débauche de leur cour ni à prendre parti dans leurs affaires d’Etat ; bien plutôt il devait chercher à les aider dans ce qui les concernait personnellement et cela eut été bien […]. Mais il s’est immiscé dans les affaires immorales et pleines de débauches de ces princes alors qu’il était impossible d’en rien réformer, c’est pourquoi son entreprise a échoué ». Cette critique du manque de diplomatie de son maître explicite la manière dont ‘Abduh conçoit la réforme sous le despotisme, tout comme elle confirme la détermination de son maître dans son opposition politique. Ce dernier n’hésitait pas à dénoncer la crise politique et morale dont souffrait l’empire ottoman, constituant ainsi une menace pour le pouvoir comme en témoigne son exil d’Egypte en août 1879, avant les événements qui ont entraîné la révolte de ‘Urābī Pacha. Son opposition politique n’en devient alors que plus marquée.
Dans cet article d’al-‘Urwā al-Wuṯqā, la responsabilité des dirigeants politiques dans la situation décadente que vit le monde arabo-musulman ne fait aucun doute. « Les temps sont devenus si cruels et la vie si pénible et bouleversée que certains Musulmans – ils sont d’ailleurs rares – perdent patience et supportent difficilement que leurs dirigeants soient des oppresseurs et renoncent dans leur comportement à appliquer les principes de la justice canonique. » Les réformateurs de la revue parisienne vont jusqu’à faire de cette vérité une règle historique, prenant à titre d’argument le passé marqué par les schismes et les querelles fratricides : « […] En vérité, les scissions et les divisions qui se sont produites dans les Etats musulmans n’ont pour origine que les manquements des chefs qui s’éloignent des principes solides sur lesquels la religion islamique s’est édifiée et qui s’écartent des chemins suivis par leurs premiers ancêtres. En effet, aller à l’encontre des principes solidement établis et s’écarter des chemins habituels, sont les choses les plus préjudiciables au pouvoir suprême. Lorsque ceux qui, en islam, détiennent le pouvoir, reviendront aux règles de leur Loi et modèleront leur conduite sur celle des premières générations, il ne se passera que peu de temps avant que Dieu ne leur donne un pouvoir étendu et ne leur accorde qu’une puissance comparable à celle dont jouirent les Califes orthodoxes, Imams de la religion.»

Vers une libération de la pensée islamique

Le fait de « renverser l’autorité religieuse » est le cinquième des fondements qu’énonce le cheikh ‘Abduh. D’autres de ces fondements constituent des axes méthodologiques permettant de cerner le rapport entre raison et révélation, ainsi que la dialectique de la religion et de la science.
Les deux premiers fondements de l’islam selon ‘Abduh sont « l’examen rationnel pour acquérir la foi » et « la prééminence de la raison sur le sens de la révélation en cas de doute ». On ne peut selon lui tendre à une plénitude de la foi sans une approche pourvue de raison, indispensable à une quête de la vérité. Al-Afġānī et al-Kawākibī confirment cette conception rationnelle de la religion, en argumentant que lorsque deux sources au sens apparent ou interprété se contredisent, le recours à la raison s’impose.
Le meilleur moyen de revivifier la religion et lui rendre son rôle d’éducation morale pour le croyant est le recours à la philosophie. Celle-ci est d’après al-Afġānī la science qui permet d’apporter la cohérence à n’importe quel savoir, et ainsi apporter la certitude dans l’esprit de celui qui la pratique. L’influence de Ǧamāl ad-Dīn dans ce domaine est la plus importante et sa contribution à la réhabilitation de la philosophie dans la pensée musulmane est évidente.Cela se fait dans un premier temps par un rappel de l’histoire de la philosophie dans le monde arabe, en évoquant des grands noms de la civilisation arabo-musulmane tels que ’Ibn Rušd1, Ibn Sīna2 ou encore al-Farābī (m. 905). Dans un second temps, il énonce les bienfaits de la philosophie qui selon lui mène à la véracité et à l’amélioration des moeurs et constitue un facteur de civilisation et ce de manière universelle.
De même, les sciences participent au progrès des civilisations. Si le monde arabo-musulman se trouve dans cet état de décadence, cela est notamment dû à la négligence des sciences autres que religieuses. D’après al-Afġānī, le savoir est la raison essentielle qui explique la supériorité géopolitique de l’Occident sur le reste du monde. Selon lui, la colonisation des Afghans et des Tunisiens ne se résument pas simplement à des rapports de force militaire. La cause principale de ces défaites ne sont que la démonstration de la grandeur et de la puissance des sciences sur l’ignorance qui n’a d’autres possibilités que de s’y soumettre. ‘Abduh rejoint son maître sur ce point et explique la domination des nations européennes ainsi : « Après réflexion, nous trouvons qu’il n’y a d’autre cause au développement de leur richesse et de leur puissance que le haut niveau de leur instruction et de leur préparation scientifique, donc notre premier devoir est de nous efforcer, autant que possible à répandre ces sciences parmi nos compatriote5. » Ils constatent donc que le domaine scientifique ne fait pas l’objet d’études poussées permettant de rattraper le retard et de prétendre à un rang respectable parmi les civilisations.
Cette curiosité pour ces savoirs de la connaissance du monde a été étouffée. Al-Afġānī cherche ainsi à rétablir ce qu’il perçoit comme une injustice à l’encontre des sciences et une erreur, à savoir la confusion des oulémas qui divisent la science en deux catégories : une science européenne qui serait de par son origine occidentale incompatible avec l’islam, et une autre science musulmane qui se résumerait à une connaissance basique en langue arabe et en kalām se référant strictement aux sources traditionnelles de l’islam. Les oulémas sujets à ce manque de discernement interdisent en conséquence l’étude et le recours à des sciences dites profanes. Ce qui constitue une erreur lourde de conséquences selon al-Afġānī car il est important de distinguer la valeur et l’utilité universelle de ces sciences qui peuvent enrichir et développer la culture arabo-musulmane d’une part et l’influence néfaste de la pensée occidentale de l’autre. Lors d’un discours donné à des étudiants indiens sur l’enseignement et l’apprentissage, il rappelle de nombreux éléments des sciences contemporaines hérités de la civilisation orientale, et notamment indienne en évoquant entre autres les chiffres auxquels on a recours dans le monde entier1.
Comme nous l’avons souligné plus haut, l’influence des philosophes musulmans de l’époque classique sur le maître Ǧamāl ad-Dīn est considérable. Celle-ci explique sa considération des sciences. En effet, durant ce discours donné aux étudiants, il explique que « la vérité se trouve là où il y a preuve, et [que] ceux qui interdisent la science et le savoir en pensant protéger la religion musulmane sont en réalité les ennemis de cette religion » . Il cite ensuite Abū Ḥāmid al-Ġazālī (m.1111) qui dans al-Munqiḏ min aḍ-ḍalāl (la Délivrance de l’erreur) énonçait la règle suivante : « Quiconque affirme que la religion islamique est incompatible avec les preuves mathématiques, les démonstrations philosophiques (logiques) et les lois de la nature est un ami ignorant de l’islam. Et le mal de cet ami ignorant de l’islam est plus grave que celui d’hérétiques ou ennemis de l’islam, car les lois de la nature, les preuves mathématiques et les démonstrations philosophiques sont des vérités qui s’imposent comme des évidences. Ainsi, quiconque dirait ‘‘ma religion contredit ces vérités évidentes, a inévitablement démontré l’invalidité de sa religion’’».
Al-Kawākibī regrette cette négligence des sciences naturelles et profanes par ceux qui se contentent des sciences religieuses et d’un peu de mathématiques et rappelle le dicton « l’homme est ennemi de ce qu’il ignore », une manière d’inciter avant tout à faire preuve de curiosité et à découvrir ce que ces sciences peuvent apporter de manière objective. Lorsqu’il évoque le christianisme et la méfiance qu’il inspirait vis-à-vis des sciences, il met en garde les oulémas de tomber dans le même piège : « La religion pleine de légendes et la raison éclairée ne peuvent se réunir dans un même esprit ». Pour cette raison, beaucoup de scientifiques et d’esprits éclairés se sont écartés du christianisme selon les réformateurs, chose qu’il faut éviter pour l’islam qui en réalité place le savoir sur un piédestal. Or de leurs jours, la civilisation occidentale a largement distancé la civilisation musulmane car celle-ci ne donne pas à la science le statut qui lui est dû6 : « Dis :  » Sont-ils égaux ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ? » Seuls réfléchissent les hommes doués d’intelligence1 ». C’est d’après eux conformément à cette logique coranique que le monde arabo-musulman s’est laissé distancé par les autres civilisations, et notamment l’occidentale.
Cette science est même un moyen de prouver le miracle que constitue le Coran selon al-Kawākibī qui insiste sur cet aspect. D’après lui, la Révélation énonce des vérités géologiques, biologiques ou encore astronomiques que la science vient tout juste de démontrer soit douze siècles après la mort du Prophète. Ainsi, ces données qu’on appelle communément des « miracles scientifiques du Coran » peuvent servir à renforcer la véracité et la crédibilité de l’islam et à affirmer la foi du croyant.
Cette idée s’est très vite répandue jusqu’à nos jours parmi la masse populaire (la ‘āmma) des musulmans qui aiment à évoquer ce genre de « miracles » parfois dans une logique apologétique, mais le plus souvent pour s’assurer de l’origine divine du Coran. Mais le cheikh ‘Abduh fait preuve de retenue face à cette tendance : « Muhammad ‘Abduh, faisant preuve d’une remarquable sobriété pour l’époque, se démarque de cette tendance et ne tente nullement d’ « extraire » des sciences du Coran car l’objet du Coran est, pour lui, ailleurs ». En effet, cette approche ne fait pas partie selon lui des prérogatives du Coran dont le rôle premier est d’apporter des enseignements moraux et des pistes de cheminement spirituel. Ceci étant, « il insiste cependant sur le fait que le Coran ne contient rien de contraire à la science et il signale que certains versets laissent supposer plusieurs siècles d’avance ; incompris dans le passé, ces versets font, en fait, allusion à des découvertes scientifiques qui seront faîtes beaucoup plus tard, à l’époque moderne. Mais cela reste très secondaire pour Muhammad ‘Abduh ». Il est néanmoins à noter qu’à plusieurs reprises dans son commentaire du Coran, le cheikh ‘Abduh s’adonne à cette interprétation scientifique comme pour la sourate 105 : « [Elle] parle d’Abraha al-Ḥabašī qui aurait voulu détruire la Ka‘ba, mais l’intervention divine a fait que son armée a reculé devant la chute de pierres portées par des oiseaux. ‘Abduh explique ce « miracle » en ces termes : « Ces oiseaux sont des mouches porteuses de microbes qui provoquent des maladies, et ces pierres sont de la boue sèche contaminée. »

Une théologie du libre-arbitre

Les réformateurs ont constaté un manque d’engagement populaire qui a participé à la décadence, notamment en permettant au despotisme de perdurer et ce sans réagir. Une idée récurrente dans leur réflexion et qui revient comme un leitmotiv lorsqu’il s’agit du peuple est la signification des notions complémentaires de ’amr bi l-mar‘ūf et de nahy ‘an al-munkar, notions très présentes dans le texte coranique. Ceci afin d’expliquer à la masse populaire que mener une vie conforme à la théologie musulmane ne consiste pas à mener une vie d’insouciance en se soumettant à un destin immuable comme témoignage de foi et de piété. La vraie foi saine est celle qui au contraire pousse à l’engagement et à l’action pour la réussite individuelle mais aussi collective.
Dans le Coran, cette notion apparait à huit reprises. Dans son commentaire de la première de ces occurrences, ‘Abduh souligne l’injonction de mettre en pratique ce ’amr bi al-ma‘rūf dans le verset, et signale que l’une des questions qui s’est posée parmi les exégètes était de savoir si cet impératif visait chaque musulman ou uniquement certaines personnes qui seraient qualifiées et désignées pour ce rôle (à l’image du muḥtasib par exemple3). Le réformateur égyptien opte clairement pour l’avis selon lequel cet ordre coranique incombe à tout un chacun. Il est en désaccord sur ce point avec le commentaire d’aṣ-Ṣuyūṭī pour qui l’injonction est adressée à une partie des musulmans seulement, conditionnée par la connaissance et la distinction entre ce qui entre dans la catégorie du ma‘rūf et ce qui concerne le munkar. ‘Abduh rétorque que dans son sens le plus absolu, le terme ma‘rūf signifie ce qui est connu, autrement dit tout musulman est en théorie naturellement en mesure de faire cette distinction.
Al-Kawākibī rejoint parfaitement ‘Abduh sur cette analyse. Il estime tout comme lui que l’obligation incombant à la ’umma dans son ensemble et non à chaque individu les déresponsabilise et fait de la masse populaire un troupeau plus docile et manipulable. De plus, cette interprétation contredit un hadith répandu : « Chacun parmi vous est un gardien, et chacun parmi vous est responsable de ce qu’il garde1». D’ailleurs, il note également la compréhension erronée de ce hadith qui pour beaucoup limiterait la responsabilité de chacun à sa famille, ce à quoi il s’oppose. D’après lui, ce hadith fait lui-même écho au verset : « Les croyants et croyantes sont de proches amis les uns des autres. Ils s’ordonnent mutuellement ce qui est bienséant et s’interdisent ce qui est malséant.»2 Celui-ci indique la responsabilité mutuelle de chaque mu’min et mu’mina3 qui ne se limite pas au témoignage comme certains le prétendent d’après al-Kawākibī.
Ainsi la religion ne sert plus à assumer cette responsabilité sociale si chère à al-Afġānī4 mais elle devient au contraire un outil d’asservissement des peuples entre les mains des oulémas et de l’autorité politique qu’ils servent.
Pour les réformateurs, c’est ce genre de travestissement des principes de la religion qui a mené le peuple à cet état de décadence, comme en témoigne ce hadith cité par al-Kawākibī : « Soit vous conseillez le convenable et réprouvez l’inconvenable, soit vous serez torturés par les pires d’entre vous.» Dans le même esprit, le verset suivant est régulièrement invoqué afin de responsabiliser le peuple : « Dieu ne change rien à l’état de choses dans lequel se trouvent les hommes tant que ceux-ci ne changent pas ce qui est en eux-mêmes.» Ainsi d’après les réformateurs, le peuple se doit d’être attentif à son comportement et ses actions afin d’être en position de réformer leur société. Le fait d’avoir des manquements à ce niveau indique une mauvaise compréhension des finalités de la religion.
Ces conseils témoignent d’un pragmatisme et d’une volonté de passer à l’action et non de se contenter uniquement d’une théorie abstraite, dont l’objectif est avant tout la réforme concrète en vue d’apporter le souffle de progrès que le monde arabo-musulman a perdu au fil des siècles. D’où la nécessité d’apporter aux nouvelles générations une nouvelle grille de compréhension du fonctionnement de leur société (et notamment au niveau politique) et des outils pratiques pour parvenir à y contribuer à moyen terme.
C’est cette méthode qu’adoptent les réformateurs pour initier leur réflexion politique, qui ne peut aboutir à des résultats concrets sans la participation du peuple, comme le déclarait Muḥammad ‘Abduh : « Et je lançais aussi un appel en faveur d’une autre réforme que les gens ignoraient et dont ils ne semblaient même pas comprendre la portée ; cependant cette réforme est à la base de la vie sociale et les Egyptiens ne sont tombés en décadence, et n’ont été humiliés par leurs voisins, que parce qu’ils l’avaient négligée. Elle consiste à tracer une ligne de démarcation bien nette entre les droits qu’a le gouvernement sur le peuple, et c’est le droit à l’obéissance, et ceux qu’a le peuple vis-à-vis de son gouvernement, et c’est le droit à la justice. […] Le souverain n’est qu’un homme comme les autres ; […] la seule chose qui puisse éviter [ses] erreurs et mettre un frein à ses passions, ce sont les conseils que lui donne la nation en paroles et en actions.

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Table des matières

LISTES DES TRANSCRIPTIONS
INTRODUCTION 
I. LA QUESTION CENTRALE DE L’IṢLĀḤ 
1. DES CAUSES RELIGIEUSES DE LA DECADENCE
2. DESPOTISME ET DECADENCE
II. DECONSTRUCTION DU POUVOIR RELIGIEUX
1. VERS UNE LIBERATION DE LA PENSEE ISLAMIQUE
2. UNE THEOLOGIE DU LIBRE-ARBITRE
III. REFORME DE LA PENSEE POLITIQUE 
1. RESTAURATION DU CALIFAT
2. DEBATS SUR LES FORMES DE L’ETAT
CONCLUSION 
BIBLIOGRAPHIE 
SOURCES DE PREMIERE MAIN 
SOURCES SECONDAIRES 
RESSOURCES INTERNET

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