LE LECTEUR EMPATHIQUE : LE DEPLOIEMENT D’UN MONDE A SOI EN L’ AUTRE

DEFINITION DE L’EMPATHIE ET DISTINCTION DE LA SYMPATHIE

   L’empathie est sans doute l’une des capacités humaines les plus importantes tant sur le plan du bien-être que de la préservation des liens qui nous unissent aux autres. Que seraient les humains s’ils ne se souciaient pas de ce que les autres vivent, éprouvent ou pensent? Qu’est-ce que l’empathie exactement? Jean Decety, sommité en neurosciences cognitives et en neurosciences sociales et professeur à l’Université de Chicago, a mené de nombreuses études sur le sujet. Il mentionne: La thèse générale est que l’empathie repose d’une part sur un partage affectif non conscient et automatique avec autrui, la capacité à imaginer le monde subjectif de l’autre en utilisant ses propres ressources psychologiques, d’autre part sur la nécessité de supprimer (ou réguler) temporairement et consciemment sa propre perspective subjective pour se mettre à la place de l’autre sans perte de son identité (Decety, 2005 : 16). Ainsi, l’empathie nous donne accès à la subjectivité de l’autre tout en prenant conscience da la nôtre. Decety précise sa définition: L’hypothèse générale est que l’empathie implique différentes composantes: le partage affectif, la flexibilité mentale pour adopter le point de vue de l’autre [contrôlée et intentiollilelle], la régulation émotionnelle qui permet d’identifier et se représenter les émotions de soi et d’autrui, l’ensemble reposant sur la conscience de soi. Ces composantes interagissent pour produire l’empathie et aucune à elle seule ne peut en rendre compte. Par exemple paltager l’émotion d’autrui sans distinction entre soi et l’autre et sans régulation émotionnelle correspond à la contagion émotiollilelle. Elle peut prendre la forme d’une identification complète avec autrui et produire une détresse émotionnelle. Cette réaction affective égocentrée peut même inhiber l’empathie (Decety, 2005 : 18). Certains considèrent que l’empathie est une capacité innée de l’être humain (les théories humanistes et psychodynamiques) tandis que d’autres considèrent l’empathie comme une capacité apprise de communication intersubjective (les théories béhavioristes). Decety pense, pour sa part, que nous avons la disposition innée de ressentir que l’autre est comme nous, et que nous acquérons très tôt dans notre développement la capacité de nous mettre à la place d’autrui. L’essentiel repose sur la distinction entre la conscience de soi et l’identification à l’autre. En somme, le processus empathique peut permettre de comprendre l’autre jusque dans sa complexité. Il existe, néanmoins, une nuance importante à faire avec la sympathie. Gérard Jorland, philosophe français et historien des sciences, précise: L’empathie consiste à se mettre à la place de l’autre sans forcément éprouver ses émotions, comme lorsque nous anticipons les réactions de quelqu’un ; la sympathie consiste inversement à éprouver les émotions de l’autre sans se mettre nécessairement à sa place, c’est une contagion des émotions, dont le fourire peut être considéré comme typique. Autrement dit, on peut être empathique sans éprouver de sympathie de même qu’on peut avoir de la sympathie sans être empathique (Jorland, 2004 : 20-21).

L’EMPATHIE: MOTEUR DE COMPREHENSION DE L’AUTRE ET DE SOI

   Alain Berthoz croit que l’humain est riche dans sa possibilité d’avoir plusieurs opinions, de changer d’opinion, de s’ouvrir à l’autre, de modifier ses perceptions par la rencontre avec l’autre: La capacité d’avoir une « vision d’ensemble » d’une situation ou d’un problème est associée à la remarquable capacité d’envisager le monde de façons diverses, de changer non seulement de point de vue mais aussi d’interprétation du réel, de lui attribuer des valeurs, de tolérer la différence, de décider (Berthoz, 2004: 273). L’empathie, comme mentionné plus haut, est un moteur de réflexion et, incidemment, parce que l’on se trouve face à un autre que soi, de compréhension. Cette volonté de comprendre l’autre nous fait prendre conscience de la singularité de l’être qu’on a face à soi et de notre propre perception subjective de lui. Jean-Luc Petit, enseignant-chercheur associé au Laboratoire de physiologie de la perception et de l’action au Collège de France,explique: Je crois que les choses que je vois ne sont pas seulement mes apparences subjectives, mais sont les mêmes que les choses que les autres voient, et qu’elles sont objectivement telles que nous les voyons tous. Mais on n’aperçoit pas d’emblée comment ma croyance à l’objectivité d’un monde contenant aussi les autres peut se rattacher à mon expérience subjective des choses perçues. Entre le subjectif et l’objectif, autrement dit le contexte local de mon expérience et le tout du monde, le lien ne peut être que celui du sens, tout métaphysique qu’il paraisse. Du sein de mon expérience, comme de l’expérience de chacun, il y a un renvoi de sens qui s’effectue vers autre chose. Ce que j’éprouve, mes façons de faire et de dire, se combinent et se recombinent toujours à nouveau avec ce que d’autres éprouvent, avec leurs façons de faire et de dire, en une trame de sens qui tient ensemble ce tout et le consolide de manière à composer un monde commun. Or, mon expérience ne renvoie à autre chose que si le sujet qui l’unifie ne le referme pas sous lui de façon exclusive (Petit, 2004 : 135-136). Jean-Luc Petit explique, dans la foulée de la réflexion de Husserl sur l’intersubjectivité, que c’ est le sens que l’on crée dans l’enchevêtrement du soi et des autres qui nous mène « à composer un monde commun ». Or c’est un réflexe essentiel puisque ce sens commun nous lie aux autres. Jean-Luc Petit poursuit: En vérité, l’autre n’est pas un objet déjà tout constitué auquel j’attribuerais des états mentaux en plus de ses états physiques. L’autre est pour moi parce qu’il a valeur d’être pour moi en tant qu’alter ego, une valeur qui le distingue absolument des simples choses, qui n’en ont pas moins, elles aussi, une certaine valeur d’être.C’est comme sujets coconstituants du monde que nous entrons primitivement en rapport avec autrui. Et, pour cela, nous n’avons pas à nous embarrasser d’hypothèses théoriques sur les états mentaux présumés inobservables des autres.Constituant, pour la part qui nous incombe, le monde comme monde doué de sens pour nous par le jeu réglé de nos kinesthèses qui viennent à réguler directement les décours d’opérations constituantes des nôtres. Remontant des profondeurs de l’enracinement corporel de chacun, nos contributions respectives s’éprouvent comme indispensables à la constitution d’un monde commun. L’autre est pour moi en tant que sujet constituant égal en dignité à moi-même (Petit, 2004 : 147).

L’empathie dans les situations concrètes

   L’empathie dans le réel et l’empathie dans la fiction se distinguent et se ressemblent à la fois. La majorité des relations que nous entretenons avec les autres passent par l’attitude naturelle, c’est-à-dire celle qui nous permet, selon Jean-Luc Petit, « [d’entretenir] avec autrui toutes sortes de rapports, affectifs, pratiques ou intellectuels » (Petit, 2004 : 136). On peut tout à fait être empathique dans cette position, mais c’est une empathie presque d’instinct, c’est-à-dire que notre compréhension de l’autre n’est pas le fait d’une intention précise. Or il existe également, selon Jean-Luc Petit, une autre attitude possible : [C]elle où, au lieu d’actes de réflexion sporadiques, nous engageons une procédure réflexive systématique et généralisée qui vise à la confirmation du fait qu’autrui est essentiel pour notre possibilité d’entretenir des rapports de sens avec le reste du monde, qu’il est nécessaire à la mise en place et à la stabilisation d’un sens partagé (Petit, 2004 : 136-137). Cette attitude, comme l’explique Petit, dépasse le naturel des rapports que nous entretenons avec les autres au quotidien et nous permet d’aller plus profondément dans la compréhension de l’autre et de soi. Elle nous permet de constater l’importance d’un sens commun entre l’autre et soi. Cette position, quoique possible dans le concret, est moins systématique que lors de la lecture de grands romans. Et pourtant, elle est essentielle « pour notre possibilité d’entretenir des rapports de sens avec le [monde] ». L’attitude naturelle est primordiale: elle nous permet une certaine objectivation des autres (oui, le monde continue à tourner même lorsque nous ne sommes pas là pour le regarder). L’autre attitude permet d’aller plus loin que cette objectivation, elle permet une subjectivation, plus encore elle permet l’intersubjectivité, c’est-à-dire que la procédure systématique de réflexion que nous engageons envers l’autre nous porte à concevoir que c’est notre subjectivité propre qui entre en relation avec celle de l’autre et que la conséquence n’est pas une vérité objective,mais le jeu mêlé de deux perceptions, de deux contextes, de deux formes de pensée.

L’empathie dans toute autre situation de fiction que celle du roman

   Évidemment, parler de formes écrites ne renvoie pas seulement au roman. C’est pourquoi il importe de bien distinguer l’impact empathique d’un roman par rapport à toute autre forme de fiction. Comparons pour l’instant la fiction en général par rapport aux autres formes écrites. Il arrive que l’on compare la fiction littéraire aux discours philosophiques en ce qui a trait au potentiel d’hypothèses sur l’existence, à l’espace laissé à la pensée. Cependant, et même s’il est vrai que certaines fictions sont à tendance philosophique, la forme utilisée reste franchement différente. Charles Dantzig explique bien en quoi consiste cette différence entre fiction et philosophie : La littérature, et en particulier la fiction, est une forme d’analogie. Ou plus précisément, une des formes de compréhension par l’analogie. Ou plus précisément, une des formes de compréhension par l’analogie qui agit sur les sentiments en plus de l’intelligence. Analogie, sentiment. Voilà qui est différent de cet autre mode de compréhension qu’est la philosophie, et qui, elle, s’appuie sur l’analyse et l’ intellece. La fiction a donc la possibilité de susciter des sentiments. Antoine Compagnon explique bien l’impact sur le lecteur : La littérature déconcerte, dérange, déroute, dépayse plus que les discours philosophique, sociologique ou psychologique, parce qu’elle fait appel aux émotions et à l’empathie. Ainsi parcourt-elle des régions de l’expérience que les autres discours négligent, mais que la fiction reconnaît dans leur détail (Compagnon, 2007 : 67). Ce qui est fiction est analogie et sentiments pour le lecteur. Mais soyons plus précis. En quoi le processus empathique du roman en particulier se distingue-t-il des autres formes de fiction? Nancy Huston dit ceci: Seul le roman combine ces deux éléments que sont la narration et la solitude. Il épouse la narrativité de chaque existence humaine, mais, tant chez l’auteur que chez le lecteur, exige silence et isolement, autorise interruption, réflexion et reprise. Théâtre et cinéma peuvent solliciter eux aussi notre empathie pour des êtres dissemblables, lutter contre le manichéisme par la nuance, nous inciter à nous éloigner de l’éthique de l’identité pour accéder à celle de l’identification. Mais seul le roman se déroule exclusivement au plus intime de notre être, à savoir dans notre cerveau. Partant, il nous fait entrer dans le cerveau des autres et nous rend témoins [ … ] de leurs pensées et doutes, leurs frayeurs et contradictions, leurs souvenirs et espoirs … (Huston, 2008 : 190).

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Table des matières

CITATION
AVANT -PROPOS
RÉSUMÉ
ABSTRACT
INTRODUCTION GÉNÉRALE
CHAPITRE 1 QU’EST-CE QUE L’EMPATHIE ?
1.1 DEFINITION DE L’EMPATHIE ET DISTINCTION DE LA SYMPATHIE
1.2 L’EMPATHIE: MOTEUR DE COMPREHENSION DE L’AUTRE ET DE SOI
CHAPITRE 2 LE LECTEUR EMPATHIQUE : LE DEPLOIEMENT D’UN MONDE A SOI EN L’ AUTRE
2.1 L’EMPATHIE EN-DEHORS DU ROMAN
2.1.1 L’EMPATHIE DANS LES SITUATIONS CONCRETES
2.1.2 L’EMPATHIE DANS TOUTE AUTRE SITUATION DE FICTION QUE CELLE DU ROMAN
2.2 COMMENT LE ROMAN PEUT-IL NOUS RENDRE EMPATHIQUE ? LES LIENS ENTRE NEUROSCIENCES ET LITTERATURE ET L’IMPACT DU LANGAGE ET DU RECIT DANS L’INTERPRETATION DU LECTEUR
2.2.1 EMPATHIE ET IDENTIFICATION DANS LE ROMAN
2.2.2 L’IMPACT DU LANGAGE
2.2.3 L ‘ IMPACT DU RECIT PAR LES PERSONNAGES
2.2.4 L’IMPACT POTENTIEL DES DETAILS DU ROMAN SUR LE LECTEUR
2.3 LE NON-LECTEUR EST-IL DANGEREUX? LECTURE ET EMPATHIE: UNE RELATION ESSENTIELLE ?
2.3.1 LE NON-LECTEUR EST-IL DANGEREUX ?
2.3.2 LECTURE ET EMPATHIE: UNE RELATION ESSENTIELLE ?
2.4 PEUT-ON MAL LIRE ? LE ROMAN MEENE-T-IL A DES CONNAISSANCES HUMAINES ?
2.4.1 PEUT-ON MAL LIRE ?
2.4.2 LE ROMAN MENE-T-IL A DES CONNAISSANCES HUMAINES?
CHAPITRE 3 ROMANCIER ET EMPATHIE
3.1 EMPATHIE, PERSONNAGE ET RELATIVISATION
3.1.1 LA CREATION EMPATHIQUE DU PERSONNAGE
3.1.2 LA PRESENCE DU DISCOURS DE L’ AUTRE
3.1.3 LA PRESENCE DE LA COMPLEXITE
3.1.4 LA RELATIVISATION DU DISCOURS
3.2 LE RAPPORT PARTICULIER ENTRE LA CONSCIENCE DE SOI DANS L’EMPATHIE ET LA CREATION ROMANESQUE
3.2.1 SOI: FICTION ?
3.2.2 LE REEL-FICTION: LES EXEMPLES DES GUERRES ET DES RELIGIONS
3.2.3 LE ROMAN PENSANT: ETRE AU MONDE SANS SYSTEME
3.3 LE ROMAN ET LE REEL
3.3.1 LA MORALE KUNDERIENNE DE L’AMBIGUÏITE VERSUS LE ROMAN ETHIQUE
3.3.2 LE ROMAN EST-IL UTILE, ET DOIT-IL L’ETRE ?
CHAPITRE 4 LE ROMAN NOUS REND-IL ALTRUISTE?
4.1 LE SCEPTICISME FACE AUX POUVOIRS EMPATHIQUES DU ROMAN: LECTURE DE EMPATHY AND THE NOVEL DE SUZANNE KEEN
4.2 COMMENT LE ROMAN NOUS RENDRAIT MEILLEURS: LECTURE D’UN CŒUR INTELLIGENT D’ ALAIN FINKIELKRAUT
CONCLUSION GÉNÉRALE
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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