Le narrateur-personnage inadéquat

Le narrateur-personnage inadéquat

Postures narratives de l’inadéquation et nouvelles configurations du récit contemporain :

Prolégomènes à la notion de posture narrative
De nos jours, lorsqu’il est question de posture en littérature, l’on pense majoritairement à la notion de posture littéraire de l’auteur et aux études sociologiques de Jérôme Meizoz : c’està-dire que l’on s’intéresse à la mise en scène de l’auteur dans la sphère publique et aux répercussions de cette présentation sur son œuvre103. Pourtant, nous remarquons que l’usage de la notion de posture ne témoigne pas toujours de la position de l’auteur, mais est utilisée parfois lorsqu’il s’agit de caractériser un certain type de narrateur, et peut donc avoir d’autres usages pertinents. En fait, la forte présence de narrateurs personnages dans les récits contemporains n’est pas étrangère à ces autres usages, alors que l’association du narrateur je à l’auteur ajoute un aspect narratif central à la notion de posture. Avant de poursuivre notre étude, il nous faut donc circonscrire notre acception de ce terme, ce que nous ferons à l’aide de deux notions limitrophes. En nous appuyant sur les travaux de Paul Ricoeur en ce qui concerne l’identité narrative, notion à laquelle nous nous sommes référée dans le chapitre précédent, et sur ceux de Ruth Amossy à propos de l’ethos, nous tenterons de dégager certains aspects utiles à l’élaboration de notre propre approche. Puisque notre objectif n’est pas de proposer une nouvelle notion, mais bien d’en préciser les contours, nous nous servirons de l’exemple de deux textes faisant usage de ce terme dans une visée a priori similaire, mais avec des résultats bien différents. D’une part, nous verrons dans l’article de Stéphanie Cox et Jung Hwa Rosa Hong (2012), qui d’ailleurs compare Ying Chen à Ook Chung, que la notion de posture se rapporte davantage à l’auteur et à son vécu. D’autre part, le chapitre de Francis Langevin dans l’ouvrage collectif La transmission narrative. Modalités du pacte romanesque contemporain (2011) nous éclairera sur la définition que nous tentons d’élaborer, celui-ci s’intéressant à la posture singulière d’un certain type de narrateur personnage.

Pour caractériser la dialectique entre identité et altérité, nous nous sommes intéressée plutôt au concept d’identité narrative dans notre étude de narrateurs-personnages Autres. Pour Ricoeur, il s’agit d’une notion qui permet d’intégrer l’identitaire à la fiction, tout en tenant compte de ses particularités. Le philosophe précise un élément important à considérer dans le régime de la fiction : le caractère de changement et d’instabilité, puisque l’identité, dans cet univers, ne « cesse de se faire et de se défaire104 », ce que les notions d’ipse et d’idem n’arrivaient pas totalement à saisir. Pourtant, l’identité narrative est rapidement devenue un « problème spécifique » plutôt qu’une solution, note Jean-Luc Amalric, au fil des refontes notionnelles effectuées par le philosophe lui même105, depuis les premières esquisses dans Temps et récit III (1985). En effet, près de trente ans plus tard, Vincent Descombes revisite cette notion dans Les embarras de l’identité (2013) à la lumière de situations identitaires actuelles et conclut que ce concept ne convient pas. Selon Descombes, l’identité ne peut être subjective dans la réalité tout comme dans la fiction, puisque, comme nous l’avons déjà mentionné, elle échappe, d’une part, à la libre décision de l’individu, du fait qu’elle comporte un aspect socioculturel déterminant et que, d’autre part, le fait de choisir la version à présenter de son identité tend vers la « pure construction, celle qui donn[e] l’image la plus avantageuse de sa personne106 ». Il demeure toutefois pertinent de penser l’identitaire en fonction d’une évolution et d’une possible instabilité lorsqu’il est question de fiction. À la lumière des réflexions de Descombes, le fait de caractériser ou de chercher à définir l’« identité » d’un narrateur serait peu approprié, tout comme l’idée qu’un narrateur puisse chercher à saisir son identité. Cela étant dit, l’étude de sa manière d’être et de se (re)présenter dans le récit n’a pas à être écartée pour autant.

Revenons à l’article de Langevin, plus intéressant pour notre propos. Pour expliciter les liens entre l’exotisme et la posture qui en découle, l’auteur distingue d’abord trois types d’altérité, qui ne sont pas sans rappeler les figures de l’étranger et de la folie étudiées par Julie Cabri. D’abord, il y a l’altérité culturelle, présente dans les critiques sociales du narrateur et le choc des valeurs vécu par celui-ci; puis, l’altérité éthique, qui se manifeste par une morale qui est propre à ce narrateur et finalement, l’altérité cognitive, qui désigne un narrateur qui avoue son incapacité à se souvenir ou à mettre en ordre ses idées ou son récit, par exemple. Cette catégorisation de l’altérité va dans le même sens que notre proposition concernant la diversité des aspects identitaires auxquels se rattache cette notion. Toutefois, l’objectif de notre deuxième chapitre sera de comprendre les implications d’une inadéquation à la fois en tant que personnage et en tant que narrateur dans Un enfant à ma porte et dans La Trilogie coréenne. Il s’avère parfois difficile de départager complètement ces fonctions l’une de l’autre, mais nous verrons que l’échec du personnage est lié aux problèmes de compétence du narrateur. Ainsi, même s’ils sont des personnages Autres, c’est moins leur altérité, leur marginalité ou l’« exotisme » dont ils font la promotion ou le procès qui souligne la particularité de leur posture, mais le sentiment d’être faillibles et d’être fondamentalement inadéquats comme narrateur. Afin de rendre compte de l’aspect ontologique de leur altérité, nous prendrons comme point de départ leurs échecs en tant que personnages pour caractériser les postures narratives liées à leur inadéquation. Dans un deuxième temps, nous dégagerons les liens entre la posture narrative adoptée par le narrateur et la manière qu’il a de narrer son récit.

Dans ce chapitre, il s’agira de comprendre en quoi le fait d’affirmer une inaptitude à raconter peut être lié au fait d’être inadéquat dans son propre rôle (de mère, de fils, d’amant, etc.). Quels impacts cette double inscription de l’inadéquation peut-elle avoir sur la configuration du récit? Si Langevin a habilement montré la corrélation entre l’éthique du narrataire et la posture du narrateur-personnage exotique, nous nous intéresserons davantage à montrer en quoi les postures narratives d’un narrateur-personnage inadéquat influe, entre autres, sur la logique narrative. En s’inscrivant dans la lignée des récits de filiation, les deux œuvres à l’étude puisent à même un héritage littéraire tout en y proposant de nouveaux paradigmes. Alors que la norme des récits de filiation est d’être pris en charge par des figures d’héritier, l’inadéquation des narrateurs-personnages de Chen et de Chung surpasse leur rapport à leur héritage pour combler leur inadéquation. Comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, ils se caractérisent par des types d’altérité qui, quoique différents, sont « utiles » à leur propos. Ainsi, nous entendrons par « posture narrative » autant la manière d’être et d’agir du personnage que la compétence du narrateur et sa position par rapport à une autorité ou une forme de légitimité.

La posture mortifère dans le cycle de Ying Chen:

Le cycle de récits dans lequel s’inscrit Un enfant à ma porte met en scène une narratrice anonyme marginale, qui pourrait être cette jeune narratrice morte qui se raconte dans L’Ingratitude, quoique peu d’éléments nous permettent de l’affirmer concrètement125 . Communément désignée par l’appellation « la narratrice » dans les études, celle-ci est amenée à s’incarner dans diverses vies qui, comme pour la maternité, constituent en fait des rôles thématiques, qui ne durent donc jamais plus d’un récit. C’est ce que Ziyan Yang, dans son étude sur la réincarnation de cette narratrice, désigne comme un jeu de rôles : « Le jeu de rôles, dans ce cycle romanesque, constitue un terrain récurrent où a lieu une exploration du rapport entre le sujet et son rôle ainsi que de celui entre l’identité et le regard de l’Autre126 . » Effectivement, la protagoniste de Chen s’appréhende au contact des autres dans le cadre de ses (ré)incarnations. Pourtant, la rapidité avec laquelle elle abandonne chacune de ses vies signifie d’emblée une incompétence fondamentale. En fait, dans ce cycle, elle est strictement décrite en fonction de ce que l’on nomme, en sémiotique narrative, un rôle thématique. Dans Poétique du roman, Vincent Jouve revient sur certains éléments de cette notion. En ce qui concerne le personnage, la sémiotique aborde l’acteur (terme pour désigner le personnage) en fonction de deux types de rôles : un rôle thématique et un rôle actantiel. Alors que le premier n’est en fait que la caractérisation figurative déterminée en fonction de catégories sociales et psychologiques, le deuxième se rattache à la composition narrative dans le récit127. La narratrice-personnage est tour à tour chanteuse d’opéra ou bien maîtresse de S., fille de son père « mangeur », femme de A. ou bien mère adoptive et même chatte domestique. Alors que ces rôles thématiques la décrivent socialement, c’est souvent en fonction de l’Autre qu’elle accède à ceux-ci. Réincarnations, vies successives, le cycle joue sur la notion de personnage et sa stabilité, comme la narratrice l’annonce au début de son cycle : « J’étais redevenue un personnage. J’étais remontée sur la scène que je me promettais de ne plus quitter. Tout n’était que jeu. Interminable. Moderne à jamais. Et je m’amusais128 . » D’ailleurs, l’onomastique dans le cycle représente bien cette situation. Les personnages que la narratrice côtoie ont tous une voyelle en guise de prénom qui désigne leur rôle thématique : A. pour archéologue, Madame B. pour « baby-sitter », S. pour serviteur. Cela expliquerait  d’ailleurs pourquoi la narratrice n’a pas de prénom (ou de voyelle) : à cause de ses nombreuses vies. Face à cette précarité de son existence, le motif de la réincarnation procure une cohésion et une permanence à sa présence dans les récits. De fait, Rosalind Silvester note une forme de continuité à ce niveau de la structure du texte ainsi que de l’état de la narratrice : Comme le souligne Silvester, ces éléments forment une structure narrative qui assure un enchaînement entre les récits, chacun prenant le relais du précédent, là où la vie de la protagoniste a été laissée en suspens. C’est donc dire que l’état mortifère de la narratricepersonnage n’est pas seulement une caractéristique de sa condition ontologique, mais une posture qui a un impact sur le récit. Dans un premier temps, nous nous proposons de revenir brièvement sur chaque récit afin de comprendre le sens que prennent ces rôles dans l’ensemble du cycle. Pour ce faire, nous nous servirons de la sémiotique narrative afin d’étudier la nature et la composition de ce « jeu de rôles » et ainsi reprendre le parcours de la quête de la protagoniste. Cela nous permettra, dans un deuxième temps, de voir si chaque rôle correspond à une posture distincte, ou s’il s’agit d’une seule posture d’inadéquation qui donne naissance à plusieurs rôles.

La fuite apparaît comme un aspect intrinsèquement lié à la posture mortifère de la narratricepersonnage; la mort est en effet le moyen ou la condition dont elle dispose pour abandonner une vie pour une autre. Elle fuit l’emprise du prince et l’amour malsain de S. dans Immobile, elle doit abandonner sa vie familiale dans Le champ dans la mer puisque celle-ci est malsaine et conservatrice, elle souhaite réussir à ignorer la voix d’outre-tombe qui surgit en elle dans Querelle d’un squelette avec son double. Dans Le Mangeur, elle doit fuir son père pour éviter d’être dévorée et elle se réincarne en chat dans Espèces pour fuir son précédent échec maternel. La reprise du motif de la fuite donne à voir qu’au niveau de son rôle actantiel, la narratrice est son propre opposant, puisque son but ultime est d’incarner une vie et la mener à terme, ce qu’elle ne parvient pas à faire en raison de sa propre incompétence.

La question de la fiabilité : légitimer une voix testimoniale:

En incarnant de nombreuses vies, mais qu’elle raconte majoritairement du côté de la mort, la narratrice-personnage mise en scène par Ying Chen se caractérise davantage par sa voix que par sa présence corporelle dans l’espace narratif. Stéphanie Cox et Jung Hwa Rosa Hong résument bien cet aspect de la fiction chenienne : « En entamant avec Immobile une série de six romans (jusqu’ici) narrés par la même femme anonyme, elle [Ying Chen] crée une juxtaposition paradoxale de l’immobilité d’un personnage de plus en plus sédentaire, solitaire, et réfractaire à toute réhabilitation, mais dont la voix continue à la mener, et le lecteur aussi, ailleurs135 . » C’est comme si la voix de la narratrice devenait la seule marque de sa présence au fil des récits, alors que c’est cette même voix qui est perpétuellement remise en question. Dans Un enfant à ma porte, par exemple, la marginalité de la protagoniste est liée à son rôle de mère qu’elle parvient mal à jouer, mais c’est surtout sa fiabilité, c’est-àdire sa compétence en tant que narratrice, qui est constamment problématisée. Que ce soit la référence à ses blancs de mémoire, à ses insécurités ou à ses hallucinations, ces états récurrents forment, selon Silvester, un point de convergence dans la narration136 . L’instabilité est effectivement un topos qui se construit au fil des récits du cycle et la posture mortifère semble en fournir l’explication psychologique. Il devient alors intéressant de se demander jusqu’à quel point cette posture marginale, et pour le moins rare en littérature137, peut justifier un manque de fiabilité. Autrement dit, est-ce que la posture mortifère de la narratrice est liée à un trouble de transmission narrative? Dans son article, Francis Langevin fait l’état de l’évolution de la notion de non-fiabilité depuis Wayne Booth jusqu’au modèle élaboré par Greta Olson. L’objectif de Langevin est clair : montrer en quoi la fiabilité narrative est liéeaux « inconforts interprétatifs » que la posture « exotique » crée chez le lecteur. Si notre propre objectif n’est pas théorique, l’examen des travaux sollicités par Langevin nous aidera à poursuivre notre exploration de la posture narrative dans le cycle de Ying Chen l’examen de son impact sur le déroulement du récit.

Conclusion:

En prenant comme point de départ le constat de Simon Harel, selon lequel l’avènement des écritures migrantes en littérature québécoise a été décisif dans la prise de parole de l’Autre, l’intérêt à l’origine de notre recherche était de donner à voir en quoi cette position singulière accordée à la fois au personnage et au narrateur implique des configurations identitaires et narratives autres que culturelles. Sans mettre de côté les particularités propres à un récit migrant, surtout dans le cas de La Trilogie coréenne, notre objectif était plutôt de montrer que la notion d’altérité peut être féconde au-delà de cette dimension consensuelle et toucher à d’autres préoccupations de recherche telles que la compétence narrative, les postures littéraires, la quête identitaire, la transmission narrative et même le récit de filiation. L’intérêt de ce mémoire était également de donner de l’expansion et de la visibilité à des récits surtout abordés dans une perspective sociologique ou, dans le cas d’Ook Chung, encore peu étudiés. Ainsi, il nous a semblé qu’en mettant en scène des univers complexes et déstabilisants, autant par le biais de leurs personnages que par les lieux d’inscription du récit, les œuvres de Ying Chen et d’Ook Chung foisonnent de possibilités de recherche.

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Table des matières

Introduction
CHAPITRE 1 :
Le personnage Autre : formes et construction de l’altérité au je
CHAPITRE 2 :
Postures narratives de l’inadéquation et nouvelles configurations du récit contemporain
Conclusion

 

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