Le langage du corps : symbolique et mouvements 

La part et le tout : puissance et morcellement du corps

Être un guerrier chez Homère, c’est avant tout être un corps. Un corps de préférence jeune, rapide, beau et puissant, mais surtout un corps dans sa complétude. En effet, il n’est pas imaginable de voir apparaître dans l’épopée homérique un corps qui dirait le manque. Un corps privé d’un membre, privé de force ou privé d’armes est un corps qui n’a pas sa place dans la geste iliadique ; même le plus célèbre éclopé de l’Iliade, Philoctète, sur lequel nous reviendrons en détail, ne s’est pas vu amputé de son pied ni dépossédé de son arc, de fait, bien qu’en mauvais état son corps est considéré comme complet. Dans l’absolu, le corps de Philoctète demeure un corps guerrier. Cette unicité du corps a son importance dans la façon de penser d’Homère et de ses contemporains car un corps incomplet ne saurait être un modèle héroïque, pourtant, au fil des pages c’est moins un corps entier que nous découvrons qu’un corps morcelé, synecdotique. En effet, tout au long du récit le poète ne nous donne à voir que des morceaux de corps, nous éloignant à première vue de la recherche de complétude et d’absolu qui semblait tenir au corps. D’où vient cette transformation, ce changement de perspective, qui fait du corps un assemblage de différentes parts plutôt qu’un objet d’un seul tenant ? Dans son étude sur L’image du corps dans l’œuvre de Virgile, Philippe Heuzé apporte une explication pour le moins convaincante à notre interrogation : plaçant le corps réel de l’expérience vécue et le corps écrit de l’œuvre artificielle sur deux plans différents, il démontre comment, le langage se substituant à la vue, le corps homérique ne peut jamais apparaître dans une totalité complète mais toujours dans un état fragmentaire voulu et subi par l’écriture. Car entre la réalité d’un corps et sa traduction écrite « il se produit une modification décisive. En passant d’une vision dans l’espace à un art qui se développe dans le temps, on abandonne le global instantané pour le partiel qui se montre dans la durée. Cela n’est pas sans conséquence. D’abord, notre désir de voir dans le texte nous conduit à ralentir le flux des mots, jusqu’à tenter de l’immobiliser pour fixer l’image et, si l’on peut dire, en disposer. En second lieu, nous n’apercevons que des fragments de corps. D’une part, ils sont le résultat d’un choix, car ce sont ceux que le poète juge bon de désigner (…). Mais d’autre part, il est clair que le langage ne possède pas le pouvoir de donner une image totale, analogue à celle que procure le regard.

Le corps blessé

Comme toutes les guerres, celle de Troie a son lot de morts et de blessés. Célèbres ou inconnus, nombreux sont les guerriers que les combats marquent dans leurs chairs et qui souffrent sous les coups, payant pour la forteresse d’Ilion le prix du sang. Le corps blessé, le corps souffrant, est une réalité qu’Homère n’a pas laissée de côté en composant l’Iliade ; tout au long de l’œuvre, on voit des héros, des chefs d’armées et même des dieux, touchés dans leurs chairs, atteints dans leur intégrité physique. La violence des affrontements, la fureur des hommes, tout cela contribue à ce que « le composé humain, fait de matière et d’esprit, se modifie sous les coups. Le glaive le fait plus sanglant, plus charnel. » Le corps ainsi maltraité offre au lecteur un nouveau spectacle : il lui donne à voir sa résistance, ses limites, l’exclusion dont il peut-être victime et également la révélation que peut lui apporter la souffrance en lui faisant prendre conscience de lui-même. Parce que le corps qui subit une blessure n’est plus le même que celui dont nous parlions plus haut, il mérite, bien plus que notre compassion, notre attention.
Bien qu’Homère ait tendance, dans le contexte épique, « à exagérer l’efficacité meurtrière de ses héros, (…) on trouve dans l’Iliade des blessés qui guérissent. (…) La présence de ces rescapés montre qu’Homère prenait en considération certaines évidences de la vraie guerre, et qu’il tenait davantage à ce que nous pouvons appeler ici la résistance des corps.» En effet, alors que chez Virgile on revient d’une bataille intact ou l’on n’en revient pas, les héros de l’épopée homérique se voient proposer une autre alternative : la blessure.
Pouvant atteindre toutes les parties du corps, de la tempe à l’aine, comme de la main au talon, elle n’est cependant pas irrémédiable et si elle représente une défaillance elle ne signifie pas pour autant l’échec ou la mort.

Le corps privé d’action : sommeil, vieillesse et mort

Si le récit homérique tend à idéaliser ses héros et leurs corps, il n’en demeure pas moins conscient des réalités qui leur sont attachées et qui les définissent profondément en tant que mortels. Bien que l’action soit valorisée par l’épopée, le poète doit se rendre à l’évidence que l’homme – même le plus grand des héros – ne peut pas agir constamment, et qu’il est des phases – dans un jour, comme dans une vie – où le corps se retrouve privé d’action, au repos.
Le sommeil, la vieillesse et la mort, représentent les trois grands stades naturels où le corps humain, de manière plus ou moins permanente, ne peut plus prétendre à l’action quand bien même il le voudrait.
Le sommeil, cette « petite mort » qui place le corps et la conscience en veille, tient une place importante dans le récit homérique qui le présente sous sa forme divine et le rend maître des hommes (Achille, Agamemnon, Ménélas, etc.), comme des dieux (Zeus). Il apparaît chez Homère comme un dieu ambivalent, fait de contraires : il peut être considéré comme un don des dieux, mais il est le frère de la mort, il peut être vécu comme un soulagement, une délivrance, mais peut également apporter la ruine. Cette ambivalence est d’ailleurs traditionnellement inscrite dans les représentations du dieu Hypnos, qui en font un dieu boiteux, aux pieds tordus, de même qu’Héphaïstos, mais nous reviendrons plus tard sur les infirmités divines. Donc, le sommeil, selon l’être qu’il endort et le moment qu’il choisit, peut être interprété de différentes façons : commençons par l’appréhender comme un don des dieux et un soulagement. Lorsqu’un homme est en proie à d’intenses souffrances ou à un lourd chagrin, le sommeil vient à lui comme une douce étreinte, lui apportant le repos du corps et la paix de l’âme. Pour Philoctète, qui chez Sophocle entretient une forte relation avec le sommeil – qu’on le voie dormir dans sa grotte, ou qu’il raconte comment les Achéens l’ont abandonné alors qu’il dormait –, cet état lui procure l’apaisement de son mal, il est le seul « remède » qui fasse effet sur son pied maudit et qui chasse, pour un temps, la douleur qui le tenaille.

Beauté éclatante et éclat de la beauté : de l’homme au divin

L’épopée homérique qui présente un monde en guerre, où la vie est rythmée par les combats et les morts, n’en demeure pas moins une œuvre littéraire dans laquelle le souci de l’esthétique et l’œil avisé du poète s’efforcent de montrer le beau, car « après la tâche de sang, c’est la beauté qui, dans le corps, attire le regard. » Et dans l’Iliade, comme dans l’Odyssée, où la beauté est une qualité pratiquement obligatoire, quasi nécessaire, elle n’est pas l’apanage du seul corps :  « Dans Homère, tout est présenté comme beau. Les objets sont beaux. Il y a de belles coupes, de belles armes ciselées, des casques étincelants, des tissus brillants, de riches demeures, aux vastes celliers, où les réserves d’huile embaument, et des navires bien ajustés, qui filent sur la mer. Les personnages, divins ou humains, sont également beaux – du moins quand ils appartiennent à l’aristocratie princière. Les guerriers sont tous grands et forts. Les femmes ont toutes des bras blancs. Bref, l’on n’est pas surpris de trouver souvent chez Homère, appliquée à des êtres humains, la formule si caractéristique qui les dit “semblables à des dieux”.»
Cette observation est à la fois très juste, et essentielle pour comprendre le rapport qu’entretient Homère à la beauté dans son œuvre ; rapport très étroit s’il en est, en effet, « dans l’Iliade et l’Odyssée, nous relevons deux cent soixante dix-neuf emplois de l’adjectif καλός [pour désigner la beauté] (nous ne retenons pas les valeurs morales du mot). La beauté est omniprésente.» Et, s’il est vrai que le beau est partout, le corps, humain ou divin, reste le lieu privilégié de la beauté, le support sur lequel elle ne cesse de se montrer, de se laisser admirer. Pourtant, il n’est pas toujours évident pour le poète de nommer la beauté ; de la donner à voir à travers ses mots aussi belle qu’elle l’est pour le regard.

Corps divin : difformité et paradoxe

Bien qu’il soit traditionnellement admis, dans le récit homérique comme dans la mythologie en général et plus prosaïquement par la δοξά, que les dieux aient à leur disposition un corps parfait : immortel, beau, modelable à l’envi, il est certains cas où le corps du dieu ne possède pas toutes ces qualités dans leur absolue pureté, dans leur absolue puissance.
Pourtant, s’il est vrai que, comme se plaisaient à le croire les Grecs, l’être est le paraître, alors comment un corps divin pourrait-il être autrement que parfait ? Comment pourrait-il être autrement que fort de ces qualités qui font défaut aux hommes et qui lui confèrent, à lui, une plénitude qui lui assure une existence sans manques ni limites ? Et surtout, si le corps divin s’avérait être affublé d’une quelconque imperfection, serait-il encore divin ? A priori, la réponse est non, si l’on suit la philosophie qui fait du corps le reflet de l’âme. Néanmoins, il n’est dit nulle part, ni dans la mythologie, ni dans les œuvres littéraires, qu’un ou plusieurs habitants de l’Olympe furent, ou auraient pu être, « déchus » de leur divinité en raison de particularités corporelles. Un dieu est un dieu, un homme est un homme, dans le monde homérique il n’y a ni destitution ni promotion possible ; la hiérarchie et les statuts sont scrupuleusement respectés et chacun doit être à sa place. Ainsi, il existerait donc des dieux dont le corps, tout en étant parfaitement divin, comporterait certaines « malfaçons », certains paradoxes. Deux des Olympiens vont tout particulièrement attirer notre attention : Héphaïstos et Arès. Respectivement dieu du feu, des forges et des volcans et dieu de la guerre, l’un et l’autre ont un corps pour le moins étrange, entre difformité et paradoxe. La difformité va à Héphaïstos, qui est le plus célèbre « éclopé » de toute la mythologie ; selon les versions, sa mère, Héra, l’aurait rendu boiteux en le précipitant du haut d’une falaise, ou à l’inverse, l’aurait précipité d’une falaise parce qu’il était né boiteux. Quelle que soit la légende qu’on adopte, le résultat est le même, un dieu boiteux que la tradition rend plus ou moins laid, plus ou moins bossu.

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Table des matières

INTRODUCTION GÉNÉRALE
I. LE LANGAGE DU CORPS : SYMBOLIQUE ET MOUVEMENTS 
1- Le corps guerrier
a) La part et le tout : puissance et morcellement du corps
b) Le corps blessé
c) Le corps animalisé
2- Le corps féminin 
a) Géographie de la femme
b) Le corps émotion
c) Le corps « interdit » : fantasme et traumatisme de la virginité à la grossesse
3- Le corps ritualisé
a) Gestes de suppliants
b) Offrandes et sacrifices
c) La vénération du corps : Statues et idoles divines
II. FONCTIONS ET REPRÉSENTATIONS DU CORPS : UN CORPS POLYVALENT
1- Le corps en action
a) L’exaltation de la δύναµις : le corps machine
b) Le corps sportif : de l’idéal sportif pour le corps et l’âme
c) Le corps privé d’action : sommeil, vieillesse et mort
2- Le corps désir : désiré et désirable 
a) Parures et artifices : la préparation au « combat »
b) Cet obscur objet du désir
c) Beauté éclatante et éclat de la beauté
3- Le corps sacré et le corps divin
a) Respect des morts, respect des corps
b) La souillure : peur et menace
c) Le corps des dieux
III. LE CORPS IDENTITÉ : L’ÊTRE ET LE PARAÎTRE
1- Image du corps, reflet de l’âme 
a) Le καλὸς κάγαθος : philosophie et réalité
b) Le bien parler et le beau parleur
c) Corps divin : difformité et paradoxe
2- Le corps : propriété privée, appartenance publique
a) Corps de femme : affaire privée, affaire publique
b) La réification du corps
3- Le corps : essence identitaire
a) Jeux et enjeux du regard : voir et être vu
b) Le corps dissimulé : quête d’identité
c) La mort du corps : permanence de l’identité dans l’Histoire et l’épopée
CONCLUSION GÉNÉRALE
BIBLIOGRAPHIE 

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