LE JOURNAL LITTERAIRE UN NOUVEAU MOYEN DE COMMUNICATION ET D’INFORMATION

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Le Nouvelliste du Parnasse et l’Année littéraire : des journaux consacrés à la critique des textes

Ces deux périodiques ont été rédigés par les journalistes les plus réputés du siècle, ceux qui ont véritablement laissé leur empreinte sur la pratique journalistique. Desfontaines et Granet d’une part, et Fréron d’autre part, ont fortement contribué à développer et généraliser la critique des textes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard quand on sait que Fréron apprit le rude métier de journaliste avec Desfontaines.
Les deux périodiques ont une périodicité brève et s’attachent à sauvegarder la belle littérature. Ils défendent une conception traditionnelle de celle-ci, et partagent le point de vue des Anciens plus que celui des Modernes. Le Nouvelliste du Parnasse paraît de 1730 à 1732 sur un rythme quasiment hebdomadaire. C’est une petite entreprise, qui connaît rapidement le succès, mais la vigueur des critiques finit par avoir raison de lui. C’est véritablement le périodique qui fonde la mode de la critique littéraire, le premier du genre à y être exclusivement consacré39. Les périodiques précédents ressortent en effet soit du genre des spectateurs, dont la critique des textes, si elle n’est pas absente, n’est pas majoritaire, soit ils s’inspirent du Mercure Galant, ancêtre du Mercure de France, et dont la critique n’occupe alors qu’une partie du journal.
Le périodique, composé de quatre tomes en trois volumes, est publié sous la forme de lettres à un lecteur fictif. Chaque tome comporte 16 lettres, bien que le dernier soit incomplet. Desfontaines et Granet réfutent l’idée d’un journalisme savant. Ils affichent un réel dédain pour les extraits d’ouvrage et les catalogues de livres et souhaitent principalement rendre compte des ouvrages nouveaux qui paraissent. Le journal est lu avec passion par le public aussi bien grâce à son contenu, innovant, qu’à son style personnel. La liberté de jugement de Desfontaines nuit cependant à la pérennité du journal. Celui-ci est stoppé en 1732, après le 52e numéro ce qui n’empêche pas les deux journalistes de relancer l’entreprise quatre ans plus tard avec un périodique beaucoup plus célèbre aujourd’hui, les Observations sur les Ecrits modernes, dont la forme, la structure et le contenu reprennent largement ceux du Nouvelliste du Parnasse.
Si ce journal n’a finalement pas eu le retentissement qu’a eu son successeur, il apparaît toutefois comme le premier à avoir d’une part lancé cette forme moderne de journalisme et d’autre part joué un rôle considérable dans le développement de la critique littéraire, et de sa structuration en tant que discipline. Il a largement influencé les périodiques à venir, et notamment les journaux de Fréron.
En bon élève, celui-ci soumet ses périodiques à la forme épistolaire. Son style mordant et ironique rappelle bien évidemment celui de Desfontaines et il contribue à ériger la critique en genre littéraire spécifique comme le souligne la devise inscrite au frontispice de son journal, et empruntée à Martial : « Parcere Personis, dicere de vitiis »40. Traditionnellement il est considéré comme le père de la critique littéraire41. Il est notamment à l’origine de la professionnalisation de l’activité en influençant par exemple de célèbres critiques tels Sainte-Beuve.

Une mise en scène plus ou moins développée

Les rédacteurs de périodiques sont dans la nécessité de développer sans cesse le nombre de lecteurs et de les fidéliser. Ils s’efforcent de réunir les lecteurs autour d’éléments communs, propres à mettre en place un même univers culturel. Cela passe d’abord par une mise en scène du périodique, et de ses différents acteurs, c’est-à-dire les rédacteurs et les lecteurs. Cette pratique structure chaque périodique et lui confère une identité spécifique. La mise en scène participe de l’élaboration de la ligne éditoriale du journal. Déjà, le premier Mercure avait développé une forme de mise en scène, mais c’est surtout avec la vogue des « Spectateurs », suite à la parution du journal d’Addison et Steele, que les périodiques se constituent à partir d’un récit fondateur. On se souvient que le Spectator d’Addison et Steele était présenté comme le produit d’un groupe de personnes appartenant à un club et dotées de caractéristiques propres : un négociant, un homme de loi, un baronnet, un officier à la retraite, etc., tous réunis autour d’une figure, le Spectateur. Addison et Steele choisissent délibérément d’attribuer leur périodique à des auteurs fictifs. Ils construisent tout un imaginaire autour des soi-disant rédacteurs du journal, ce qui leur permet d’exprimer des points de vue différents et parfois contradictoires.
Les exemples les plus évidents de mise en scène du « je » figurent dans le Nouvelliste du Parnasse ou l’Année littéraire dans la mesure où ces deux périodiques sont rédigés sous la forme d’une correspondance monodique dans laquelle les journalistes s’adressent directement à un lecteur masculin. Chaque parution est présentée sous la forme d’une lettre. Les premières lignes sont une adresse au lecteur et annoncent le contenu qui va suivre comme dans la « Trente-unième Lettre » qui débute par ces mots : Voir notamment le chapitre 3 de la première partie « Autorité du journal » et notamment la partie « Un projet moral ».
Vous m’invitez depuis longtemps, Monsieur, à vous entretenir des Commentaires Latins d’Ausone, publiés à Paris. Je vous avoue, que rebuté par l’épaisseur du Livre, je ne pouvais me déterminer à le parcourir50.
Chaque lettre commence par une adresse au lecteur et se conclut par la formule d’usage Je suis, Monsieur, votre, &c. » dans un processus de mise en scène de correspondance privée. Toutefois, il ne s’agit pas de convaincre le lecteur de la véracité de la lettre, – la mention du censeur « Lu & approuvé, Jolly » déjoue évidemment la mise en scène, mais plutôt de le faire entrer dans un processus de mise en fiction qui favorise une proximité entre rédacteurs et lecteurs.
Le périodique de Fréron utilise les mêmes ressorts. Dès le titre, le lecteur est alerté du mode de communication mis en place par le périodique : « L’Année littéraire ou Suite des Lettres sur quelques écrits de ce temps51 ». Fréron prolonge la fiction de la correspondance en finissant chacune de ses lettres par la mention du lieu et de la date à laquelle elle a été écrite. Dans ces deux périodiques, la figure du rédacteur comme émetteur et récepteur de courriers révèle la posture théâtrale, tout du moins le rôle endossé par ce rédacteur.
Cette fiction épistolaire est amplement développée dans le Nouvelliste du Parnasse. il se présente comme un journal rédigé par « une société de quatre personnes », désignée par des initiales (A, E, Z et P) à la fin des numéros : Au reste, le style de ces Lettres ne sera pas toujours le même, parce que c’est une société de quatre personnes qui ont entrepris cet Ouvrage périodique52.

Etre Journaliste : un devoir de neutralité

Aujourd’hui encore, l’impartialité et la neutralité sont des valeurs du métier de journaliste. Or, elles figurent déjà dans les préfaces des rédacteurs des périodiques littéraires. Le développement de la critique a entraîné chez les rédacteurs le besoin pour eux de se défendre de toute préférence. C’est d’ailleurs en jouant sur ce principe qu’est créé et légitimé le journal de Fréron. Il prouve sa pseudo-neutralité en révélant qu’il aurait obtenu de meilleures gratifications, s’il avait pu se résoudre à suivre le même chemin que les autres, quand bien même il ne partageait pas leurs idées : Je sais que je vivrais plus tranquille, si j’avais pu prendre sur moi d’admirer sans restriction les grands auteurs mes contemporains, à l’exemple de quelques adroits Journalistes. M. de Voltaire m’aurait écrit cent lettres de compliment, aussi flatteuses que celles qu’il adresse à tous les reptiles de notre Parnasse ; il aurait annoncé à l’Europe que l’Année littéraire est le premier des Journaux, comme il l’a dit du Journal encyclopédique, parce qu’il y est loué chaque mois à toute outrance. Quelque chose de plus, Monsieur ; vous ne vous en doutez pas ; je serais…..oui je serais au nombre des grands hommes de la Nation, puisqu’il a dépendu de moi de coopérer à ce Dictionnaire merveilleux qui renferme le dépôt de toutes les connaissances humaines. […] Je refusai les offres ; j’ai manqué, comme vous voyez, ma fortune, ma gloire & mon immortalité ; car vous n’ignorez pas que tous ceux qui ont prêté leurs mains à grossir la compilation de cet immense & docte répertoire, sont par-là même de grands hommes. Avec ce mérite d’avance, je n’aurais eu qu’à louer l’Encyclopédie, & Dieu sait quels éloges les Encyclopédistes m’auraient prodigué à leur tour212.
Fréron met en avant son intégrité et révèle au lecteur qu’il aurait aisément pu se faciliter l’existence s’il avait accepté de transiger un peu avec lui-même. Il oppose son honnêteté à celle d’autres journalistes, tels ceux du Journal Encyclopédique. De cette façon, le rédacteur de l’Année littéraire s’attire la sympathie de ses lecteurs et fait valoir sa sincérité. Il importe en effet avant toute chose, pour les rédacteurs, de convaincre leur public de leur bonne foi dans la rédaction des articles. Certes, ils peuvent se tromper sur leurs jugements mais toujours à leur insu. Ils refusent l’idée d’être impliqués dans des affaires de cabales ou de coteries et affichent une réelle indépendance d’esprit comme en témoigne cet exemple du Nouvelliste du Parnasse : Pour ce qui regarde les Auteurs que nous ne flattons point, nous les prions d’être persuadés que nous voudrions sincèrement pouvoir toujours louer leurs ouvrages. Mais en vérité nous ne pourrions quelquefois le faire sans nous rendre un peu ridicules. Rien ne nous fait plus de plaisir que d’avoir à rendre compte & faire l’éloge d’un bon livre. Il faut même qu’un ouvrage soit fort mauvais, si en le censurant nous ne le louons pas un peu. […] Nous jugeons librement ; mais nous tâchons toujours d’assaisonner nos jugements, nous nous interdisons absolument tout ce qui pourrait blesser personnellement qui que ce soit. Nous jugeons, parce que les Auteurs ne publient leurs ouvrages, qu’afin qu’on en juge213.
La position défendue par Desfontaines et Granet rappelle tout naturellement celle de Fréron. Là encore, les rédacteurs argumentent en faveur de leur neutralité afin de rassurer les lecteurs. La liberté dont ils font preuve dans leurs commentaires atteste de leur impartialité. Par ailleurs, ils développent l’idée, que Fréron défend également dans d’autres parties de son œuvre, selon laquelle la critique ne concerne que les œuvres et non les personnes qui les ont écrites. En outre, les rédacteurs justifient leurs prises de position par un argument quelque peu fallacieux mais néanmoins efficace puisque, selon eux, un ouvrage durement critiqué a au moins le mérite d’apparaître dans les pages du périodique, et donc est susceptible d’entraîner la curiosité du lecteur. Ce raisonnement n’est pas sans évoquer les pratiques de certains magazines actuels dont l’objectif est bien de publier des récits scandaleux uniquement pour vendre et provoquer la discussion. Certaines personnalités aujourd’hui se construisent ainsi une réputation sulfureuse à seule fin que l’on parle d’elles.
Ces remarques sur la sincérité et l’objectivité de la critique figurent dans tous les périodiques littéraires. Elles sont caractéristiques de ces journaux mais ne sont pas les seuls moyens d’affirmation de l’honnêteté du rédacteur. Cela peut également prendre la forme d’autocorrections de la part du rédacteur comme le montre cette citation de Prévost : La liberté que je prends quelquefois de relever les erreurs d’autrui, doit me rendre beaucoup plus sévère pour les miennes. On m’en a fait remarquer deux dans une de mes feuilles, que je me reproche d’autant plus, que j’aurais pu facilement les éviter214.
L’auteur du Pour et Contre convient qu’il a tendance à signaler certains manquements dans son journal et qu’il doit d’autant plus corriger ses propres erreurs. Cette précision atteste de l’honnêteté de Prévost. D’ailleurs, il emploie les deux pages suivantes à modifier et compléter les informations qu’il avait précédemment publiées. Si Prévost témoigne de cette façon d’un souci de transparence et de vérité, il se corrige sur des faits de détail. En effet, il se reproche d’avoir réduit le talent d’un auteur, M. Barton Booth, au seul comique, et d’avoir confondu deux auteurs du même nom auquel il aurait attribué à l’un l’ouvrage de l’autre. Ces erreurs sont de faible importance, aussi les reconnaître n’invalide pas le contenu général du périodique mais augmente la crédibilité du rédacteur. C’est là-dessus que se joue la validité et la pérennité du périodique. Il faut alors que le rédacteur mette en avant sa conception de l’honnêteté et de l’impartialité, conception qui doit paraître plus juste que celle de ses concurrents, dans la mesure où chacun prétend aux mêmes qualités. Le Journal des Dames, parce qu’il dénonce les pratiques d’autres rédacteurs, apparaît fondé sur une réelle honnêteté et non sur une sincérité feinte : Quand aux jugements que j’ai eus à porter sur les Livres nouveaux, je me suis assurée de la vérité, & je l’ai dite d’un ton ferme ; je n’ai point trahi le bon gout ; j’ai évité la manie dangereuse d’attaquer de grands Auteurs, pour me faire remarquer, & j’ai dédaigné l’adresse méprisable d’en vanter de petits pour me faire des prôneurs215.
Le rédacteur rappelle d’abord son attachement à la vérité avant de critiquer implicitement ses concurrents. Alors que chez Fréron, le fait « d’attaquer de grands Auteurs » était synonyme de neutralité, dans le Journal des Dames, cela devient une mesure calculée pour faire croire à la sincérité, et offrir une plus grande publicité au périodique. De la même façon, les rédacteurs du Journal des Dames se refusent à caresser les petits auteurs uniquement pour qu’ils louent à leur tour le journal. Ici, on n’explique pas sous quelle forme doit se présenter la vérité mais sous quelle forme elle ne se présente pas. Cette définition par la négation permet la critique des autres journaux littéraires et laisse la voie plus grande au Journal des Dames.

Compétence du journaliste

Les rédacteurs entretiennent une ambivalence en niant l’attribut d’auteur tout en soulignant, avec raison, qu’ils ont créé ces journaux littéraires. Ils jonglent avec leur statut d’auteur sans clairement le définir, et cela consciemment. Cette attitude s’explique pour les raisons suivantes. D’une part, elle souligne leur humilité, d’autre part, si les rédacteurs restent vagues sur leur possible statut d’auteur, c’est également à cause de la fonction de leur périodique. Chacun se propose de faire la critique des ouvrages parus et des spectacles. Implicitement les rédacteurs se donnent pour mission de donner des comptes rendus des ouvrages qui ont des auteurs. Ils ne peuvent donc pas prendre le même titre que les personnes dont les ouvrages vont être critiqués, d’autant plus qu’ils ne souhaitent pas que leurs journaux soient la cible d’autres critiques.
Ces deux raisons ne suffisent toutefois pas à expliquer cette discrétion de la part des rédacteurs. En effet, dans le premier cas, la distinction entre auteur et rédacteur évoque celle qui existe entre monument et document. A priori, le journal littéraire tient plus du second terme que du premier. Il informe sur un présent, une actualité. Malgré tout, nous avons pu constater l’effort de certains rédacteurs pour inscrire leur œuvre dans une perspective plus générale, proche du monument, notamment lorsque le rédacteur affirme proposer une histoire des idées, de la Nation ou une œuvre guidée par la Vérité par exemple. Dans ce sens, les rédacteurs de journaux littéraires endossent un rôle bien supérieur à celui d’auteur, qui renvoie plutôt au sens originel du nom « auteur », à l’auctoritas des Latins. Ils deviennent à leur tour une figure d’autorité. De surcroît, ce refus d’être « auteur » les distingue de ceux dont ils font la critique dans une hiérarchisation des pratiques. Les rédacteurs définissent l’auteur comme celui qui a composé des textes agréables et utiles au public, comme le précise Louis de Boissy, directeur du Mercure de France : l’égard de ceux qui n’ont composé que des pièces fugitives, c’est une obligation pour eux de vider leur porte-feuille en ma faveur. Tous les écrits détachés, qui n’ont pas assez d’étendue pour faire une Œuvre en forme, & devenir un livre, appartiennent de droit au Mercure ; c’est un bien qu’on lui retient ; ils doivent y être déposés comme dans les archives de la littérature ; s’il ne leur assure pas une gloire immortelle, il les tire du moins de l’obscurité, & leur donne une célébrité passagère. Il est même du devoir d’un bon citoyen de rendre publics ses amusements, quand ils peuvent tourner au profit ou au plaisir de la société233.
Le directeur du journal incite ses lecteurs à collaborer en invoquant l’obligation qu’ils ont vis-à-vis de la société. Il les attire par la mention d’une gloire éphémère en même temps qu’il les raisonne, en appelant à leur sens du devoir234. De fait, les rédacteurs des journaux littéraires, dès lors qu’ils souhaitent valoriser leur entreprise, se situent dans une perspective de bien public, ce qui permet au Mercure de France d’être appelé « archives de la littérature ». L’ambiguïté des rédacteurs sur leur statut permet aux lecteurs de jouer un rôle dans le journal. Ils conçoivent le périodique littéraire comme un produit des remarques des lecteurs, additionnée à leurs humbles réflexions. Ce faisant, ils multiplient les précautions sur le contenu de leurs numéros, et minimisent leur part de responsabilité dans les idées exprimées au sein des périodiques235.
Cette posture n’est pas sans rappeler les précisions des journaux ou magazines actuels, voire des films, lorsqu’ils mentionnent que les idées exprimées ne reflètent que celles de leurs auteurs et non de la rédaction ou de la maison d’édition.
Si les rédacteurs ne se définissent pas comme des auteurs, ils mettent en place un faisceau d’éléments qui conduit à l’idée d’une paternité du journal, et surtout d’une autorité qui y préside. Ils soulignent leur compétence pour la publication de ces périodiques, notamment parce qu’ils décident seuls de la diffusion ou non de certains textes. Ils interviennent en dernier dans la chaine de production des textes, à la fois parce qu’ils les compilent et en même temps parce qu’ils les commentent. En cela, ils accèdent à une position suprême. Ils sont l’autorité.
Dans une section intitulée « l’autorité dans les discours & dans les écrits », qui figure dans l’article « Autorité » de l’Encyclopédie, l’autorité est définie comme étant relative « au droit d’être cru sur sa parole »236. Elle permet l’absence d’argument ou de recommandation extérieure pour celui qui a accédé à ce statut. Elle s’acquiert par la renommée. Les rédacteurs des journaux littéraires n’hésitent pas à consolider leur entreprise en faisant appel à des figures extérieures d’autorité, cependant ils s’identifient à elles, comme Prévost avec Bayle, ou bien ils évoquent leur filiation, tel Fréron avec Horace. Seul le Journal des Dames se distingue de cette pratique mais il s’appuie sur des personnalités de la Cour, ce qui empêchent ses rédacteurs de développer le processus d’identification.
De surcroît, l’article précise que le droit d’être cru sur sa parole est « fondé sur le degré de science & de bonne foi ». Or, les rédacteurs multiplient les protestations de sincérité et d’objectivité. Leur bonne foi est assurée dans les préfaces et vient asseoir leur autorité. Cependant, et c’est une chose fort étonnante, aucun rédacteur n’insiste sur l’origine et l’étendu de son savoir. Aucun ne cherche la légitimité à travers son expérience, son vécu ou son degré de connaissances. Seul Prévost, qui se présente comme un auteur de romans à succès, valorise une autre de ses activités mais sans qu’elle atteste de son talent de journaliste et de critique. Le lecteur s’attendrait pourtant à lire la justification de l’aptitude des rédacteurs à mener une telle tâche. Il n’en est rien comme en témoigne cet exemple du Pour et Contre : L’Auteur de l’Ode Latine composée à l’honneur du Docteur Tyndall, se plaint amèrement de ce qu’ayant donné place dans cette Feuille à une partie de sa Pièce, j’ai affecté de rapporter les strophes les plus faibles, pour en faire prendre une mauvaise idée aux Etrangers. Il demande de quel droit je m’érige en Censeur public, & si c’est là le prix des faveurs que j’ai reçu à Londres. Il ajoute, que c’est le prendre d’un ton trop haut dans une Feuille hebdomadaire, que de vouloir tout apprécier par mes décisions […] Ces plaintes qui sont d’ailleurs exprimées fort civilement, m’obligent sans doute à quelque justification ; mais je ne crois pas qu’elle doive être longue, parce que je me sens peu coupable. J’ai d’abord à répondre que je n’ai point eu d’autre vue à l’égard de l’Ode, que d’en faire une critique innocente, telle que l’usage en est établi dans la République des Lettres237.
Plus que les compétences du rédacteur, l’auteur de l’ode met en doute le droit pris par le rédacteur de faire de la critique. Il distingue l’aptitude de l’autorité. Malgré tout, Prévost ne se défend pas mais se défausse par un argument fallacieux : celui de l’usage de la critique dans la République des Lettres. À aucun moment, il ne cherche à valoriser sa position ou à justifier de ses compétences. L’autorité du critique s’impose par la conviction plus que par la démonstration de dispositions spécifiques. Deux raisons peuvent expliquer ce fait : tout d’abord, la valeur du diplôme ou de la formation n’est pas en vigueur au XVIIIe siècle, contrairement au nôtre. En fait, le taux d’alphabétisation est tel qu’une personne sachant lire et écrire est déjà créditée d’un minimum de culture, d’autant plus lorsqu’elle le fait de façon élégante. Le contenu généraliste de ces périodiques ne pose donc pas de difficultés à un esprit curieux et formé intellectuellement. Quant à la seconde raison, on en trouve l’origine dans cet article de l’Encyclopédie, qui précise : La vraie pierre de touche, quand on est capable & à portée de s’en servir, c’est une comparaison judicieuse du discours avec la matière qui en est le sujet, considérée en elle-même : ce n’est pas le nom de l’auteur qui doit faire estimer l’ouvrage, c’est l’ouvrage qui doit obliger à rendre justice à l’auteur238.

Les textes en prose

La variété des textes en prose est moindre par rapport à celle des pièces poétiques. Le lecteur peut découvrir des lettres, fictives ou non, des dialogues, des articles divers comme le compte rendu, l’annonce ou l’avis, des réflexions et des essais, et des récits brefs. Rédigés par les rédacteurs ou des lecteurs, ces textes sont de quatre sortes : soit ils relèvent de la fiction et du divertissement, soit ils sont fictionnels mais à vocation morale, soit ils visent à informer et renseigner le lecteur sur une réalité, soit enfin ils s’appuient sur un contenu réel mais dans une perspective d’amusement. La catégorie des dialogues illustre bien cette diversité. Elle regroupe des dialogues des morts et d’autres d’inspiration pastorale et encourage la réflexion philosophique ou retrace un épisode amoureux. Les dialogues sont publiés essentiellement dans la partie des Pièces Fugitives des mensuels, sans être totalement absents des autres périodiques littéraires. Lorsqu’ils sont philosophiques, les dialogues contribuent à développer la réflexion des lecteurs. Ils construisent un débat argumenté, au même titre que les dissertations, discours ou « réflexions » qui figurent dans ces journaux. Bien que ces derniers exemples ne fassent apparaître qu’un seul point de vue, contrairement aux dialogues, il convient de préciser que celui-ci s’exprime toujours par rapport à un autre point de vue, souvent bien connu des lecteurs pour son potentiel polémique. Ces textes visent à convaincre le lecteur d’une idée ou d’une théorie, hormis, dans le cas de certains dialogues philosophiques, qui, cette fois, mettent à l’épreuve l’esprit critique du lecteur, confronté à des arguments contradictoires mais solides. La fréquentation de ce type de texte sollicite la compréhension du lecteur sur des phénomènes parfois délicats ou difficiles à appréhender. Elle contribue à initier le lecteur à un certain savoir et parfois, à prendre position par rapport à ce qu’il lit.
Outre ces textes à fonction argumentative, le périodique littéraire publie des textes informatifs tels que les avis ou certains récits274. Ils se caractérisent par une simplicité du style et une brièveté. Ils informent le lecteur sur les nouvelles importantes (arrêts divers, nouvelles politiques, etc.) ou font la publicité d’un produit ou d’un commerçant.
Mais il existe d’autres types de récits dans le journal littéraire, qui révèlent la grande variété de ce genre d’écrire. Floue et imprécise, la catégorie du récit intègre toutes les productions narratives en prose publiées dans les périodiques c’est-à-dire les anecdotes de faits réels, les fictions assumées et présentées comme telles, ou encore des récits dont l’authenticité pose question. L’essentiel des textes en prose dans le journal littéraire, hormis les articles de comptes rendus ou les annonces d’ouvrages nouveaux, laissent planer un doute quant à leur origine réelle ou non.
Les récits fictionnels, plus fréquents dans le Pour et Contre, le Mercure de France ou le Journal des Dames, sont publiés à la fois dans un but de divertissement et, dans certains cas, pour leur fonction morale. À l’inverse, le Nouvelliste du Parnasse et l’Année littéraire, avant tout périodiques de critique littéraire, font le récit d’événements réels .
Les avis peuvent développer une dimension argumentative, bien que peu marquée, lorsqu’ils font la promotion d’un objet particulier. Nous nous contentons ici de signaler la diversité des textes en prose et leur fonction première mais le sixième chapitre, consacré aux avis et aux récits, revient en détail sur le sujet notamment dans leur rapport à l’Histoire et à l’actualité. s’attardent guère sur les textes fictionnels, sauf dans les extraits qu’ils proposent dans leurs articles de critique.
Les rédacteurs associent aux catégories génériques traditionnelles du récit bref, des adjectifs censés éclairer le lecteur soit sur la fonction du récit, soit sur son origine. C’est ainsi que la catégorie du récit fictionnel renferme des contes moraux ou non, des histoires allégoriques ou véritables, des nouvelles extraordinaires ou étrangères, des anecdotes véritables également, ou extraordinaires, etc. Plus d’une dizaine de titres et de sous-titres servent à caractériser l’histoire que le lecteur a sous les yeux mais ils agissent également comme des éléments de catégorisation du récit. Ils situent le récit dans un contexte fictionnel (conte, allégorie, etc.) ou signalent une pseudo authenticité (véritable, anecdote, etc.). Il s’agit alors de faire croire au lecteur que le texte raconte une histoire qui a réellement eu lieu, sans que cela n’abuse réellement les lecteurs.
Ces récits peuvent être publiés en une livraison ou s’étendre sur plusieurs numéros, en fonction de leur importance. Ils s’inscrivent dans la tradition du genre mineur auquel ils correspondent mais s’inspirent également de la mode romanesque de l’époque, comme le souligne René Godenne dans son article sur la nouvelle et le petit roman publié en 1966275. La relation amoureuse, souvent contrainte, est un élément fondateur de ces récits. Accidents, enlèvements, ou tempêtes sont des événements récurrents et permettent de faire voyager le lecteur.
De nombreux récits signalent aussi leur origine étrangère. Le lecteur peut lire des « histoires chinoises », des « anecdotes anglaises » ou encore des « contes persans » qui témoignent de l’intérêt du public pour les mœurs des autres pays et qui s’inscrivent naturellement dans une tradition narrative initiée dès le début du siècle comme en témoignent le succès de la traduction des Mille et Une nuits de Galland, en 1704, ou la publication des Lettres Persanes de Montesquieu, en 1721. Les journaux littéraires contribuent à cet intérêt du public pour l’orientalisme en même temps qu’ils initient les lecteurs à celui-ci. De nombreux récits prennent alors pour cadre un environnement lointain et orientalisant. Ils sont l’occasion de souligner des différences de mœurs et s’efforcent de passer pour des histoires véritables grâce à des éléments de lieux ou de temps extrêmement précis, par rapport aux récits brefs habituels. Cependant, le lecteur s’aperçoit bien vite qu’il internationale des études,ne fait que retrouver des histoires galantes ou burlesques, très semblables à celles qu’il a coutume de lire. Pour augmenter l’illusion d’un fait réel, les récits sont souvent introduits par un « éditeur » qui raconte comment il a eu accès à ce manuscrit. Le topos du « manuscrit trouvé » est ainsi largement exploité dans ce type de récits. Ces pratiques ne visent pas à duper le lecteur mais sont constitutives du genre du récit bref fictionnel.
Cette tendance à faire passer pour vrai un récit de fiction explique également que l’on retrouve des récits fondés sur le modèle de l’Heptaméron de Marguerite de Navarre. En 1714, le Mercure de France publie un conte intitulé « Histoire de Sainte Colombe » constitué d’un récit-cadre dans lequel plusieurs personnes se retrouvent isolées dans un lieu suite à de grosses inondations et qui choisissent de passer le temps en se racontant des histoires, également communiquées aux lecteurs276. Cette structure rappelle l’ouvrage de Marguerite de Navarre et témoigne à la fois de l’influence des anciens récits brefs sur les productions des périodiques littéraires et de la mise en scène du réel par les auteurs de ces récits.
Il arrive cependant que ces journaux diffusent des récits brefs dont le contenu est bien réel. Ils racontent alors la vie de femmes célèbres, dans le Journal des Dames notamment, ou ils illustrent des vérités proverbiales à partir de scènes de la vie quotidienne relatées aux lecteurs. Le mensuel féminin propose également un autre type de récits brefs. Il contient, selon les rédacteurs, une section intitulée « pensées diverses ». Ces petits textes, entre quinze et quarante lignes, traitent différents sujets, le plus souvent de façon réflexive, mais par le biais d’exemples de la vie courante277. Ils n’ont pas forcément de vocation argumentative ni même morale mais suscitent la réflexion ou la surprise du lecteur.

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Table des matières

PARTIE 1. LE JOURNAL LITTERAIRE : UN NOUVEAU MOYEN DE COMMUNICATION ET D’INFORMATION 
CHAPITRE I. CINQ PERIODIQUES LITTERAIRES DE REFERENCE
1.1 LE NOUVELLISTE DU PARNASSE ET L’ANNEE LITTERAIRE : DES JOURNAUX CONSACRES A LA CRITIQUE DES TEXTES
1.2. LE POUR ET CONTRE : LE PARTI-PRIS DE LA NARRATION
1.3. LE MERCURE DE FRANCE ET LE JOURNAL DES DAMES : LA PRESSE COMME FORUM
CHAPITRE II. LA CULTURE AU QUOTIDIEN
2.1 CULTURES CROISEES
2.2 STRUCTURE REGULIERE DES VOLUMES
2.3. EN PRISE AVEC LA REALITE
2.4. LES TEMPORALITES DANS LE JOURNAL LITTERAIRE
2.5. LA NOTION D’USAGE
CHAPITRE III. AUTORITE DU JOURNAL
3.1. DES VALEURS
3.2. LES METADISCOURS
3.3. COMPETENCE DU JOURNALISTE
3.4. UN PROJET MORAL : LA FORMATION DU LECTEUR
PARTIE 2. UN LECTEUR INITIE A LA CULTURE DES TEXTES 
CHAPITRE IV. UN ATELIER LITTERAIRE
4.1. LES TEXTES POETIQUES
4.2 LES TEXTES EN PROSE
4.3 TEXTES CRITIQUES
4.4. JEUX DE RELECTURE : LE COMMENTAIRE DES TEXTES LITTERAIRES
CHAPITRE V. REPRESENTER L’OBJET DU DISCOURS CRITIQUE
5.1. LES FORMES DE SAVOIR
5.2. L’OEUVRE D’ART
5.3. AUTRES TEMPS, AUTRES CULTURES
CHAPITRE VI. TEXTES EN DEBAT
6.1. UN DIALOGUE POLEMIQUE
6.2. LEÇONS DE SCIENCES
6.3 INVITATION AU DEBAT
PARTIE 3. COMMUNAUTE VIRTUELLE 
CHAPITRE VII. UNE ENTREPRISE DE MEMOIRE
7.1 LAISSER SA TRACE : MISE EN SCENE DE SOI ET DES AUTRES D’INSPIRATION ROMANESQUE
7.2. LES NOUVELLES DANS LA PRESSE LITTERAIRE
7.3. LE FAIT DIVERS : UN EXEMPLE DE NOUVELLE JOURNALISTIQUE
CHAPITRE VIII. UN ESPACE DE SOCIABILITE
8.2. DES LECTEURS-ACTEURS DU JOURNAL LITTERAIRE
CHAPITRE IX. UN MONDE VIRTUEL
9.1. UN ESPACE RHETORIQUE ET GEOGRAPHIQUE DE TRANSITION
9.2 UN PROCESSUS A L’OEUVRE : LA VIRTUALISATION
9.3. LECTURE ET ECRITURE DU JOURNAL : UNE EXPERIENCE DE LA SUBJECTIVITE
CHAPITRE X. JOURNAL LITTERAIRE ET INTERNET
10.1 INTERNET : UN RETOUR AUX PRATIQUES CULTURELLES DU JOURNAL LITTERAIRE DU XVIIIE SIECLE ?
10.2 UN ROLE POLITIQUE : LA FORMATION DU CITOYEN
CONCLUSION 
BIBLIOGRAPHIE

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