Le grotesque à l’oeuvre : orphéon et contorsions

Une autre vision du grotesque : la mécanique comique

Au vu de l’impasse théorique que semble bien représenter l’opposition entre les conceptions kayserienne (un grotesque sombre et tragique) et bakhtinienne (un grotesque jubilatoire), un retour en arrière dans l’histoire de la réflexion sur l’art comique n’est peut-être pas inutile : l’essai de Bergson sur le rire, paru en 1899, pourrait bien en effet nous ouvrir de nouvelles pistes pour la conceptualisation du grotesque.
La définition bergsonienne du comique, centrée sur l’idée de raidissement mécanique du vivant, met en lumière un aspect du grotesque qui échappe à Bakhtine, n’a qu’une place secondaire dans la théorie de Kayser, mais, nous le verrons, est un trait essentiel de l’écriture de Prigent. Pour Bergson, le rire est incompatible avec l’émotion138 et suppose la suspension de toute empathie, « quelque chose comme une anesthésie momentanée du coeur ».La condition première du rire est donc la prise de distance par rapport à la vie, la désimplication du sujet. Le rire suppose ainsi un déplacement de l’attention, du sens et des implications affectives vers les apparences extérieures. Cela est particulièrement net dans le cas des cérémonies sociales, dont le caractère comique se révèle aux yeux du spectateur extérieur ou de l’enfant ignorant les conventions sociales qui déterminent la signification de ces mises en scènes. Pour qu’une cérémonie devienne comique, remarque Bergson, il suffit « que notre attention se concentre sur ce qu’elle a de cérémonieux, et que nous négligions sa matière […] pour ne plus penser qu’à sa forme ». L’effacement du sens derrière la matérialité du symbole, c’est-à-dire la prédominance du corps sur l’esprit, est selon Bergson un trait inhérent au phénomène comique, à tel point qu’on peut dire comique « tout incident qui appelle notre attention sur le physique d’une personne alors que le moral est en cause. »Bergson conclut en affirmant que le comique est « la forme voulant primer sur le fond, la lettre cherchant chicane à l’esprit ».
De la théorie de Bergson, on retient souvent surtout l’idée de mécanique, oubliant que c’est dans la « mécanisation de la vie » que réside tout l’effet comique : le comique n’est pas le mécanique en soi mais le mécanique en tant qu’il est « plaqué sur du vivant ».Le comique est ainsi « dans une certaine raideur de mécanique là où l’on voudrait trouver la souplesse attentive et la vivante flexibilité d’une personne», c’est-à-dire qu’il est « plutôt raideur que laideur », et contrarie moins la beauté que la grâce. La « mécanisation de la vie » ne doit pas être comprise dans un sens trop étroit : l’automatisation comique peut être une raideur de la pensée ou de la parole.L’idée centrale de l’essai de Bergson est ainsi que le comique de mots et le comique de situation reposent sur les mêmes mécanismes : « le comique du langage, dit-il, doit correspondre, point par point, au comique des actions et des situations », il n’en est que « la projection sur le plan des mots ». Le comique du langage consiste ainsi en une certaine raideur : au lieu d’une parole sans cesse nouvelle, ce sont des répétitions, des formules toutes faites, des idées reçues, un jargon professionnel, etc. C’est le langage de l’homme réduit à une « machine à parler qui fonctionne automatiquement ».Bergson donne ici pour tout exemple de déplacement de l’attention vers la matérialité les cas où une expression est comprise au sens propre alors qu’elle était employée au sens figuré. Il reste ainsi sur le plan du sens et ne semble pas envisager que la matérialité puisse être celle des mots eux-mêmes. Enfin, Bergson montre comment la parodie et le poème héroï-comique confirment sa définition du comique : par le passage du noble au familier ou inversement par l’élévation du prosaïque, ils produisent bien une anomalie, altèrent le « naturel ».De même, l’effet « boule de neige », sur lequel reposent de nombreux scénarios comiques, peut se produire dans le langage lui-même, dans une écriture emportée par un mouvement d’accélération croissante qui la précipite vers la catastrophe.
L’application de la théorie bergsonienne du comique à l’écriture permet ainsi de décrire la démarche des écrivains qu’on peut qualifier de « formalistes », au sens où ils traitent le langage d’abord comme un objet et le texte comme une mécanique démontable.Mais surtout Bergson met le doigt sur la signification d’un tel geste : l’art comique, dit-il, est « une exagération très artificielle d’une certaine raideur naturelle des choses », autrement dit, si le langage se prête à ces raidissements comiques, c’est parce qu’il y a en lui du figé, du stéréotypé, de l’automatique.Les opérations de mécanisation du langage sont une critique du langage, dont elles ne font qu’exagérer la raideur.

BILANS : IDENTITÉ ET VISAGES DU GROTESQUE LITTÉRAIRE

L’unité du grotesque en question

La critique que Bakhtine développe à l’encontre de la théorie kayserienne porte à considérer que le grotesque carnavalesque et le grotesque négatif ne peuvent pas être subsumés sous un même concept. L’antagonisme des théories tient d’abord à une différence d’approche : Bakhtine procède à une enquête historique, dirigée vers les sources populaires du grotesque, tandis que Kayser suit une démarche anhistorique visant à caractériser une expérience existentielle. À cette divergence méthodologique s’ajoute une différence de corpus : Kayser privilégie la littérature romantique et se limite au « grand » art, alors que Bakhtine appuie ses analyses sur des traditions populaires et des oeuvres du Moyen Âge et de la Renaissance. Ainsi, Bakhtine ne peut plus penser le grotesque après Rabelais, et « carnavalise » le grotesque romantique.Inversement, Kayser ne comprend pas le grotesque d’avant le romantisme qu’il interprète en le « romantisant ». Il serait donc légitime de considérer que les deux théoriciens ne parlent pas de la même chose : le « divorce » ne serait finalement qu’un malentendu favorisé par l’emploi fâcheux du même terme.
Mais n’est-il pas plus pertinent d’envisager le grotesque bakhtinien et le grotesque kayserien comme un seul et même principe perçu selon deux sensibilités très différentes, de sorte qu’il serait possible de parvenir à une définition qui les englobe tous deux ? Derrière l’opposition, plusieurs points communs justifient en effet le maintien d’une catégorie générale. Bakhtine lui-même insiste sur la parenté des deux grotesques : selon lui, « même dans le grotesque romantique » se retrouvent les principaux traits du grotesque carnavalesque (orientation utopique, affranchissement joyeux156), mais dans une version affadie. Ne pouvant penser l’évolution du grotesque qu’en termes de dégénérescence, Bakhtine réduit ainsi le grotesque romantique à une faible survivance du carnavalesque. Ce qui en réalité autorise le rapprochement des deux grotesques est une commune structure fondamentale : pour Kayser comme pour Bakhtine, le grotesque est d’abord dissolution des formes habituelles, des structures de l’ancien monde et des vérités reconnues. Chez Bakhtine, ce qui est détruit, c’est le dogme officiel ; chez Kayser ce sont les repères de l’individu (des « vérités » officielles intériorisées). Pour les deux théoriciens, l’effet principal du grotesque est ainsi la relativisation de ce que l’on tenait pour la « réalité » en soi. Ce n’est que sur la façon dont est vécue cette relativisation qu’il y a divergence radicale : joyeux et libérateur chez Bakhtine, l’anéantissement des formes connues est chez Kayser source d’angoisse. Le grotesque bakhtinien met à bas, et le grotesque kayserien désagrège, mais l’effet est le même : l’ordre ancien est ruiné.La proximité des deux théories apparaît aussi dans le fait que le grotesque est dans les deux cas décrit comme un phénomène ambivalent : c’est chez Bakhtine l’ambivalence de la dynamique destruction – régénération et l’ambivalence des émotions chez Kayser, qui parle d’un « rire mêlé de douleur » ou d’une « épouvante mêlée d’un sourire ».
La notion de grotesque n’a donc pas perdu toute unité dans le débat théorique entre Kayser et Bakhtine ; bien plus, leur désaccord a mis en évidence l’ambivalence constitutive du phénomène. Chacun des deux théoriciens a privilégié l’une des « deux polarités constamment coprésentes » du grotesque, et leurs conceptions sont toutes deux pertinentes quoique incomplètes. Chez Bakhtine, ainsi, la tension se résout positivement : la régénération prime sur l’anéantissement, le grotesque détruit pour rénover. On peut en outre reprocher à Bakhtine d’esquiver la difficulté contenue dans une proposition telle que : « la peur est écrasée dans l’oeuf et tout se mue en gaieté ».Si le rire carnavalesque évacue la peur et l’aliénation, il faut bien reconnaître alors qu’il se déploie sur fond d’angoisse et d’oppression. Ainsi peut-on affirmer que la nature du grotesque, quelque peu occultée par les théories rivales de ses principaux théoriciens, est tragi-comique, et que rire régénérateur et altération angoissante constituent l’identité troublante du grotesque. Mais, cela admis, nous n’avons pas définit le phénomène dans ses manifestations concrètes.

Le grotesque et ses voisins

Avec un phénomène aussi instable, le plus prudent est sans doute de procéder négativement, en déterminant non seulement ce à quoi il s’oppose radicalement, mais aussi ce qui lui ressemble et le recoupe. De toute évidence, le grotesque est l’envers du classique et se constitue en opposition à lui. Employé avec une intention de rupture affichée ou non, il est toujours perçu par ses adversaires comme un écart disgracieux ou scandaleux par rapport à la norme classique, une difformité, à la fois faute mimétique et faute de goût, ainsi qu’il apparaît dans la définition du dictionnaire Larousse au XIXe siècle : le grotesque est « le résultat d’un défaut de proportions, de l’exagération de quelque partie ».Dans la mesure où l’esthétique classique détermine les critères de la « grande » littérature, le style grotesque est un anticonformisme, plus ou moins agressif, certes, mais toujours rebelle aux « poétiques » et aux « systèmes ». Dans l’oeuvre grotesque se lit l’affirmation d’une tradition minoritaire contre les valeurs d’une « normalité » hégémonique (esthétique, morale, sociale). Mais la transgression grotesque peut aussi jouer contre une dimension de l’oeuvre elle-même, établissant alors une disharmonie interne, une tension entre des principes contraires (grotesque et sublime, désagrégation et achèvement, dérision et sérieux, etc.).
Si l’identité du grotesque se fonde sur la transgression des normes classiques, le rapprochement avec le baroque s’impose. Baroque et grotesque présentent en effet de nombreuses similitudes et traduisent des sensibilités esthétiques très proches : les caractères de l’oeuvre baroque, selon J. Rousset, sont l’instabilité, la mobilité (exigeant du spectateur une « vision multiple »), la métamorphose, et la domination du décor (« la substitution à la structure d’un réseau d’apparences fuyantes, d’un jeu d’illusions »).Masques, métamorphoses, mélange des contraires, décentrement, irrégularité, inachèvement, entrecroisement des lignes, goût pour l’artifice et l’ornement, etc. : les motifs et les dynamiques baroques sont aussi ceux du grotesque. Mais, outre le fait que le baroque semble plus historiquement situé que le grotesque166, celui-ci, particulièrement dans sa tendance carnavalesque, se distingue du baroque en ce qu’il est indissociable de la dérision, du laid et du trivial. Dans le grotesque, comme l’a bien montré Bakhtine, la transgression s’opère sur le mode du rabaissement167 : rabaissement des aspirations de l’homme à l’élévation spirituelle, à la beauté partout (refus de la laideur), au règne du bien (refus de voir le mal), mais aussi rabaissement des prétentions de l’artiste à faire oeuvre. On a vu par ailleurs, avec la théorie bergsonienne du comique, que le grotesque pouvait prendre aussi la forme d’une raideur ou d’une automatisation comiques, aspects tout à fait étrangers à l’esthétique baroque.
Le caractère anormal et difforme étant reconnu comme un trait essentiel du grotesque, celui-ci doit s’apparenter au monstre. Mais, s’il y a du monstrueux dans le grotesque, tout monstre n’est pas grotesque. Le grotesque, en effet, c’est moins le monstre absolu (l’extériorité radicale à la norme) que la défiguration ou la dégradation de la normalité. Le monstre grotesque est un monstre mineur, un épouvantail comique comme l’« Ange du bizarre » de Poe. L’esthétique grotesque définit aussi une posture d’écrivain, qui, ne se prenant pas au sérieux, devient son propre mime et se montre dans un accoutrement ridicule, se pare bouffonnement des « plumes d’autrui ». L’oeuvre grotesque est ainsi un spectacle repoussant toute adhésion : il n’y a ni épanchement du sujet d’un côté, ni empathie ou pitié de l’autre, mais spectacularisation bouffonne du bizarre, du ridicule ou de l’abject. Le rapport du grotesque au fantastique est comparable à celui du grotesque au monstrueux. Alliant le cocasse à l’inquiétant, le grotesque fantastique produit en effet la rencontre du rire et de l’effroi. La mise en oeuvre parodique du fantastique passe souvent par l’exagération : surenchère comique dans le surnaturel, déluge de visions d’horreur, carnavalisation d’un macabre outré, etc. Expressionnisme burlesque, le grotesque déforme comiquement la « réalité » en y imprimant fantasmes et hantises personnels. Onirisme de pacotille, il accentue parodiquement l’extravagance et le caractère hétéroclite de l’univers fantasmatique.
Qu’en est-il maintenant du rapport entre grotesque et tragique? Hugo faisait du grotesque le contraire du tragique, mais n’en est-il pas plutôt la parodie (le « double ignoble ») ou la version moderne? Dans le monde grotesque, il n’y a pas de héros ni de grandeur tragique possibles ; même la destruction rate. Personnages, situations et dialogues ont en commun la nullité et l’inconsistance drôle. J. Kott y voit la conséquence de la disparition de la transcendance essentielle à la tragédie, disparition qui fait du grotesque une forme dégradée de la tragédie mais aussi plus désespérante. Au tragique sublime, soutenu par la transcendance, le grotesque substitue le tragi-comique, que l’on peut décrire soit comme le basculement de l’un dans l’autre (« un passage tragique qui tourne au comique », ou « un comique tellement désespérant qu’il en devient tragique »), soit comme « la co-présence simultanée d’un pôle tragique et d’un pôle comique ».Dans le grotesque, donc, le tragique est atteint par le comique, au double sens du terme, puisqu’il est miné par le comique et atteint à travers lui.
S’il reste en-deçà du tragique, le grotesque dépasse en revanche la dimension satirique. Baudelaire et Bakhtine ont tous deux insisté sur ce point : la caricature a des affinités évidentes avec le grotesque, mais les extravagances y sont limitées par la visée critique. Satire, parodie et caricature supposent une attitude critique plus ou moins moralisante, et sont toujours dirigées vers une cible limitée, tandis que le grotesque, expression d’une vision du monde, va au-delà de la déformation simplement critique ou caricaturale, c’est-à-dire au-delà d’un sens déterminable.
Le grotesque se constitue donc dans une opposition essentielle à l’esthétique classique, mais il se définit aussi par opposition ou reprise parodique de catégories voisines. De la distinction du grotesque par rapport au baroque, au monstrueux, au fantastique, au tragique et enfin aux genres satiriques, il ressort que dans chaque cas le grotesque représente une version dérisoire ou superlative de la catégorie apparentée. Si le grotesque n’est pas à proprement parler une catégorie ni un genre, c’est ainsi parce qu’il est potentiellement la version dégradée, critique, de n’importe quel genre.

De la définition à la typologie

Puisqu’il semble impossible de parvenir à une définition qui rende compte à la fois de tous les aspects du grotesque, nous nous bornerons finalement à organiser les résultats de notre enquête afin de proposer une typologie des principales tendances du grotesque littéraire et dépasser ainsi les oppositions binaires dans lesquelles la réflexion sur la question s’enferme parfois.
On peut définir la tendance « potache » du grotesque comme le jeu irrévérencieux avec les références de la culture classique et scolaire : il peut prendre la forme de diverses pratiques intertextuelles ludiques ou satiriques (pastiche, parodie, travestissement d’oeuvres particulières), ou de la ridiculisation des stéréotypes littéraires (motifs, codes génériques). Le grotesque potache exprime le refus de « jouer le jeu » de la grande littérature, ou au contraire « surjoue » la littérature de façon à en exhiber les codes. Inséparable de l’esprit potache, la prédilection pour le « bas » (matériel, moral et intellectuel), c’est-à-dire pour l’indécence sous toutes ses formes, est aussi une des tendances majeures du grotesque littéraire. C’est ici moins le sérieux qui est visé que la fadeur du langage « correct », de la pensée honnête, des bienséances constituées par le refoulement du « bas » et du mal. L’écriture de l’ordure et de l’abject attaque la norme de l’euphémisme généralisé ; le babil régressif, les verbigérations obscènes narguent la convention linguistique. Ce grotesque du « bas » se décline en ce que l’on pourrait appeler un grotesque répugnant (prédilection pour l’immonde, les matières flasques et nauséabondes), un grotesque ignoble (choix de sujets et de termes réputés « inconvenants » dans un contexte littéraire : objets triviaux, pauvreté, laideur, bas-fonds, argots, grossièretés, etc.), un grotesque de la bêtise (l’animalité, l’idiotie, le comique de la pantomime et du calembour lourd, contre l’humour spirituel, l’exigence d’intelligence et de sens) et enfin un grotesque de la médiocrité, qui étale le ridicule, le dérisoire, l’inconsistance et le ratage.
Le grotesque de la disharmonie est le mode privilégié des écrivains dits « anti-lyriques », ceux qui au chant substituent la voix criarde, la cloche fêlée et l’orgue de barbarie. Cette tendance particulière du grotesque se caractérise par un ton sarcastique et amer, le « mauvais goût », et souvent par le rapprochement incongru d’éléments hétéroclites. Si l’effet grotesque est souvent obtenu par la construction d’assemblages bizarres, il peut aussi provenir au contraire de la dislocation, de la dissolution de la forme ou de l’incapacité à prendre forme. Le grotesque est alors cette puissance anticoagulante qui s’oppose à la constitution d’une oeuvre centrée et achevée : l’expression qui tend à la forme ne produit qu’un échauffement conduisant à la catastrophe (c’est le comique de l’effort vain, de l’énergie dépensée pour un résultat nul), rien ne prend corps ni sens stabilisé, images et significations restent dans l’indétermination mouvante, vont et viennent, s’affirment puis s’effacent.
Alors que les tendances précédentes relevaient de la dégradation (par le rabaissement, le déchant, et le délitement), le grotesque de l’excès (celui que loue Hugo dans William Shakespeare) s’oppose à la norme par le dépassement de toute forme, de toute mesure « raisonnable » : l’écrivain excessif « ne s’arrête jamais ». Le refus de la sobriété le lance systématiquement vers l’exagération et la surenchère jusqu’à épuisement. Le style est hyperbolique et exubérant, images et significations prolifèrent monstrueusement. Cette propension à l’excès rejoint ainsi le grotesque de l’extravagance, où, dans l’esprit du baroque et du décor à grotesques (ornement capricieux en arabesques et volutes), le vraisemblable et la sobriété de la ligne pure sont bravés par des constructions excentriques et alambiquées.
C’est surtout du côté de la réception que ces diverses nuances du grotesque se rejoignent : parce qu’elles diffèrent des formes habituelles, elles produisent toujours un sentiment d’étrangeté. Le grotesque déconcerte parce qu’il bouleverse les codes d’interprétation disponibles et exige par conséquent une adaptation de nos critères d’évaluation. Toute étrangeté, cependant, n’est pas grotesque. Car le sentiment du grotesque suppose la possibilité du rire, qui lui-même suppose un détachement par rapport aux implications affectives de la représentation. La représentation grotesque déréalise, met à distance l’objet ou la scène de sorte qu’il devient possible d’en rire. Sans déclencher nécessairement l’ « hilarité folle » dont parle Baudelaire, l’oeuvre grotesque n’est ainsi jamais sans susciter un sourire.
Sous des dehors parfois faussement anodins, le grotesque en littérature a toujours une dimension transgressive et recèle des enjeux majeurs : en contrariant les habitudes de pensée, de représentation, de lecture, l’oeuvre grotesque en fait prendre conscience. Autrement dit, le grotesque fait voir la norme (linguistique, idéologique, esthétique) dont il s’écarte, norme tellement assimilée parfois qu’on ne la percevait plus. C’est sans doute parce qu’il touche ainsi à ce qui est profondément ancré que le grotesque suscite en même temps que le rire un certain malaise. Mais aussi une surprise inespérée : l’oeuvre grotesque prouve que d’autres voies (voix) sont possibles. Aussi est-ce le propre du grotesque que de se situer toujours au coeur du débat, qu’il s’agisse du débat esthétique (entre partisans de l’innovation et défenseurs de la tradition) ou du débat théorique : la réflexion conceptuelle comporte également des enjeux qui dépassent celui de la pure connaissance, car la compréhension du grotesque engage la lecture des oeuvres du passé et la perception des oeuvres modernes qui réactualisent cet héritage.
Mais si le grotesque peut être conçu comme l’expression d’un refus des principes esthétiques dominants, il n’en demeure pas moins un phénomène complexe, bien plus, il semblerait constitué de contradictions, qu’il importe par conséquent de maintenir et non de résoudre. Nous avons ainsi rencontré un certain nombre d’ambiguïtés profondes, par exemple concernant le rapport du grotesque à la réalité : tantôt l’introduction du grotesque répond à un projet réaliste formé contre la fausseté de la littérature conventionnelle, le grotesque étant alors un moyen d’être plus proche de la vie réelle (Hugo) ; tantôt au contraire il participe d’une esthétique artificialiste visant à « déréaliser », « dénaturaliser » l’oeuvre d’art, c’est-à-dire à l’affranchir de l’exigence mimétique (Bergson, Jarry). Deux autres ambiguïtés essentielles sont apparues : l’oscillation entre le comique et le tragique (ou la co-présence des deux pôles) ; et l’ambivalence, soulignée par Bakhtine, qui associe destruction et régénération : le grotesque est bien une puissance à la fois négative (une force de dissolution) et créatrice, puisque de cette dissolution surgit quelque chose d’inédit.
Ainsi, le grotesque n’est certainement pas un genre, mais pourrait se définir comme un principe de maltraitement de la littérature, une arme protéiforme de dégradation ou de ridiculisation des genres et des formes traditionnelles. Ces genres et ces formes, minés par le grotesque, n’en sont pas moins pratiqués, mais réinvestis et réinventés d’une façon goguenarde et critique. Si « rénovation » implique remise à neuf, amélioration, l’innovation sur le mode grotesque passe plutôt par le contraire de la rénovation : par la dégradation, la déconstruction et le bricolage bancal. Souvent c’est en même temps la figure de l’écrivain qui en pâtit : l’écrivain se fait ivrogne, ridicule, croassant, s’implante des verrues, se coupe les ailes, déchante. Lié à une certaine désillusion quant au pouvoir de la littérature, le grotesque littéraire n’huile pas les gongs mais les fait grincer.

L’INSATISFACTION FONDATRICE

Ce qu’on ne veut pas faire

L’écriture, pour Prigent, est d’abord un geste négatif : elle naît en réaction aux formes littéraires existantes jugées inadéquates à la singularité et à la complexité de l’expérience. Ce qui conduit à rejeter les formes connues (parfois aimées), ce n’est donc pas le souci de la beauté, mais celui de la justesse, c’est le sentiment que « les formes stylistiques et les solutions esthétiques vers lesquelles pourrait porter le goût pour la « beauté » sont usées », c’est-à-dire sont devenues conventionnelles et en quelque sorte automatiques. Ainsi, est-il dit dans Ceux qui merdRent, « s’il y a stratégie, programme, cadre théorique, ils ne peuvent être que négatifs : il s’agit de savoir ce qu’on ne veut pas faire. »Prigent a toujours insisté sur le fait que l’esprit de cette « négativité » n’était pas celui de la destruction pure et simple.
Dans cette entreprise d’(auto)nettoyage de la scène poétique, ceux qui indiquaient la voie étaient les « marges » du surréalisme : Artaud mais aussi Bataille, dont les textes -en particulier ceux qui traitent des question de dépense, de négativité et de transgression- constituent pour Prigent une référence majeure et durable. Ponge eut également une influence décisive, essentiellement d’ordre théorique : « sa conception de la littérature, dit Prigent, m’a permis de couper avec la poésie subjective que j’étais spontanément porté à écrire ».Le travail sur Ponge, explique-il, fut une « cure de désintoxication du poétique », nécessaire pour se dépêtrer de la poésie idéaliste, sortir de la posture expressionniste (« pas d’étalage du trouble de l’âme »), et doloriste (« pas d’étalage de pessimisme»).L’influence de D. Roche, elle, fut plus complète, et, dans un premier temps, complètement inhibante, puisqu’elle ridiculisait a priori tout élément de «vieux lyrisme ».186 Dans son étude sur D. Roche, Prigent étudie le fonctionnement de cette entreprise radicale de démolition de la poésie conçue comme l’ « expansion souveraine d’un « dire » grâce auquel le poète (inspiré, sensible) exprime son jus le plus intime. »L’écriture, avec D. Roche, devient jeu de massacre du « ronron poétique », plumage des « grandes volailles », « mécrit ». Cette « violente action d’écrire », comme le montre Prigent, est une violence qui ne s’énonce pas, mais fait, c’est-à-dire en l’occurrence défait ce qui a déjà été écrit. C’est une dynamique abstraite de ravage.
Enfin, parmi les lectures « formatrices », il faut noter l’importance de la psychanalyse, dont la théorie du sujet périmait la posture expressive qu’implique la poésie lyrique. De la lecture de Freud, Prigent retient surtout le fait que l’instance de l’inconscient se manifeste dans les ratées du langage, et que c’est donc en enregistrant, en favorisant ces ratées qu’on peut faire surgir du réel dans l’écrit. De Lacan, Prigent dit n’avoir retenu que quelques formules, dont celle, essentielle pour comprendre le sens de son entreprise poétique, selon laquelle « le réel commence là où le sens s’arrête ». Résumant l’apport qu’ont représenté pour lui les écrits psychanalytiques, Prigent explique qu’ils fournissaient un outillage conceptuel pour résister à la fois à la tendance lyrique et à la tendance formaliste de la poésie.
La question de la portée transgressive du geste mécrivant au-delà du champ esthétique (du plan purement formel) traverse toute la réflexion théorique de Prigent depuis les débuts de la revue TXT. Au départ (au début des années 70), la mécriture s’énonce clairement comme une « façon de sévir » (Ponge), ayant pour objectif la destruction de « l’idéologie dominante » (bourgeoise) à travers celle des formes littéraires dans lesquelles cette idéologie se condense. Tout l’effort consiste en ce que l’émancipation idéologique et politique ne soit pas revendiquée « naïvement » dans une langue intouchée (celle des discours que justement l’on rejette), mais ait lieu grâce à un travail de torsion de la langue dont l’effet serait de manifester le caractère conventionnel (assujettissant) de ce qu’on prend ordinairement pour l’expression de la « pensée naturelle ». Si l’émancipation passe par la subversion du fonctionnement habituel de la langue, « garantie ultime de l’unité du sujet », elle est simultanément mise en jeu du sujet : pulvérisant le sujet lyrique (le moi plein de l’idéalisme), le texte moderne, dit Prigent, met en scène une « position matérialiste du sujet : un sujet divisé, en procès dans l’histoire qui le constitue comme sujet au travers d’instances complexes ».

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Table des matières
Introduction 
I. UN MONSTRE THÉORIQUE
1. ELÉMENTS D’UN HÉRITAGE 
1.1. DES GROTESQUES AU GROTESQUE
1.1.1. Un peu d’archéologie
1.1.2. Grotesque et innovation littéraire, de Montaigne à Hugo
1.1.3. Le parti pris des marges : Théophile Gautier, le critique chercheur d’or
1.1.4. Elévation du grotesque : le « comique absolu » selon Baudelaire
1. 2. LA RÉINVENTION THÉORIQUE DU GROTESQUE AU XXE SIÈCLE
1.2.1. Les affres du grotesque (Wolfgang Kayser)
1.2.2. Le grotesque authentique selon Bakhtine
1.2.3. Une autre vision du grotesque : la mécanique comique
1.3. BILANS : IDENTITÉ ET VISAGES DU GROTESQUE LITTÉRAIRE
1.3.1. L’unité du grotesque en question
1.3.2. Le grotesque et ses voisins
1.3.3. De la définition à la typologie
2. LE GROTESQUE ET LA MODERNITÉ LITTÉRAIRE SELON PRIGENT
2.1. L’INSATISFACTION FONDATRICE
2.1.1. Ce qu’on ne veut pas faire
2.1.2. La monstruosité stylistique ou le grotesque contre le « chromo »
2.2. LA MÉCRITURE GROTESQUE
2.2.1. Les dessous de la langue
2.2.2. Épaissir la langue
2.2.3. L’écriture au second degré : l’écrivain en clone clownesque
2.3. L’ÉCRITURE DU NÉGATIF
2.3.1. Course contre l’angoisse
2.3.2. « Le monde est moche, dis-le en pire ! »
2.3.3. Motilité et pantomime
II. LE GROTESQUE À L’OEUVRE : ORPHÉON ET CONTORSIONS
1. « ELLES BRAILLENT DANS TA VOIX, LES CRIARDES » 
1.1. PLUMES D’AUTRUI
1.1.1. Contrastes et hybridations
1.1.2. Parodia sacra et carnaval des classiques
1.1.3. Salut les intimes
1.1.4. L’écrit qui ne colle jamais
1.2. « ÇA CACOPHONE FORT »
1.2.1. Langues que je parle
1.2.2. Sortir du bain
1.2.3. Comment « faire son Rabelais » ?
1.3. CLICHÉS CULTURELS ET CULTURE DU CLICHÉ
1.3.1. Imageries
1.3.2. Histoires en kit
1.3.3. « Voyez, voyez la machin’ tourner »
2. PROSE ÉNERGUMÈNE
2.1. « GUTTURE MOINS EN RÂLE ! »
2.1.1. « L’élocuté démantibulé »
2.1.2. « Tambouille d’échos »
2.1.3. « Rien qui porte un nom ! »
2.2. BAROQUERIES
2.2.1. « Et va la musique !»
2.2.2. Le récit défait
2.2.3. Arabesques et « subtilités alambiquées »
2.2.4. Stratagèmes
2.3. GARE LES GADINS !
2.3.1. Ratage : « à chaque fois c’est raté ! »
2.3.2. Dérapage : « ça y est zut ça glisse »
2.3.3. Raturage : « Je tue tout, moi itou. »
III. LE GROTESQUE À L’HEURE DE LA POSTMODERNITÉ
1. MÉCRITURE DE SOI
1. 1. LE HÉROS GROTESQUE : UN AUTOPORTRAIT « À LA GOMME »
1.1.1. « Où qu’il est, moi ? »
1.1.2. « Marrez-vous d’la bobine ! »
1. 2. GRIMAGE DU VÉCU
1.2.1. « Rien/tout (n’)est vrai »
1.2.2. « Saleté de tout ! »
1.2.3. Casting pour un castelet
1.2.4. Voilà ce que j’évacue
1. 3. « NE PLEUREZ PAS EN PUBLIC »
1.3.1. Montrer son mouchoir
1.3.2. Sang froid
1.3.3. « Ravalons la goutte, arborons trombine de jovialité »
1.3.4. Crisper le mou
1.3.5. Pas de quoi sourire
2. RAVAGE ET PARTAGE : LE GROTESQUE APPRIVOISÉ ? 
2. 1. MALAISE DANS LA CONSÉCRATION
2. 2. FORMES DU COMPROMIS
2. 3. ESSE EST PERCIPI
2.3.1. Balisage multiple
2.3.2. « À bon entendeur : salut et merci. »
Conclusion 
Bibliographie
Table des matières

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