Le jazz : un genre en crise identitaire perpétuelle

« Il est plus facile de désintégrer un atome qu’un préjugé. »

Cette métaphore d’Albert Einstein exprime toute la puissance que peuvent avoir les idées préconçues. Des préjugés découlent presque toujours des opinions inexactes ou sans réel fondement, des croyances que les sociologues ont appelées « stéréotypes ». Le mot stéréotype a pour origine le domaine de l’imprimerie où il désigne une forme en relief coulée dans un moule et pouvant également porter le nom de « cliché ». Cet usage premier contient déjà un concept essentiel du stéréotype : la duplication répétée d’un motif à identique. L’étymologie de ce terme, du grec stereos , « solide » et tupos, « empreinte » nous renseigne davantage encore sur la résistance et la durabilité du stéréotype. Ce dernier serait sans danger si il n’était qu’une image mentale permettant de simplifier un monde parfois complexe et ne créait pas de prédisposition à une attitude concrète. Seulement, le stéréotype tel qu’il a été étudié en sciences sociales dans la théorie des opinions , aboutit irrémédiablement à la construction de représentations propices au jugement, et donc à la discrimination. En court-circuitant la raison, il est capable de transformer une impression en un processus de traitement de l’information. Toutefois, le contenu du stéréotype, proviendrait-il d’une observation biaisée, prend fréquemment racine dans une certaine réalité qui justifie le sort réservé au sujet du préjugé.

La musique est un terrain particulièrement fertile à la formation de stéréotypes. En effet, chaque genre musical est un univers à part entière, peuplé d’icônes, un système de codes esthétiques, de références et de valeurs qui permettent aux amateurs de situer leurs goûts autant que d’exprimer leur individualité . Ces particularités dépassent le  monde la musique. Elles sont relayées par les médias, les industries culturelles ellesmêmes et servent de support à l’élaboration de systèmes de croyances plus ou moins rigides. De tels systèmes agissent directement sur la perception et la désidérabilité de ce à quoi ils s’appliquent. Certains genres de musique, à raison de leur histoire ou bien de paramètres sociologiques, sont plus exposés que d’autres à l’action de ces stéréotypes. C’est le cas du jazz que mon intérêt et mon expérience personnels m’ont conduit à choisir comme objet d’étude pour ce mémoire.

L’essayiste Gerald Early a écrit sur l’importance du jazz au monde. Selon lui, lorsque l’on étudiera notre civilisation dans deux mille ans, il y aura trois choses essentielles pour lesquelles l’Amérique sera connue : sa Constitution, le baseball et le jazz. Si il est peu aisé de se projeter deux millénaires en avant, il est possible de dresser un rapide état des lieux actuel d’un genre qui a fêté ses cent ans en 2017. Alors que le jazz a joué un rôle majeur dans le développement de courants musicaux comme la funk ou le hip-hop, il s’inscrit aujourd’hui dans une dynamique de déclin commercial que l’on ne pourrait raisonnablement contester. Selon l’étude annuelle du cabinet Nielsen sur le marché de la musique, il est devenu le style le moins populaire aux Etats-Unis, terre qui l’a vu naître, loin derrière la country, la musique pour enfants ou le christian rock, représentant à peine 2% de toute la musique consommée en 2017 tous supports confondus. Toujours selon ce rapport, en plus d’avoir été le seul genre à observer une baisse de ses ventes digitales sur les plateformes de téléchargement légales, le jazz n’a compté que pour 0,3% du total de musique streamée sur les services de musique en ligne comme Spotify ou Deezer. Ces quelques chiffres peuvent questionner sur la capacité de ce style à se renouveler, à mobiliser un public.

Tout au long de son histoire, au gré des métamorphoses stylistiques et des turbulences sociétales liées notamment à la ségrégation des Noirs aux Etats-Unis, le jazz a plus souvent divisé qu’il n’a fédéré. D’une musique à danser populaire portée par des autodidactes, il a été gagné par une forme d’intellectualisation puis progressivement confiné au statut de musique savante, de genre de niche. Un processus que l’émergence de courants complexes rejetant les codes du swing comme le be-bop puis le free jazz, l’apparition d’une critique spécialisée gardienne des esthétiques et un manque de médiatisation n’ont fait qu’accentuer. Pourtant, un certain nombre de signaux faibles indiquent que le jazz reste un objet d’enthousiasme et de fascination, au même titre qu’il est un genre influent dans la musique contemporaine. Ainsi en 2011, la contrebassiste américaine Esperanza Spalding s’était vue remettre le Grammy Award du meilleur nouvel artiste face à Justin Bieber, alors favori pour l’obtention de cette distinction. En 2017, le trompettiste franco-libanais Ibrahim Maalouf devenait le premier artiste de jazz depuis Miles Davis à donner un concert à Bercy devant plus de 16 000 personnes. Enfin, le fait que des succès récents comme l’album du rappeur Kendrick Lamar To Pimp A Butterfly aient incorporé des éléments de jazz est une autre preuve de vitalité artistique d’un genre ancré dans son époque.

Jazz : Un terme sujet à controverses 

« Ce qui m’intéresse surtout dans le jazz, c’est que c’est un bon mot pour le Scrabble. » — Philippe Geluck (Le Chat)

A l’origine du mot « jazz »

Avant même de se préoccuper de se définir précisément en tant que genre musical, le jazz s’interroge sur son existence en tant qu’expression et ce qu’elle véhicule sur le plan sémantique : rapidité, énergie, modernité, sexualité mais aussi une réflexion sur la question raciale et la place des noirs aux Etats-Unis au début du XXème siècle. Nous nous permettrons donc un rapide retour historique sur l’origine de cette musique appelée, « faute de mieux » : jazz.

De multiples hypothèses ont été avancées pour élucider l’origine de ce mystérieux mot. Des plus fantaisistes comme l’idée que « jazz » serait le diminutif désignant au XIXème siècle le parfum au jasmin (en argot jasm : « dynamisme », « énergie ») que portaient les prostituées de la Nouvelle-Orléans , et ce alors même que, comme l’ont noté  des historiens et musicologues comme Lawrence Gushee, le mot jazz n’a jamais été utilisé par les premiers musiciens de blues Néo-Orléanais; aux plus polémiques soutenues par ceux qui, soucieux de défendre la paternité afro américaine du genre, associent l’origine de ce mot à des dialectes africains ( jaja : « danser », « faire de la musique » ou bien jasi : « être excité » en bantou).

Il apparait toutefois certain que la première et plus ancienne apparition connue du terme jazz n’ait aucun lien avec la Nouvelle-Orléans ni le monde de la musique, mais avec le sport, plus particulièrement une autre institution américaine : le baseball . On y fait ainsi  référence dans les colonnes des journaux de la côte ouest couvrant le petit championnat de la Pacific Coast League. Un article du Los Angeles Times d’avril 1912 retranscrit les propos de Ben Henderson, lanceur de l’équipe des Portland Beavers et auteur d’un lancé spécial, la « Jazz Ball », prétendue imparable car elle décrirait une trajectoire oscillante, rapide et imprévisible. Le terme fut repris l’année suivante dans le jargon du baseball californien et fit même l’objet d’une définition sous la plume du journaliste Ernest J. Hopkins dans un article publié dans The Bulletin et intitulé « In Praise of ‘Jazz’ : a Futurist Word Which Has Just Joined the Language ». À forte connotation positive, « jazz » se rapporte à la vigueur, l’énergie, le courage des joueurs de l’équipe .

Il faut attendre 1915 pour que la musique endosse le terme « jazz ». Utilisé dans la région de San Francisco pour désigner une musique de danse joué par les orchestres de Bert Kelly et Tom Brown, il finit par se diffuser de la Californie à l’Illinois jusqu’à Chicago puis la Nouvelle-Orléans et New York.

L’acte de naissance le plus remarquable du jazz dans l’histoire de la musique contemporaine est son apparition en 1917 sur le premier enregistrement intégrant son nom – bien que sous une orthographe alternative -, celui du Original Dixieland ‘Jass’ Band (« Jazz Band » à partir de 1918) . Cet orchestre composé de musiciens blancs originaires de La  Nouvelle-Orléans installés à Chicago vendra plus d’un million de copies de ce disque fondateur, dépassant les records des plus grandes succès d’opéra de l’époque. C’est à ce moment déterminant, dans une Amérique qui est alors très loin de reconnaître les droits civiques aux populations Noires et où la ségrégation raciale est particulièrement violente  dans les états sudistes, que l’on se confronte au noeud gordien qu’est le débat sur l’identité du jazz.

Est-ce le Original Dixie Land Jazz Band qui a inventé le jazz ? Si l’étude autour de l’origine du mot l’enracine dans ‘l’Amérique blanche’, en est-il autant pour la musique? Le clarinettiste de légende Sydney Bechet écrit dans son autobiographie que « le jazz est le mot que les Blancs ont inventé pour appeler la musique que les noirs avaient créée. » . Il est  exact que la musique syncopée – en rupture avec le ragtime binaire – enregistrée par le Original Dixieland Jazz Band ne peut pas être appréhendée indépendamment de celles élaborées par les populations noires, que l’on parle du blues qui s’est développé le long des berges du Mississippi, des chants religieux (negro spirituals), des chants de travail des esclaves (working songs) et surtout des marches militaires jouées à La Nouvelle Orléans par des fanfares à grands renforts de cuivres (brass bands) et qui, de l’aveu même du trompettiste du Original Dixieland Jazz Band Nick LaRocca ont pu l’influencer. Ces musiques qui contenaient chacune les fragments embryonnaires de ce qui fera la sonorité du jazz (contorsions mélodiques et harmoniques, accentuation des temps faibles et improvisation) n’ont pour diverses raisons pas été enregistrées. L’une d’elles étant que les groupes qui ont pu les jouer n’avaient alors pas ou se sont vues refuser l’accès aux seuls studios du pays, à l’époque situés à New-York. C’est néanmoins le succès de l’Original Dixieland Jazz Band, orchestre blanc « plagiant le jazz créole et le jazz noir » , qui ouvrira  la voie aux innovateurs que seront Louis Armstrong, Sidney Bechet et ouvrira une ère majeure dans l’histoire du jazz, celle des grands orchestres et du swing.

L’étymologie du mot « jazz » comme sa généalogie en tant que musique est un sujet plus complexe qu’il n’y paraît et renvoie à une rengaine habituelle lorsqu’il s’agit d’apposer une étiquette sur un courant artistique; de surcroît lorsque la diffusion de ce courant se mêle à des revendications sociales et identitaires.

Le jazz rejeté par les jazzmen 

« Je n’ai jamais joué du jazz, je n’en jouerai jamais et je ne vous autorise pas à me contredire. » — Miles Davis

Dès les origines, le label « jazz » ne fait pas l’unanimité. D’une part car il est d’abord teinté de stéréotypes racialisants (le terme Dixieland contenu dans le nom du premier groupe de jazz fait référence aux états confédérés esclavagistes), d’autre part car il sera perçu plus tard par certains musiciens comme un carcan artistique indépassable, un frein aux évolutions de cette musique.

Associé à un genre jouée par les Noirs, il cristallise d’abord les fantasmes d’une Amérique de la modernité qui aurait inhibé la plupart des instincts primaires, renoncé sous la pression des conventions au défoulement des corps et ses plaisirs insoupçonnés . À la fin  des années 1910 et jusqu’au milieu des années 1920, ce que l’on appelle le jazz « hot » incorpore cette aspiration primitiviste, appelant à la stimulation de la sensualité, à l’évasion et à la libération corporelle. Cela se traduit directement dans la manière dont le jazz investit peu à peu la sphère du divertissement. Des costumes exotiques des danseuses et des maîtres de cérémonie (noirs en costume blanc) dans les spectacles de cabaret à la décoration coloniale du Cotton Club – luxueux dancing du quartier de Harlem qui refusait l’entrée aux  Noirs – en passant par les sonorités du style jungle popularisées par Duke Ellington et où abondent l’utilisation de sourdines, recréant ainsi des cris semblables à des barrissements dans une jungle urbaine imaginaire; on drape le terme jazz dans un folklore élaboré pour  satisfaire les goûts de l’américain WASP moyen, désireux de s’encanailler. Duke Ellington  suggérera lui-même à Fletcher Henderson, chef d’orchestre blanc, précurseur majeur de l’ère du swing, que le mot soit abandonné au profit de celui de « negro-music » , moins  équivoque sur la provenance et l’identité du genre.

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Table des matières

Introduction
Première partie Le jazz : un genre en crise identitaire perpétuelle
1- « Jazz » : un terme sujet à controverses
1.1. À l’origine du mot « jazz »
1.2 Le jazz rejeté par les jazzmen
2- Un terme synonyme d’exclusion
2.1 Schismes esthétiques et débat sur le « vrai jazz »
2.2 Musique ou mode de vie : L’auto-ségrégation du musicien et de l’amateur de jazz
3- Un terme détourné mal perçu par le grand public
3.1 Les choses appelées jazz qui ne sont pas jazz: une déformation marketing
3.2 Une perception majoritairement négative par le grand public
Deuxième partie La La Land et Whiplash : exposition d’un univers jazzistique stéréotypé
1- Le jazz : une bulle passéiste?
1.1 Des codes esthétiques figés
1.2 Un jazz mythologique comme unique point de repère
2- Discours sur l’élitisme
2.1 Le jazz comme institution : Le modèle du Lincoln Center Jazz Orchestra
2.2 L’éloge de la rigueur et de la technique musicale
3- Discours sur la mort du jazz
3.1 « Jazz is dead » : le message pessimiste de Damien Chazelle
3.2 Le rejet catégorique de toute forme d’évolution du genre
Troisième partie Déjouer les stéréotypes : Le jazz en quête de modernité
1- Au coeur d’un renouvellement social et esthétique : l’impulsion du jazz Londonien
1.1 Brownswood Recordings : quand les « cools kids » se réapproprient le jazz
1.2 Jazz refreshed : une initiative locale pour un jazz accessible
2- L’émergence de nouveaux espaces de visibilité pour le jazz
2.1 Qwest TV : Le Netflix du jazz
2.2 La gare (Paris) : repenser l’écoute du jazz hors des clubs
Conclusion
Bibliographie

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