Le moment français et l’irréductibilité féconde du conflit 

LA PENSEE INTERROGATIVE

DE MACHIAVEL

La récente multiplication des essais réinscrivant directement le conflit dans le champ démocratique aurait pourtant pu disqualifier partiellement les écrits machiavéliens, mais il n’en est rien. Les travaux sur Machiavel insistant sur l’éloge du conflit comme les essais sur la démocratie convoquant les tumultes machiavéliens continuent de paraître. Pourquoi cette mobilisation de Machiavel lorsque la démocratie est absente de son discours ? Si Machiavel demeure fécond, c’est en raison de la nature même de ses écrits, énigme ouverte à l’interrogation, tâche indéfinie plus que thèse. La réactualisation sans cesse engendrée par l’œuvre de Machiavel s’ancre dans son écriture et son style qui ont vocation à ouvrir aux interrogations. Dans une stratégie oblique, l’auteur florentin pose des questions avec une acuité particulière, et, surtout, il s’abstient d’y répondre :
« Si Machiavel nous parle dans notre temps, c’est par la route nouvelle qu’ouvre son mode d’interrogation. Sa forme de pensée menace, par son affirmation, toute construction d’un édifice et toute idée de système, comme toute ambition de résolution de la problématicité des questions. »
L’œuvre machiavélienne est « l’exercice d’une parole indéfiniment en quête d’elle-même » ; par conséquent, elle échappe à toute entreprise de systématisation.
Aussi inclassable qu’insaisissable, la pensée de Machiavel procède par interruptions et contradictions qui déconcertent le lecteur. La dispersion fragmentaire du texte est telle qu’elle prévient tout exposé synthétique de sa pensée, et Althusser d’affirmer en ce sens que « le point central où théoriquement tout se noue, échappe interminablement à la recherche ». Le motif de l’Enigme Machiavel parcourt ainsi les ouvrages critiques, l’œuvre devenant à la fois « Sphynx », « rébus philosophicopolitique », « hiéroglyphe » ou « inscription étrusque ». Or, l’impossible coïncidence de l’œuvre avec elle-même ouvre une brèche propice à la multiplication des commentaires sur l’œuvre. L’œuvre machiavélienne, ennemie de l’esprit de système, « suscite la pensée » . Nous pensons avec Xavier Tabet et Carta Paolo que l’œuvre de Machiavel est une « “œuvre ouverte”, en ce sens qu’il est dans sa nature de fonder un commentaire infini » . Remettant en cause nos considérations, il est consubstantiel au texte machiavélien d’être sans cesse questionné.
C’est en ce sens que l’on peut dire à la suite d’Althusser que l’œuvre du Florentin présente une « étrange familiarité » , de sorte qu’elle nous interpelle malgré la distance temporelle et nous laisse interdits. La lecture de Machiavel nous reconduit au plus près de notre expérience, nous invite à « interroger le réel » , et nous permet ainsi de questionner nos valeurs dominantes. Machiavel n’est-il pas fréquemment convoqué pour réfuter les dogmes établis ? Dans le cadre de la lecture anglo saxonne, la mobilisation de Machiavel est propice à la remise en cause de l’historiographie libérale, quand la lecture continentale se concentre sur une réponse aux difficultés posées par le marxisme. C’est en ce sens que Skinner, contre une « manie d’antiquaire », évoque la fécondité du rapport à l’œuvre machiavélienne. De même, Claude Lefort affirme que grâce à la lecture machiavélienne de l’histoire de Rome et de Florence « nous sommes induits à réfléchir sur les problèmes de la démocratie » . Ainsi, soulevant des questions qui résonnent toujours et s’abstenant d’y répondre, l’œuvre machiavélienne puise son actualité dans sa structure et son écriture.
En somme, la lecture de Machiavel a connu un changement de paradigme.
Désormais, Machiavel est mobilisé pour réfléchir à la démocratie, et non à la tyrannie. Ce renversement tient à trois conditions : la déconstruction du mythe du machiavélisme à travers les nombreux ouvrages exégétiques, une pensée originale du conflit, le tout étant soutenu par une modalité de lecture propice à l’actualisation de sa pensée. Si l’utilisation de Machiavel par les philosophes de la démocratie contemporaine ne saurait pleinement coïncider avec sa pensée, un regard machiavélien sur notre société permet en revanche de réfléchir aux enjeux de la démocratie. Et ce, notamment au regard du thème machiavélien de la conflictualité qui n’a cessé d’irradier la philosophie politique. Pourtant, la constellation de textes faisant une place à la conflictualité ne saurait masquer les différences et contradictions qui l’habitent. Présentons d’abord le moment républicain à l’aune du Machiavel de Pocock et de Skinner.

LE MOMENT NEO-REPUBLICAIN, DEGRE ZERO DU CONFLIT ?

Lorsqu’il est question de démocratie dans le monde anglo-saxon, c’est d’abord sous sa forme délibérative qu’elle est évoquée, quand la démocratie agonistique demeure effacée. Aussi n’est-il pas étonnant que les lectures anglosaxonnes de Machiavel restent discrètes sur la thématique du conflit, sinon silencieuses. Notre propos est précisément de montrer qu’au sein du moment républicain, les études sur le Florentin font une place mineure à la question du conflit. Mineure, parce que la problématique des tumultes est quasi anecdotique dans leur dispositif théorique : évoqué brièvement, le conflit apparaît comme une modalité de la République parmi tant d’autres. Mais aussi mineure parce que, d’un point de vue normatif, le conflit se voit limité tant dans sa fonction que dans le cadre de son expression.C’est ce qu’invite à penser le Machiavel de Pocock et de Skinner. Ces deux auteurs, qui dominent le débat sur le républicanisme de Machiavel initié par Hans Baron et Felix Gilbert , ont en commun un « gommage » de la pensée du conflit civil. Quelles sont les conséquences d’une telle minimisation du conflit pour la démocratie ? Ces deux auteurs perçoivent l’originalité de Machiavel sur la question du conflit, et ils y voient une intuition féconde pour surveiller les instances dirigeantes. Néanmoins, le conflit n’est toléré que s’il ne présente pas un risque pour l’ordre établi et l’harmonie de la République, et il se trouve donc restreint à des voies institutionnelles. Une telle limitation du conflit ne risque-t-elle pas de le déposséder de sa pleine efficience ? Interroger l’irénisme du moment républicain invite alors à se demander si notre démocratie est suffisamment conflictuelle. Nous présenterons d’abord la lecture de Pocock, afin de la comparer ensuite au regard de Skinner sur les tumultes, pour réfléchir dans un dernier temps sur l’enjeu et les limites du conflit au sein du moment républicain.

L’IRENISME DE POCOCK

Desunione et tumulti au sein du moment machiavélien

Contrairement à ce que son nom pourrait indiquer, Le moment machiavélien (1975) n’a pas vocation à être une exégèse de l’œuvre de Machiavel, mais constitue l’étude d’un courant de pensée plus vaste afin d’interroger différentes situations politiques. L’expression « moment machiavélien » revêt deux sens. Elle désigne d’abord la pensée de Machiavel et de ses contemporains, qui se poursuit aux époques médiévale et moderne en Europe, et dont l’objet principal est la République ainsi que la nécessaire participation active des citoyens dans celle-ci. Elle désigne également le problème qui serait alors conceptualisé, à savoir celui de la finitude temporelle de la république. Ce faisant, l’ouvrage offre une perspective de Machiavel et de ses contemporains qui dénonce la prétention du libéralisme à se considérer comme seule source de réflexion politique aux Etats-Unis. Remettant en cause l’hégémonie du libéralisme, il s’agit pour Pocock de montrer que le républicanisme est fondamental dans la pensée politique anglo-saxonne. En soulignant que les humanistes florentins « ont légué un héritage paradigmatique important », à savoir « les concepts de gouvernement équilibré, de virtù dynamique et le rôle des armes et de la propriété dans le façonnement de la personnalité civique » , il devient manifeste que ce moment machiavélien gagne l’Angleterre au XVIIe siècle, et se poursuit jusqu’à la révolution américaine dont il inspire les principes. Par conséquent, existent aux Etats-Unis non seulement un héritage individualiste et libéral, mais aussi une tradition politique républicaine, qui met l’accent sur la vita activa, participation active du citoyen à la République. En somme, la perspective aristotélicienne du zôon politikon est affirmée contre le Locke et praeterea nihil, qui mettait l’accent sur l’établissement d’une sphère juridique garantissant les droits des individus afin de se consacrer entièrement aux activités privées. Le républicanisme affirme le primat de l’existence du citoyen avant celle du marchand.
Comme le résume Jean-Fabien Spitz, Pocock a déconstruit l’historiographie libérale en montrant « que la tradition politique des pays de langue anglaise a été porteuse de concepts et de valeurs républicains et machiavéliens, aussi bien que constitutionnels, lockiens et burkéens ». Ainsi, Le Moment Machiavélien apparaît plus comme un ouvrage sur le discours humaniste que sur Machiavel en particulier, comme une réflexion sur la république que sur la démocratie. Surtout, loin d’insister sur l’originalité de Machiavel, Pocock décèle l’homogénéité et la continuité du moment machiavélien. Pocock congédie-t-il pour autant la pensée du conflit chez Machiavel ? Sur ce point, nous sommes en désaccord avec Marie Gaille-Nikodimov qui affirme que la dimension du conflit est « tout à fait absente » de l’ouvrage de Pocock. En réalité, nous trouvons une référence dans le chapitre sept de la deuxième partie de l’ouvrage consacrée à la pensée florentine de 1494 à 1530, où Pocock commente l’originalité attribuée à Rome et la déconstruction du paradigme vénitien. Cette singularité tient aux incessantes rivalités entre patriciens et plébéiens dont la république romaine était le théâtre. Le paradoxe est que « de toute cette désunion a émergé la constitution que Polybe admirait et qui fut assez stable pour conquérir le monde » . Citons encore Pocock, qui, non seulement n’ignore pas la présence du conflit chez Machiavel, mais y voit l’une des hypothèses les plus saisissantes et audacieuses de son œuvre. Il était alors communément admis que Rome avait été sauvée de la destruction par la bonne fortune et les prouesses militaires, en dépit du désordre. En ce sens, nous dit Pocock, la valorisation des tumulti et de la desunione était une thèse « choquante et incroyable pour des esprits qui identifiaient l’union avec la stabilité et la vertu, et le conflit avec l’innovation et le déclin » . Pour un contemporain, comme Guicciardini, il est inadmissible d’affirmer que la grandeur de Rome tient à la désunion et aux luttes entre les nobles et le peuple.
Ainsi, Machiavel loue le modèle romain qui confie la garde de la liberté au peuple, à l’inverse de Sparte et Venise qui la confient aux nobles. Rome ne doit pas sa constitution à une fondation exceptionnelle comme Sparte, ni à la délibération des citoyens et l’aide de la fortune comme Venise ; elle le doit aux dissensions internes. C’est à partir du conflit civil qu’émerge la République romaine. Ce conflit civil est ensuite soutenu par la participation des citoyens à la vie de la cité. Le pouvoir politique des citoyens est en effet préservé parce que considéré comme la contrepartie à l’engagement militaire des Romains en vue de la poursuite de la domination impériale. Un tel pouvoir favorise les tumultes plébéiens, dont Pocock cite les différents canaux d’expression : manifester, fermer les boutiques, ou encore refuser le service militaire. Autant de formes tolérées par la République qui, devant se servir de son peuple, « doit lui accorder les moyens d’exprimer ses aspirations » . Pocock a donc connaissance de la valorisation du conflit dans les Discours, et il en fait une des hypothèses les plus subversives de Machiavel.

La République harmonieuse et le conflit pacifié

Le conflit est cependant ici à son degré le plus minime, et il nous semble que Pocock ne prend pas acte de toute la fécondité des tumultes. N’est-il pas révélateur que le conflit occupe une place dérisoire dans Le moment machiavélien ? Bien qu’il montre le désaccord de Machiavel avec des contemporains comme Guicciardini, il ne remet pas en cause l’homogénéité du moment Machiavélien.
Cela est symptomatique de l’ambition de souligner la continuité du moment machiavélien, dans lequel Machiavel doit prendre place. Comment tenir ensemble Machiavel et la tradition humaniste ? Le Florentin renonce à l’idée de concorde, ce qui remet en cause la tradition aristotélicienne . Si la politique n’a plus pour objectif de préserver l’harmonie de la cité, alors il existe un écart au sein même du moment machiavélien. Il est vraisemblable que cette difficulté soit au fondement de la minimisation du conflit chez Pocock. Les tumultes romains sont considérés comme un phénomène secondaire, une simple nécessité qui découle logiquement de l’accent mis sur la conquête militaire ; en ce sens, ils ne constituent « qu’une modalité, parmi d’autres possibles, et tout aussi légitimes, du modèle républicain ». Surtout, Pocock les réinscrit dans le cadre d’une réflexion sur une « république harmonieuse » . Comment conflit et concorde peuvent-ils s’accorder ? Pocock pense des limites étroites au conflit afin qu’il ne soit pas un risque pour l’intégrité de l’ordre établi.
La première limite apparaît dans l’expression tolérée du conflit. Bien que Pocock concède que le conflit soit nécessaire, il n’accueille que « des méthodes guère susceptibles de mettre à mal l’ordre public ». Entendons : le conflit civil est acceptable si et seulement si son expression ne porte pas atteinte à la stabilité de la République. Le conflit, ainsi assigné à des voies institutionnelles et ne portant aucun risque pour l’ordre établi, est réduit à la simple participation civique encadrée et légitimée par l’Etat. Les revendications apparaissent donc comme relativement pacifiques parce qu’elles sont canalisées par la république. Il nous semble que c’est là un des aspects les plus problématiques de l’irénisme de Pocock, car, comme nous le verrons, circonscrire le conflit à des voies pacifiques risque de priver le conflit de son effectivité.

SKINNER ET LA REVOLUTION MACHIAVELIENNE

Contrairement à Pocock qui insiste sur l’homogénéité du moment machiavélien, Skinner met à jour la singularité de Machiavel. Il démontre que même si, sur de nombreux points, Machiavel s’inscrit dans la tradition humaniste, il y a une révolution machiavélienne. Machiavel n’annonce-t-il pas qu’il veut s’écarter « du chemin suivi par les autres » ? Cette révolution machiavélienne est notamment à l’œuvre dans les Discours et les Histoires Florentines sur la question du conflit.
Le conflit comme condition de la liberté « C’est le bien général et non l’intérêt particulier qui fait la puissance d’un Etat ; et, sans contredit, on n’a vraiment en vue le bien public que dans les républiques » écrit Machiavel. En le citant, Skinner insiste sur l’option républicaine des Discours. La problématique est la suivante : comment faire pour que les citoyens, au même titre que les gouvernants, servent l’intérêt commun et non l’intérêt privé ? Aussi la question de la virtù ne se pose-t-elle plus uniquement pour la minorité au pouvoir ; elle est étendue à l’ensemble du corps social et devient une condition nécessaire à la grandeur d’une cité. Cependant, note Machiavel, les hommes étant « plus enclins au mal qu’au bien » , ils s’éloignent souvent de la virtù – raison pour laquelle même les sociétés les plus remarquables s’engagent sur la voie de la corruption. Le dilemme posé par les Discours est donc celui de l’inscription de la virtù dans le corps social : « Comment l’ensemble des citoyens peut-il faire obstacle aux glissements vers la corruption, comment peut-on obliger la collectivité à conserver comme objectif le souci du bien public pendant un temps suffisamment long pour que la grandeur civique soit atteinte ? »

LIMITES ET ENJEUX DU CONFLIT AU SEIN DU MOMENT REPUBLICAIN

Si le moment républicain n’ignore pas le conflit chez Machiavel, jusqu’à y voir l’indice de la nécessaire participation des citoyens en vue de contrôler l’agir du gouvernement, il nous semble que l’irénisme de Pocock et Skinner s’avère problématique pour deux raisons que nous voulons présenter. D’abord, il n’est pas certain qu’un conflit restreint et pacifié permette réellement d’imposer la voix du peuple contre celle des Grands. Ensuite, en la réduisant à une fonction de contrôle, le moment républicain ignore son potentiel d’innovation et de fécondité.
Le contrôle des élites, enjeu du conflit dans le moment républicain.
Dans une démocratie représentative, l’exercice du pouvoir échoit à une minorité d’individus. La question qui se pose est alors de savoir comment les citoyens peuvent avoir la garantie que cette minorité agit en vue de l’ensemble de la population. Les élections sont-elles une condition suffisante au respect des lois et de l’intérêt du peuple par la minorité au pouvoir, ou est-il nécessaire de penser un moyen d’encadrer cette minorité, ou du moins d’en surveiller l’agir?
La lecture des Discours invite à penser que « les élections ne sont pas suffisantes » . Machiavel enseigne en effet que l’intérêt des Grands se heurte frontalement à celui du peuple, et qu’il est illusoire de croire que les Grands n’agiront pas d’abord en vue de leur propre intérêt. Il est donc du ressort du peuple de contraindre les Grands à agir en vue de l’intérêt commun à travers les tumultes – hypothèse d’autant plus féconde que, comme nous l’avons vu avec Skinner, l’équilibre dynamique des forces sociales concourra à l’intérêt de tous, quand bien même les individus pensent suivre leur intérêt personnel. Apparaît ainsi un paradoxe machiavélien, actualisé par la démocratie représentative, à savoir que le « conflit politique et socio-économique est susceptible d’engendrer une plus grande allégeance politique que la poursuite active d’un consensus autour de la notion de bien commun » . Prendre acte de cette tension entre Grands et peuple permettrait ainsi de saisir la nécessité de l’engagement civique des citoyens dans la lutte pour surveiller les Grands dans leurs décisions, et veiller à ce que le bien commun en soit le motif. McCormick y voit la leçon principale de Machiavel : le conflit de classe oblige les élites à être responsables et à rendre des comptes de leurs actions. La fréquentation de l’œuvre machiavélienne enseigne ainsi l’insuffisance des élections pour contrôler les élites et la nécessité d’une participation active des citoyens.
Cependant, la participation civique ne saurait être seulement pacifique pour être pleinement efficace. Comme le souligne Jane Mansbridge, qui plaide pour l’accueil des formes d’expression les plus conflictuelles au sein de la discussion, les groupes dominés n’ont parfois d’autre solution pour se faire écouter par les groupes dominants que « l’intensité de l’opposition » .L’asymétrie du rapport de forces implique que la justice ne passe pas uniquement par le consensus, mais aussi par le dissensus. Si le conflit doit demeurer consensuel, le peuple ne pourra pas toujours se faire entendre. A cet égard, Loïc Blondiaux rejoint Jane Mansbridge lorsqu’il écrit : « C’est la position de force relative acquise par les groupes les plus faibles qui rétablit la symétrie dans la discussion et détermine la réussite de la délibération.  . Des revendications pacifiques, s’inscrivant dans le corps d’un ordre pensé et contrôlé par les élites, ne permettent pas toujours de surveiller ces derniers. Dans un rapport de force asymétrique entre le peuple et le Sénat, seul une menace pour l’ordre qui protège les Grands permet de rendre effectives les revendications du peuple. Comment émettre un regard critique sur une minorité qui détermine en amont les revendications légitimes, ainsi que leurs modes d’expression acceptables ? Ou, pour le dire avec Monique Chemillier-Gendreau, fixer les formes autorisées de la résistance « n’est-ce pas la nier dans son essence sauvage »  L’institutionnalisation d’un conflit irénique ne permet pas d’encadrer efficacement les élites : parfois, seul le désordre, entendu comme la capacité de s’extraire des voies reconnues par le pouvoir et de heurter frontalement les principes des hommes de pouvoir, est performant. Une discussion est véritablement effective que « si les interlocuteurs en position dominée ont une réelle possibilité, moyennant un conflit effectif, de lutter pour espérer parvenir à ce statut d’interlocuteur légitime ».

LE MOMENT FRANÇAIS ET L’IRREDUCTIBILITE FECONDE DU CONFLIT

A la différence de la lecture anglo-saxonne de Machiavel, le moment machiavélien français a centré sa lecture du Florentin sur la question du conflit afin d’interroger sa place en démocratie. Nous suivons Serge Audier lorsqu’il érige Raymond Aron, Maurice Merleau-Ponty et Claude Lefort en piliers de ce moment.
En dépit de variations certaines, tous trois ont en commun de penser l’irréductibilité du conflit démocratique à partir de l’œuvre du Florentin. De plus, la cohérence du moment machiavélien français est favorisée par un dialogue entre ses acteurs sur la question de l’héritage de Machiavel. Par souci de concision, notre étude se concentrera sur Merleau-Ponty qui initie la réouverture du chantier machiavélien, et son élève Claude Lefort, qui en donne la lecture la plus poussée.
Pourquoi cet intérêt renouvelé pour les tumultes machiavéliens au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ? L’attention particulière pour l’irréductibilité du conflit s’enracine dans une réflexion sur la question de l’idéal communiste. Face aux premiers échos totalitaires de l’expérience soviétique, Merleau-Ponty comme Lefort interrogent leurs convictions marxistes. Serge Audier et Marie GailleNikodimov s’accordent sur ce point : « De façon générale, indique la seconde, dans ce “moment machiavélien” français, la relation critique à la pensée marxiste s’avère essentielle. » . Il est indéniable que la lecture de Machiavel est influencée par la problématique des conflits de classe. Cependant, à la différence de Marx, Machiavel pense l’insolubilité des tumultes. La mobilisation de Machiavel souligne l’impossibilité de résoudre le conflit en dépit d’une redistribution des moyens et des ressources, précisément parce que le conflit, ou, devrait-on préciser avec Machiavel, les conflits, ne sauraient se résoudre à une analyse économique.
Nous voulons donc montrer que pour des auteurs comme Merleau-Ponty et le jeune Lefort, Machiavel répond aux apories du marxisme en affirmant l’irréductibilité du conflit, afin de souligner ensuite les conséquences normatives quant à la définition de la démocratie. Nous analyserons d’abord la réflexion critique sur la conflictualité ouverte par Merleau-Ponty, avant d’étudier le chemin poursuivi par Claude Lefort.

LE MACHIAVEL DE MERLEAU-PONTY

Les textes de Merleau-Ponty sur Machiavel sont aussi concis que rares.
L’essentiel se trouve dans la « Note sur Machiavel » de 1949, et il se voit complété par des remarques dispersées dans l’ensemble de son œuvre. Pour autant, il parvient, selon les mots de Gérald Sfez, à « pose[r], avec une vigueur inégalée, les questions qui vont mobiliser les différents courants de pensée qui suivront » . Avec lui, Machiavel n’apparaît plus comme le « penseur rêvé des tyrans » qui annonçait nazisme et fascisme, mais dans sa propension à « déminer les idolâtries».
Il convient, pour cela, de distinguer Machiavel du machiavélisme. Dès 1951, Merleau-Ponty annonce que « Machiavel est recouvert par le machiavélisme ». Ce propos peut surprendre les lecteurs de « La guerre a eu lieu » qui semblait participer de la confusion entre Machiavel et machiavélisme en refusant de réduire l’antisémitisme à « une machine de guerre montée par quelques Machiavels ». En dépit de cette ambiguïté – du reste, le pluriel peut faire signe vers le Machiavel fantasmé de l’Anti-Machiavel plus que vers sa véritable pensée – Merleau-Ponty réaffirme fermement sa position vis-à-vis du Florentin, comme en janvier 1953 lorsqu’il observe que « Machiavel est tout le contraire d’un machiavélique ». Pour s’affranchir des interprétations les plus cyniques, il met l’accent sur l’importance accordée au peuple, source de la légitimité politique par son innocence, et à la thématique de la desunione. Merleau-Ponty voit alors dans le Prince et les Discours matière à réfléchir à l’énigme démocratique.

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Table des matières
Introduction 
I –Machiavel, la démocratie et les conflits : rencontres et dissonances
1.1. Machiavel démocrate ?
Machiavel contre le machiavélisme
De l’inactualité de sa pensée
1.2. Des conflits en démocratie
Machiavel contre la tradition
Louer le conflit aujourd’hui, une attitude minoritaire ?
1.3. La pensée interrogative de Machiavel
II – Le moment néo-républicain, degré zero du conflit ? 
2.1. L’irénisme de Pocock
Desunione et tumulti au sein du moment machiavélien
La République harmonieuse et le conflit pacifié
2.2. Skinner et la révolution machiavélienne
Le conflit comme condition de la liberté
La neutralisation skinnerienne du conflit
2.3. Limites et enjeux du conflit au sein du moment républicain
Le contrôle des élites, enjeu du conflit dans le moment républicain
L’invention conflictuelle, l’oubli républicain ?
III – Le moment français et l’irréductibilité féconde du conflit 
3.1. Le Machiavel de Merleau-Ponty
Le conflit insoluble : une mise à l’épreuve du marxisme
Merleau-Ponty au prisme de Lefort
3.2. De L’incompossibilité des désirs : Machiavel à l’aune de Claude Lefort
Contre la mystique de l’unione
Le pouvoir ne peut faire l’économie de l’insécurité
Une comparaison avec le premier moment
3.3. La fragilité féconde : du rapport entre conflit et innovation
Les ambiguïtés de la révolution démocratique
L’avènement de la démocratie moderne et le règne de l’incertitude
Les droits de l’homme au cœur de la démocratie agonistique
Une salubre effervescence
IV- Le moment néo-marxiste ou la lutte sans terme
4.1. La démocratie contre l’Etat : un redoublement de la lutte
Marx et la vraie démocratie
La démocratie insurgeante comme pratique systématique du conflit
4.2. Un Moment marxien ou machiavélien ?
La référence à Machiavel chez Abensour
La référence au moment machiavélien chez Abensour
4.3. Difficultés rencontrées avec la radicalisation du conflit
Dialogue avec Lefort : une « querelle de famille » ?
La problématique des institutions
« La complication me paraît nécessaire »
Conclusion 
Bibliographie
Table des matières

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