Le pluralisme des voies d’écologisation de la gestion des biomasses résiduaires en agriculture

Importance des biomasses résiduaires dans l’organisation des interdépendances entre sociétés humaines et agriculture

   La biomasse désigne au sens large l’ensemble de la matière vivante. Elle est composée de la totalité des organismes vivants dans un lieu déterminé à un moment donné, qu’il s’agisse de plantes, d’animaux ou de champignons. La biomasse joue un rôle primordial dans la survie et la subsistance des sociétés humaines puisque qu’elle fournit la matière essentielle à l’alimentation et à l’habillement d’une partie importante de l’humanité. Elle fournit aussi de l’énergie, ainsi que des matériaux de construction (Daviron, 2020). Malgré les développements technologiques successifs depuis la révolution industrielle, les sociétés humaines restent intimement dépendantes du reste du vivant. Si l’agriculture ne représente plus que 3,4% du Produit Intérieur Brut (PIB) mondial (Banque Mondiale, 2018), elle reste le premier producteur de biomasses pour l’usage humain, atteignant 89 % de la masse totale (Krausmann et al., 2009). Les activités humaines, et notamment l’agriculture, ont un poids majeur à l’échelle de la biosphère. A titre d’ordre de grandeur, la biomasse totale des humains et des animaux d’élevage représente plus de 20 fois la masse de celle constituée par l’ensemble des mammifères sauvages (Bar-On et al., 2018). L’activité agricole consiste en l’organisation sociale des processus métaboliques pour la production de biens au service de l’homme. Si ces processus produisent effectivement des biomasses d’intérêts pour l’homme, ils produisent aussi des résidus, des « matières qui subsistent après une opération physique ou chimique, une transformation industrielle, une fabrication, en particulier après extraction des produits de plus grande valeur » (Larousse, 2018). En agriculture, les résidus prennent des formes diverses. On parle de résidus de culture au sujet des résidus végétaux laissés par une culture sur la parcelle après la récolte. Pour les productions animales, on parle d’effluents d’élevages. Ils regroupent les déjections des animaux, sous une forme liquide ou solide comme les lisiers, les fientes ou les fumiers dans les cas où les déjections sont mélangées à une litière végétale. Le fait que ces biomasses soient résiduaires ne signifie nullement qu’elles ne présentent aucun intérêt pour l’homme, ni encore moins qu’elles ne jouent aucun rôle dans les systèmes agricoles. Les résidus de cultures laissés sur les parcelles font partie intégrante du fonctionnement des cycles biogéochimiques, tout comme les litières dans les écosystèmes naturels. Ces résidus de cultures, ainsi que les effluents d’élevage, fournissent la matière organique pour les sols agricoles. Dès le néolithique, alors que la fertilité des terres cultivées en céréales était assurée par la technique de l’abattis-brûlis, les vergers et les jardins étaientChapitre.I. Le rôle des biomasses résiduaires en agriculture et évolution des représentations de leur métabolisme fertilisés grâce aux restes de repas, aux résidus de cultures et aux déjections animales (Paillat-Jarousseau et al., 2016). Ainsi, la circulation des biomasses relie cultures et élevages (Lemaire et al., 2014). Les biomasses mobilisées en agriculture peuvent cependant avoir des origines plus éloignées de l’agriculture, notamment urbaines, comme c’est le cas des déchets verts des collectivités territoriales, des boues de stations d’épuration urbaines ou de certains déchets issus d’industries diverses, notamment agro-alimentaires. Ces matières organiques d’origine résiduaire peuvent être épandues sur un sol agricole pour valoriser ou recycler les éléments fertilisants et la matière organique qu’elles contiennent. Celles-ci sont désignées comme des matières fertilisantes d’origine résiduaire (Houot et al., 2014), ou des produits résiduaires organiques (Paillat-Jarousseau et al., 2016). D’autres usages (énergie, matériaux de construction) connaissent un développement important (Grillot et al., 2019). La circulation des BR relie ainsi différents systèmes : les systèmes urbains et ruraux (Barles et al., 2011), les écosystèmes et les agrosystèmes (Altieri, 1999), et les systèmes agricoles et alimentaires. Dans la suite de la thèse, on utilise les termes “ biomasse résiduaire » (BR) pour désigner l’ensemble des matières organiques d’origine résiduaire utilisées en agriculture et ceci quelque soient leurs origines (agricole ou non agricole) et modalités d’usage

La rupture du lien entre villes et campagnes : le « rift métabolique »

   Au sein de systèmes préindustriels, les biomasses résiduaires jouent un rôle central dans l’interaction entre différentes activités (cultures et élevages), mais aussi entre différents espaces d’un territoire (ville et campagne). Les agriculteurs mobilisent fortement les BR au sein même de leurs systèmes de production : c’est le « système fumier », concept majeur des agronomes du XIXe siècle. Les agriculteurs jouent un rôle essentiel dans la mobilisation des biomasses résiduaires produites dans les villes (Sabine Barles, 2015). Ce transfert de fertilité consiste notamment en la valorisation des déjections humaines en agriculture. Ces matières organiques urbaines sont reconnues par l’agronomie naissante comme des fertilisants efficaces. Dans la proximité des villes, les fumiers animaux sont complétés par les résidus urbains tels que les cendres de petites industries, les chiffons de laine, les matières de vidange des fosses d’aisance et les boues des rues (Paillat-Jarousseau et al., 2016). Les transformations que connaissent les villes au cours du XIXe siècle participent à modifier ce système. Le développement des zones urbaines et la spécialisation des productions dans les territoires rendent de plus en plus compliquée la mobilisation des biomasses résiduaires d’origine urbaine. De plus le développement des villes et des métropoles augmente la quantité de déchets ménagers et de déjections produites qui dépassent largement les quantités que pourraient absorber les terres agricoles limitrophes. En parallèle, le développement des idées hygiénistes modifie profondément la perception des biomasses résiduaires. Les déchets urbains, longtemps liées à la voirie « lieu où l’on portait les ordures, les immondices, les vidanges, les fumiers et les débris animaux » (CNRTL, 2018) sont de plus en plus perçus comme dangereux. Les déchets ménagers sont isolés, cachés dans des poubelles, limitant leur remobilisation. Les déjections sont traitées par le développement des canalisations et du « tout à l’égout ». Les eaux des stations d’épurations sont perçues de manière suspecte par les agriculteurs et sont de moins en moins mobilisés. Sous l’influence de ces facteurs multiples, une partie de ces biomassesChapitre.I. Le rôle des biomasses résiduaires en agriculture et évolution des représentations de leur métabolisme résiduaires est alors considérée comme des déchets et cesse d’être valorisée par les agriculteurs. Ce découplage est décrit par Karl Marx, comme un « rift métabolique ». En proposant ce concept, il est le premier à appliquer la notion de métabolisme à la société (Fischer-Kowalski & Hüttler, 1998). De nos jours, le « métabolisme social » fait référence aux échanges complexes et dynamiques de matière et d’énergie, entre les êtres humains et la nature (Foster, 2000)

Recyclage et optimisation : aujourd’hui les principales voies institutionnelles d’écologisation de la gestion des BR

   La valorisation des biomasses, notamment résiduaires, est aujourd’hui l’objet d’une variété importante de stratégies institutionnelles, portées par les Etats et les grandes entreprises, visant à écologiser leurs pratiques, c’est-à-dire « les processus par lesquels l’environnement est pris en compte dans les politiques publiques, dans les organisations, voire dans les pratiques professionnelles. » (Mormont, 2013). L’écologisation est devenue un objectif politique, aussi bien à l’échelle nationale qu’européenne : « Le terme écologisation est entré […] dans le vocabulaire et les pratiques des institutions de l’Union Européenne (UE) à partir du sommet de Dublin (1990) et du traité d’Amsterdam (1997) qui font du domaine de l’environnement une compétence communautaire transversale. […] Le Parlement européen emploie le terme « écologisation » en 1997 à propos de l’introduction de l’éco-conditionnalité des aides. La Direction générale de l’agriculture (DGVI) l’a repris plus récemment à son compte à propos des réformes engagées depuis 1992 pour « une PAC plus verte » (Commission européenne, 2003) » (Deverre & Marie, 2008). En ce qui concerne la gestion des BR, l’économie circulaire ou la bioéconomie représentent deux exemples particulièrement présents dans le champ institutionnel (Loiseau et al., 2016). Les définitions et limites de ces différentes conceptions varient en fonction des institutions qui s’en font les porte-voix. Le premier est focalisé sur les questions de recyclage, le second sur l’optimisation.

Dépasser l’opposition entre nature et culture en pensant ensemble humains et non-humains

   L’opposition entre nature et culture est puissante dans le discours commun, notamment parmi les non-scientifiques. La nature est souvent décrite comme obéissant à des « lois universelles ». Elle représente un tout unifié, désanimé (mu uniquement par des relations de causes et de conséquences). Le savoir sur la nature (scientifique) est perçu comme indiscutable. Latour montre que la réalité du fonctionnement de la science est tout autre. Son travail d’enquête a révélé que les scientifiques passent leur temps à mélanger ce qui est de l’ordre du naturel et du culturel dans leurs pratiques et dans leurs discours. Cette opposition nature/culture ne serait qu’une construction a posteriori qui ne reflète pas la réalité de nos savoirs et de nos représentations. C’est ce qui fait dire à Latour que Nous n’avons jamais été modernes (1991). Latour propose de dépasser cette opposition, qui suranime certains acteurs et en désanime d’autres : « Quand on prétend qu’il y a, d’une part, un monde naturel et, de l’autre, un monde, humain, on a simplement proposé de dire après coup qu’une portion arbitraire des acteurs sera dénuée de toute action et qu’une autre portion, également arbitraire, des mêmes acteurs, sera dotée d’une âme (ou d’une conscience). » (Latour, 2015) L’alternative consiste à penser ensemble et de manière symétrique les humains et nonhumains, sans chercher à opposer ce qui serait des « êtres de nature » d’un côté, ou des « êtres de culture » de l’autre. Dans cette perspective hybride, l’action est vue comme résultante d’une multiplicité d’entités, à la fois humaines et non-humaines.

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Table des matières

INTRODUCTION
PARTIE 1. PROBLEMATIQUE
CHAPITRE.I. LE ROLE DES BIOMASSES RESIDUAIRES EN AGRICULTURE ET EVOLUTION DES REPRESENTATIONS DE LEUR METABOLISME
I.1. Importance des biomasses résiduaires dans l’organisation des interdépendances entre sociétés humaines et agriculture
I.2. Les transformations du métabolisme des biomasses résiduaires au cours des révolutions industrielles
CHAPITRE.II. LA QUESTION DE L’ECOLOGISATION DE LA GESTION DES BIOMASSES RESIDUAIRES A LA CROISEE DES CHEMINS ENTRE « MODERNISATION ECOLOGIQUE » ET « TERRESTRIALISATION »
II.1. Démarches d’écologisation de la gestion des biomasses résiduaires dans le champ institutionnel
II.2. Les critiques de la modernisation écologique et l’appel à son dépassement : le projet d’une écologisation terrestre
CONCLUSION : COMMENT PRENDRE EN CHARGE LE PLURALISME DES VOIES D’ECOLOGISATION DE LA GESTION DES BIOMASSES RESIDUAIRES ?
PARTIE 2. CADRES THEORIQUES
CHAPITRE.III. LE PROGRAMME BIOECONOMIQUE, UN PROJET DE TRANSFORMATION SCIENTIFIQUE ET SOCIALE DU METABOLISME SOCIO-ECONOMIQUE
III.1. Un paradigme scientifique
III.2. Un programme de transformation sociale relevant à la fois de mesures techniques, de changements institutionnels et de propositions éthiques
III.3. Des héritages multiples, à la croisée des sciences et de la politique
CHAPITRE.IV. LE PRAGMATISME, UN CADRE PHILOSOPHIQUE POUR PENSER LE PLURALISME ANCRE DANS L’EMPIRISME ET L’ACTION
IV.1. Une courant philosophique ancré dans la réalité et qui part des problèmes des hommes
IV.2. Une philosophie pour prendre en charge le pluralisme
CHAPITRE.V. LE METABOLISME SOCIO-ECONOMIQUE VU SOUS UN ANGLE PRAGMATIQUE : LES RESEAUX METABOLIQUES COMME CADRE ANALYTIQUE
V.1. Les réseaux métaboliques : une réalité faite de flux et de fonds
V.2. Les réseaux métaboliques : centrer son regard sur des situations problématiques
V.3. Les réseaux métaboliques : une approche relationnelle pour penser ensemble les fins et les moyens
CONCLUSION : COMMENT CARACTERISER LE PLURALISME DES VOIES D’ECOLOGISATION DE LA GESTION DES BIOMASSES RESIDUAIRES AU PRISME DES RESEAUX METABOLIQUES ?
PARTIE 3. ETAT DE L’ART
CHAPITRE.VI. PLURALISME DES REPRESENTATIONS DU METABOLISME SOCIO-ECONOMIQUE ET DES PROGRAMMES D’ECOLOGISATION ASSOCIES
VI.1. Méthode : des écoles de pensée caractérisées à l’aide des réseaux métaboliques
VI.2. Huit écoles de pensées qui proposent des représentations du métabolisme socio-économique et des programmes d’écologisation différents
CONCLUSION : ANALYSER LE METABOLISME DES BIOMASSES RESIDUAIRES PAR LA MISE EN DIALOGUE DE DEUX PROGRAMMES OPPOSES : L’ECOLOGIE INDUSTRIELLE (EI) AU SERVICE D’UNE MODERNISATION ECOLOGIQUE, ET LES ECONOMIES DE LA GRANDEUR (EG) AU SERVICE D’UNE ECOLOGISATION TERRESTRE
PARTIE 4. MATERIEL ET METHODES
CHAPITRE.VII. TERRAIN ET OBJET D’ETUDE : LA GESTION DES BIOMASSES RESIDUAIRES DANS LES SYSTEMES AGRICOLES DE LA VALLEE DE LA DROME
VII.1. La vallée de la Drôme comme terrain d’étude
VII.2. Récolte des données sur quatre niveaux différents : bases de données, experts, agriculteurs et action collective
CHAPITRE.VIII. UNE METHODE D’ANALYSE S’APPUYANT SUR LES RESEAUX METABOLIQUES
VIII.1. Essai d’écologie industrielle au service d’une modernisation écologique
VIII.2. Essai d’économies de la grandeur, au service d’une écologisation terrestre
VIII.3. Essai de mise en dialogue des deux écoles de pensées
CONCLUSION
PARTIE 5. RESULTATS
CHAPITRE.IX. ESSAI D’ECOLOGIE INDUSTRIELLE AU SERVICE D’UNE MODERNISATION ECOLOGIQUE DE LA GESTION DES BIOMASSES RESIDUAIRES
IX.1. Une réalité faite de flux et fonds : les biomasses résiduaires produites sur le territoire
IX.2. Des situations problématiques : des déséquilibres entre productions et apports
IX.3. Une approche relationnelle : circulation des biomasses résiduaires parmi les acteurs économiques, entre interdépendance et concurrence
Conclusion
CHAPITRE.X. ESSAI D’ECONOMIES DE LA GRANDEUR AU SERVICE D’UNE ECOLOGISATION TERRESTRE DE LA GESTION DES BIOMASSES RESIDUAIRES
X.1. Une réalité faite de flux et de fonds : comment l’agriculteur décrit-il le métabolisme des biomasses résiduaires, et quelle place y est accordée au vivant ?
X.2. Des situations problématiques : des transformations du métabolisme qui révèlent des difficultés à composer avec le reste du vivant
X.3. Une approche relationnelle : la gestion des biomasses résiduaires s’inscrit dans des collectifs hybrides différents selon le type de biomasse
Conclusion
CHAPITRE.XI. MISE EN DIALOGUE PRATIQUE DES ESSAIS D’ECOLOGIE INDUSTRIELLE ET DES ECONOMIES DE LA GRANDEUR
XI.1. Une réalité faite de flux et de fonds : des représentations contrastées du métabolisme
XI.2. Des situations problématiques : les déséquilibres entre productions et apports de biomasses résiduaires ainsi que le rapport au vivant sont des problèmes liés
XI.3. Une approche relationnelle : les programme d’EI et EG négociés dans un projet de compostage collectif, donnant lieu à différents compromis (l’exemple de l’association « Compost’ et moi »)
Conclusion
PARTIE 6. DISCUSSION
CHAPITRE.XII. EVOLUTION DE MON POSITIONNEMENT AU COURS DU PARCOURS DE THESE
XII.1. La question de l’interdisciplinarité et du pluralisme
XII.2. A la recherche d’un positionnement : entre bioéconomie et pragmatisme pour un agronome
CHAPITRE.XIII. INTERETS, LIMITES ET PERSPECTIVES DE MA DEMARCHE METHODOLOGIQUE
XIII.1. L’opérationnalisation des réseaux métaboliques : une démarche originale de mise en dialogue
XIII.2. L’opérationnalisation de l’écologie industrielle : l’ancrage d’un idéal modernisateur dans une situation concrète
XIII.3. L’opérationnalisation des économies de la grandeur : un outil au service d’une écologisation terrestre
CHAPITRE.XIV. LES RECITS SUR L’ECOLOGISATION DANS LA VALLEE DE LA DROME A L’EPREUVE DES RESEAUX METABOLIQUES
XIV.1. La Biovallée, un territoire de référence et reproductible ?
XIV.2. Un projet d’écologisation radical porté par l’agriculture biologique en opposition à un modèle conventionnel et modernisateur ?
CONCLUSION
Perspectives pour une écologisation pluraliste

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