Le diable et les démons au banquet

Un bilan historiographique : l’alimentation sabbatique à la croisée des chemins

Le premier de ces domaines, qui a fait couler beaucoup d’encre aux XIXe et XXe siècles en raison des émotions et des multiples débats qu’il a suscités, concerne le phénomène qu’il est convenu de désigner sous l’expression de « chasse aux sorcières ». Le terme est commode mais ne nous semble pas tout à fait approprié ; au XVe siècle, alors que s’allument les premiers bûchers destinés à brûler ce type bien particulier d’hérétiques, ces derniers peuvent en effet aussi bien être des hommes que des femmes. À l’intérieur de ce phénomène, il nous revient d’examiner plus particulièrement le fantasme stéréotypé du sabbat des sorciers : tous les actes et pratiques qui sont attribués aux sectateurs du diable, du vol magique qui les emmène sur le lieu de la réunion jusqu’aux turpitudes commises avec les démons, en passant par l’adoration diabolique. Par ailleurs, suivant en cela les tendances de la recherche historique de ces dernières années sur la sorcellerie, il nous semble nécessaire d’aborder la question de l’imaginaire du sabbat sous l’angle de la théologie d’une part, tant il est vrai que la réflexion démonologique n’est pas sans jouer un rôle dans la cristallisation et la diffusion de l’imaginaire du sabbat17 ; sous l’angle politico-juridique d’autre part, dans la mesure où, comme on l’a dit, la sorcellerie en tant qu’hérésie est devenu un crime en ce Moyen Âge finissant18. Tout en prenant en compte l’ensemble de cet imaginaire du sabbat, nous nous focalisons sur un point précis du fantasme : la nourriture consommée par les sorciers lors du sabbat et les pratiques alimentaires enseignées par le diable. C’est à ce moment que notre étude recoupe un autre domaine de recherche : l’alimentation et les pratiques alimentaires, que nous chercherons à approcher du point de vue de l’histoire et de l’anthropologie. Dans la mesure où les consommations dont nous traitons relèvent de l’imaginaire, c’est essentiellement l’approche culturelle et symbolique qui nous intéressera. Le bilan historiographique que nous développons ici a pour but de poser, dans chacun de ces domaines, les grands jalons de la recherche historique, ou du moins ceux sans lesquels l’appréhension de notre sujet ne serait pas possible.

La sorcellerie et l’imaginaire du sabbat : quelques étapes majeures

Nous n’avons pas l’ambition ici de retracer toute l’historiographie d’un phénomène qui a fait couler autant d’encre que celui de la chasse aux sorciers et aux sorcières. Depuis La Sorcière de Jules Michelet en 1862 jusqu’à des ouvrages très récents, pléthore d’analyses ont vu le jour, auxquelles l’histoire sert de base pour développer des thèses très orientées idéologiquement ou politiquement : les sorcières et leurs balais peuvent ainsi fort commodément se faire les chevaux de bataille de l’anticléricalisme aussi bien que d’un certain féminisme extrémiste et revanchard. Nous avons donc pris le parti d’évoquer l’historiographie de ce phénomène depuis la parution, en 1975, de l’ouvrage de Norman Cohn, Europe’s Inner Demons, traduit en français en 1982 sous le titre de Démonolâtrie et sorcellerie au Moyen Âge. Cette monographie nous semble constituer un jalon essentiel dans la manière dont les chercheurs ont au fil du temps abordé ce sujet, car elle a permis de replacer la recherche sur des bases à peu près saines, et ce à deux niveaux : d’une part en démontrant clairement que les agissements des sectateurs du diable tels que décrits dans les sources renvoient à un pur fantasme et non à des pratiques réelles, ce qui n’était alors pas une évidence ; d’autre part en re-délimitant le corpus de sources sur lequel il faut travailler quand on veut se faire l’historien de ce phénomène. Revenons succinctement sur chacun de ces deux points.
L’idée que la chasse aux sorcières a été dirigée contre une véritable secte païenne ou anti-chrétienne remonte au second quart du XIXe siècle : c’est, semble-t-il, Karl Ernst Jarcke qui soutient le premier cette thèse dans une revue juridique en 182821. Avec diverses variantes, elle est largement développée par la suite, par plusieurs savants. Michelet, dans La Sorcière, fait de la sorcellerie une résistance à l’ordre établi en même temps que la célébration d’un culte de la fertilité. Cette dernière idée connut une fortune spectaculaire en étant soutenue par Margaret Murray, égyptologue, archéologue et folkloriste dans un ouvrage paru en 1921 et intitulé The witch-cult in western Europe. En se basant sur des procès et des affaires de sorcellerie ayant essentiellement eu lieu à l’époque moderne, elle soutient que ces derniers seraient en fait l’indice de l’existence d’un culte pré-chrétien de la fertilité, pratiqué partout en Europe, par des fidèles de toutes les classes sociales ; le dieu de ces « sorciers » et « sorcières » était selon elle un personnage cornu à deux visages, que les Romains nommaient Dianus ou Janus. Les inquisiteurs, en observateurs extérieurs et a priori méfiants, auraient immédiatement pris cette divinité pour le diable. Bien que fortement critiquée par certains, la thèse n’en eut pas moins un succès retentissant, défendue qu’elle fut par d’autres savants. En fait, si l’ouvrage de Norman Cohn marque un jalon, c’est bien parce qu’il démonte complètement cette théorie en retournant aux sources citées par Margaret Murray et en démontrant les limites de sa démarche historique. Il s’avère en fait que Murray a opéré dans les sources qu’elle cite de larges coupes, de sorte que les passages mis en exergue dans son ouvrage montrent un sabbat qui, expurgé de ses composants les plus fantastiques (métamorphoses, voyages aériens) ou les plus dérangeants (orgies sexuelles), peut paraître plausible. Restaurées dans leur intégralité, les sources de Murray, comme toutes celles qui décrivent le sabbat, dépeignent une cérémonie largement composée d’éléments que la raison se refuse à considérer comme possibles.
Cette théorie n’est que la première des deux que l’ouvrage de Norman Cohn réfute. La plupart des savants ayant refusé l’interprétation de Murray prenaient position pour une autre qui consistait à postuler que l’imaginaire stéréotypé du sabbat serait né entre la fin du XIIIe et le milieu du XIVe siècle lors de la répression menée par l’Inquisition contre l’hérésie cathare (ou ce qui a été perçu et désigné comme tel) dans le nord de l’Italie et le sud de la France ; le lien entre traque des cathares et chasse aux sorciers aurait alors notamment été assuré par les inquisiteurs de Toulouse et de Carcassonne. Les scientifiques dont il est question soutenaient cette théorie en s’appuyant sur plusieurs affaires judiciaires, considérées alors comme les conséquences directes de la naissance du stéréotype : un femme aurait ainsi été brûlée vive à Toulouse en 1275, un procès de sorcellerie collectif aurait conduit dès 1335 plusieurs femmes sur le bûcher dans la même ville. D’autres affaires du même type auraient ainsi eu lieu au cours du XIVe siècle, ayant mené, entre autres, à de gigantesques autodafés à Toulouse et Carcassonne en 1350 ; on aurait respectivement brûlé dans ces deux villes quatre cents et deux cents individus. Sur la base de ces documents, il était donc admis que la naissance du stéréotype du sabbat se situait au plus tard au début du XIVe siècle. La contribution de Norman Cohn modifie du tout au tout les conditions de la recherche sur l’histoire de la sorcellerie dans la mesure où il démontre que ces marqueurs chronologiques sont entièrement à revoir. Il s’attache en effet à prouver que les sources sur lesquelles se sont bâties les études sur le sujet ne sont ni plus ni moins que des faux ; ces procès n’ont en fait jamais eu lieu. Leur existence dans la chronologie « classique » du phénomène de la chasse aux sorcières repose sur trois faux, successivement élaborés aux XVe, XVIe et XIXe siècles ; la supercherie la plus énorme étant sans doute la dernière, que l’on doit à un écrivain quelque peu mythomane et tout à fait expert en matière d’imposture, répondant au nom d’Étienne-Léon de Lamothe-Langon. Il inventa ainsi purement et simplement, dans son Histoire de l’Inquisition en France, les sabbats toulousains des années 1330-1335. Repris en toute bonne foi par Joseph Hansen dans l’imposante anthologie de sources sur la sorcellerie qu’il fit paraître en 190125, les sabbats du XIVe siècle abusèrent ainsi les historiens pendant près de cent cinquante ans. Essentiel, l’ouvrage de Norman Cohn l’est donc doublement : parce qu’il établit que le stéréotype du sabbat renvoie à une secte imaginaire, et parce que le corpus de sources sur le sujet se trouve épuré des faux sabbats du XIVe siècle ; de sorte que l’on admet aujourd’hui que l’imaginaire du sabbat ne naît que vers 1420-1430.

Les années 1990 et le début du XXIe siècle : édition de sources et nouvelles études

Depuis le début des années 1990, la recherche sur les débuts de la sorcellerie a été marquée à la fois par de nouvelles études et par un important travail d’édition de sources. Les travaux d’édition sont majoritairement le fait d’une équipe de chercheurs de l’université de Lausanne, sous l’égide d’Agostino Paravicini Bagliani. Nous intéresse en particulier une série d’ouvrages parus dans la collection des Cahiers Lausannois d’Histoire Médiévale : d’une part L’imaginaire du sabbat, oeuvre collective éditant plusieurs textes des décennies 1430 1440, et qui présente à leur sujet des analyses fines, permettant d’en cerner les particularités et les enjeux ; d’autre part un ensemble de travaux consacrés à l’édition et l’étude d’un registre conservé aux Archives Cantonales Vaudoises sous la cote Ac 29, et contenant d’assez nombreux procès de sorcellerie ayant eu lieu entre 1438 et 1528 en Suisse romande. Le début du XXIe siècle a en outre vu l’organisation de plusieurs colloques et la parution d’assez nombreux travaux qui, en s’intéressant à l’imaginaire du sabbat et aux persécutions qu’il entraîne, font une large place à des approches fondées sur le domaine politico-juridique ou la théologie. Il s’agit en effet de domaines intrinsèquement liés au sabbat et à la répression de la sorcellerie en général.
L’assimilation de la sorcellerie à une hérésie est réalisée au XIVe siècle : c’est notamment l’objet de la bulle Super illius specula, qui aurait été fulminée en 1326 par Jean XXII30. De ce fait, la sorcellerie atteignait le rang de crime de lèse-majesté. Et en effet, dans le corpus de sources que nous avons rassemblé, la sorcellerie est avant tout un crime dont des hommes et des femmes se sont rendus coupables, justifiant ainsi arrestations,interrogatoires et condamnations. En ce qui concerne les liens entre l’hérésie, le droit et le politique, il importe de noter l’influence des travaux de Jacques Chiffoleau, au premier rang desquels une série de stimulants articles. Dans « Sur la pratique et la conjoncture de l’aveu judiciaire en France du XIIIe au XVe siècle »31, l’historien réétudie le passage de la procédure accusatoire à la procédure inquisitoire, dont il est connu qu’elle fut largement utilisée à la fin du Moyen Âge, notamment sous sa forme extraordinaire, pour la répression des hérésies. S’interrogeant sur les fonctions et les significations de l’aveu, il met en lumière les liens fondamentaux entre la torture, l’aveu, le secret, et l’occulte qui entoure les activités de ces sectes clandestines (de lépreux, de juifs, d’hérétiques…ou de sectateurs du diable) dont on craint l’existence car elles représentent des menaces majeures pour le pouvoir de l’État moderne alors en construction32. Le droit rejoint ici le politique (mais s’en est-il jamais séparé ?) ; en effet, hissée en tant qu’hérésie au rang de crimen maiestatis, l’accusation de sorcellerie ou d’accointance avec les démons donne lieu à des épidémies de procès dès lors que le pouvoir royal ou papal peine à s’imposer. De sorte que « faire croire au sabbat dans et par la torture, c’est aussi toujours faire croire à la toute-puissance du Prince »33. En reprenant ces conclusions dans « Dire l’indicible. Remarques sur la catégorie du nefandum du XIIe au XVe siècle »34, l’auteur s’interroge sur le statut de l’indicible dans les procès. Il montre comment – parce que le nefandum se rapproche peu à peu de l’hérésie, notamment via le concept de crime contre-nature, auquel il a consacré un autre article35 – le fait de faire dire l’indicible revient à percer l’occulte. Même s’il faut pour cela combattre le mal par le mal et utiliser dans la procédure inquisitoire le secret et la torture, cette extorsion de l’aveu des crimes les plus graves a justement pour but de forcer l’accusé à respecter cet autre silence – celui-ci légitime – qui entoure le pouvoir, la Majesté.

Entre Paradis, Terre et Enfer : d’un banquet à un autre

Le repas sabbatique, quand il adopte la forme d’un lieu où se concentrent les réjouissances – notamment les plaisirs du goût, de l’abondance alimentaire ou d’une joyeuse compagnie – invite à s’interroger sur la possibilité d’établir quelques liens avec d’autres cadres où l’on peut trouver ou imaginer des tables richement garnies. Dans une approche que nous envisageons, non comme opposée, mais complémentaire à celle que nous venons juste de mener, on abordera successivement les rapprochements possibles entre le repas sabbatique et les banquets princiers, puis le sabbat en lien avec le thème du paradis alimentaire.

Banquet sabbatique et banquet princier

Plusieurs éléments permettent de relier le banquet du sabbat aux banquets aristocratiques et notamment princiers. Les dimensions les plus évidentes sont sans doute, d’une part, l’abondance qui revient très souvent dans nos descriptions, que ce soit dans le cadre du pillage de caves ou dans le banquet sabbatique lui-même ; et, d’autre part, l’aspect festif et l’accent mis sur les plaisirs avec la bonne chère (qu’ont pu préparer des cuisiniers)41, la musique, la danse, et une joyeuse compagnie. On a déjà largement développé cet aspect du sabbat au cours de notre troisième chapitre42, aussi nous dispensons-nous de revenir dessus. Il suffira de rappeler que ces « beaux » aspects du sabbat se retrouvent – de manière plus ou moins développée – dans tous les types de sources dépeignant le sabbat : traités aussi bien que procès-verbaux, chroniques aussi bien que poème, et ceci sur toute la période que nous étudions. On rappelle aussi que dans notre corpus, les sources concevant le banquet sabbatique de manière « positive », avec tous les guillemets qui s’imposent, sont majoritaires par rapport à celles qui le décrivent négativement.
Ce jeu de références avec le modèle du banquet princier fonctionne évidemment plus ou moins bien selon les sources. En particulier, les textes relatifs à la Vauderie d’Arras donnent des éléments qui s’insèrent bien dans ce cadre. Non seulement parce que, comme on l’a vu, la Recollectio, la plaidoirie du 21 mai 1461 et surtout le Chronicon donnent au diable une position éminente voire royale ; mais aussi à cause des nourritures mentionnés dans les sources de ce dossier. La Recollectio mentionne en particulier du veau rôti, un type de viande que l’on trouve surtout sur les tables seigneuriales63. On se rappelle que, dans la plaidoirie du 25 janvier 1462, où sont rappelés les aveux fait par Robert de Vaux, ce dernier affirmait avoir « mengé beouf et mouton roty, bu vin vermeil et mengé pain »64, ce qui correspond tout à fait au triangle alimentaire aristocratique évoqué ci-dessus. En outre, l’audience du 26 février 1463 rapporte que Jean Taquet – encore l’un des « Vaudois d’Arras » – avait avoué sa participation à un repas sabbatique tenu dans un bois, où il y avait de la vaisselle d’argent65. Or l’utilisation de métaux précieux pour les objets de table constitue, on s’en doute, une caractéristique des milieux très aisés, si ce n’est seigneuriaux voire princiers66. Les sources de la Vauderie d’Arras restent cependant les seules pour lesquelles on peut établir aussi loin la comparaison. Le Vt magorum de Claude Tholosan, parce qu’il montre le diable trônant dans la cave pillée au milieu de ses sectateurs67, atteint aussi cette dimension, mais il y a trop peu de détails sur les aliments pour que l’on puisse aller plus loin dans l’interprétation. D’autres procès présentent un cadre matériel assez riche et des mets a priori appétissants, mais l’aspect aristocratique ne va guère au-delà du type de mets présentés : c’est notamment le cas des procès de Guillaume Girod et de Jaquet Durier. Le premier évoque « de jolies nappes et tables, comme on en a coutume dans ce monde », sur lesquelles les sorciers mangent de l’excellente viande rôtie et boivent du vin blanc et rouge68. Le second mentionne une table dressée sur des tréteaux – comme c’était alors toujours le cas – couverte d’une nappe, sur laquelle se trouvent du pain, du vin et de bonnes brochettes de porc et d’agneau69. Dans les deux cas, il s’agit des premiers aveux des accusés, avant qu’on ne les pousse à confesser le cannibalisme, mettant ainsi en avant la nature immonde, pervertie de ce banquet.

Le sabbat, un « paradis terrestre » ?

Le thème du paradis alimentaire, à la fin du Moyen Âge, est notamment représenté par le mythe du pays de Cocagne, lequel a tout récemment fait l’objet d’une étude très complète de Hilário Franco Júnior70. À partir du milieu du XIIIe siècle avec le Fabliau de Cocagne, texte français qui constitue la plus ancienne apparition connue de cet imaginaire dans la littérature, les descriptions de cette contrée utopique répètent une série de motifs stéréotypés qui s’organisent pour l’essentiel, justement, autour de l’idée d’un lieu où la nourriture se trouve en quantité illimitée, où l’on peut boire et manger gratuitement à satiété71. Or, certains éléments du sabbat et surtout du banquet entrent en résonance avec les merveilles de la Cocagne, ce qui nous pousse à nous pencher un peu plus longuement sur les rapprochements possibles entre les deux. On a déjà esquissé des liens entre l’abondance sabbatique et celle qui est nécessairement de mise dans les banquets des grands. La profusion alimentaire au sabbat peut aussi être rapprochée de celle qui règne en Cocagne, en ce sens qu’elle est parfois dépeinte comme ce qu’on serait tenté d’appeler une abondance « magique ». Par exemple, si le vin qui jaillit d’un tronc ou d’un rocher dans les procès de Pierre Chavaz et Jaquet Durier semble bien être le résultat d’un pillage de cave à distance72, il n’en rappelle pas moins les sources et rivières de vin qu’évoquent plusieurs textes consacrés à cette contrée mythique73. Comme en Cocagne, la nourriture au sabbat est parfois figurée comme inépuisable : on pense au pillage de caves décrit par Tholosan, où les sorciers pensent qu’ils boivent et mangent sans que les vivres et le vin ne diminuent74. De la même façon, le Fabliau de Cocagne décrit des tables dressées dans les rues, où chacun peut se servir tant qu’il veut75, sans que visiblement personne les ait installées puisque là-bas personne ne travaille76 : on pense alors aux tables qui apparaissent magiquement sur un geste du diable dans la Recollectio77 et le Chronicon de Zantfliet78, ou encore à celles que trouvent, toutes prêtes et chargées de mets, les Vaudois d’Arras dans la description de Jacques Du Clercq79. On a déjà évoqué l’aspect festif du sabbat, aussi n’y revenons-nous pas plus longuement, mais il faut préciser que cet élément peut également servir de base à un rapprochement avec la Cocagne, pays de fête perpétuelle.

Profaner les espèces sacramentelles, parodier le christianisme : la nourriture et la boisson comme lieux de subversion sacrilège

Au cours du chapitre précédent, on a vu comment les pratiques alimentaires des sorciers permettaient de les montrer inversant ou subvertissant les codes et normes qui régissent la société chrétienne. C’est à un autre type d’inversions et de subversions que nous proposons de consacrer ce chapitre : celui qui touche aux rites chrétiens, et en particulier à celui qui, à la fin du Moyen Âge, du fait de son importance grandissante au cours du temps, se trouve investi d’une très forte charge symbolique : le sacrement eucharistique, qui réitère le mystère du sacrifice du Christ tout en commérant la Cène par le partage rituel du pain et du vin. Depuis l’Antiquité tardive et le symbolisme d’Augustin, la nature de l’eucharistie avait fait l’objet de longues controverses. C’est notamment celle soulevée au XIe siècle par Bérenger de Tours qui amène les théologiens et l’Église à définir très précisément la « présence réelle » du corps et du sang du Christ sous les espèces du pain et du vin116. Cette doctrine de la Présence réelle explique que l’eucharistie apparaisse, à partir du XIe siècle, comme le moment privilégié d’une rencontre avec Dieu ; en 1215, le concile de Latran IV fait de la transsubstantiation un article de foi et rend obligatoire de communier au moins une fois par an. À partir des XIIe-XIIIe siècles se développe une dévotion particulière à l’eucharistie, considérée certes comme le banquet autour duquel se retrouvent tous les chrétiens, mais aussi comme un objet d’adoration à part entière, à tel point qu’en 1264 le pape Urbain IV officialise pour toute la Chrétienté la fête du Corpus Christi. En outre, la présence réelle et entière du Christ sous la forme du pain et du vin induit la nécessité de protéger les espèces sacramentelles : c’est ainsi qu’à partir de 1215, les fidèles ne communient plus que sous l’espèce du pain, pour éviter que ne soit renversée la coupe contenant le sang du Christ. Et à la fin du Moyen Âge, la communion pour les simples fidèles tend à se raréfier, la consommation de l’eucharistie se réalisant presque davantage par le regard au moment où le prêtre élève entre ses mains l’hostie consacrée.
Autant d’éléments qu’il faut sans doute avoir à l’esprit lorsque l’on constate la récurrence dans nos sources de passages qui glosent sur le comportement des sorciers envers le pain et le vin. En quoi ces comportements et les opérations rituelles qui, à la synagogue, passent par l’alimentation en parodiant le christianisme contribuent-elles à peindre l’assemblée des sorciers comme une société opposée à l’ecclesia chrétienne ? Si les espèces eucharistiques sont loin d’être, évidemment, des « aliments » comme les autres, leur consommation (ou leur non-consommation) n’en demeure pas moins très significative. On commencera donc par étudier les pratiques sorcières autour de l’hostie, avant de voir comment le vin peut constituer à la synagogue un lieu de parodie et de profanation. On poursuivra en s’interrogeant sur la manière dont l’entrée dans la secte peut passer par l’absorption de nourritures, et ce sera aussi l’occasion de voir que l’alimentation peut être le lieu de construction d’un parallélisme entre les mauvais anges et le Christ ; enfin, on se demandera s’il n’est pas possible de voir dans le cannibalisme infantile une sorte de communion subvertie.

Que faire de l’hostie à la communion ? Les recommandations diaboliques

Tout fidèle doit communier au moins une fois par an, à Pâques, après s’être confessé : c’est ce que prescrit le quatrième concile du Latran. À propos de ce sacrement, nos sources donnent du comportement des sorciers deux versions contradictoires. D’un côté se tiennent, minoritaires, le traité de Claude Tholosan et les Errores gazariorum. Dans le traité du juge dauphinois, il n’est pas explicitement fait référence à la conduite à tenir envers l’hostie, mais le diable persuade ses adeptes « de feindre d’être dévots sans avoir la foi, en fréquentant les églises comme ils le font la plupart du temps »121. Et l’on peut rapprocher, nous semble-t-il, cette attitude de celle qu’adoptent les sorciers des Errores gazariorum, qui passent pour des fidèles particulièrement pieux. En effet, ces perfides feignent la dévotion afin de mieux tromper les vrais chrétiens :

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Table des matières
Introduction
L’imaginaire du sabbat et le motif alimentaire : une brève mise en perspective
Un bilan historiographique : l’alimentation sabbatique à la croisée des chemins
La sorcellerie et l’imaginaire du sabbat : quelques étapes majeures
Les années 1990 et le début du XXIe siècle : édition de sources et nouvelles études
L’alimentation : un champ de recherches anthropologiques puis historiques
Un sujet à construire
PREMIÈRE PARTIE
LES NOURRITURES DIABOLIQUES À LA LUMIÈRE DES SOURCES
Chapitre 1. Les sources de l’enquête
Les sources médiévales de l’imaginaire du sabbat : une présentation typologique
Les traités
Les sources judiciaires
Les sources narratives et littéraires
L’imaginaire du sabbat au fil des sources
Des « dossiers » de sources
L’élaboration du stéréotype : des nuances spatiales ou chronologiques ?
Des logiques rédactionnelles dans les textes théoriques : quelques éléments
Chapitre 2. Le banquet, un élément du sabbat
Qu’est-ce qu’un sabbat ?
De la tradition de l’assemblée hérétique
…au sabbat des sorciers
Faire venir les participants
Le déroulement d’un sabbat
Une assemblée aux étapes bien balisées.
Le banquet : au coeur du sabbat ?
Le décor : lieu, temps et cadre matériel du banquet
Temps et lieux : des paramètres stables
Le cadre matériel : des différences sensibles
Un cadre spécifique : le pillage des caves
Chapitre 3. Du pain, du vin, des bambins : le menu d’un banquet diabolique
Des constantes et des nuances
La viande et le vin, nourritures diaboliques par excellence ?
Le pain, un aliment commun mais assez peu représenté
…et quelques présences isolées
Une pratique sorcière majeure : le cannibalisme infantile
Une secte de mangeurs de chair humaine
Choisir, tuer, préparer un enfant
« Tout est bon dans le nourrisson » : des différents usages de la chair enfantine
Deux visions opposées : nourritures exquises, nourritures infâmes
Du médiocre à l’immonde
Un moment de plaisir : du pillage de caves au riche festin
Les sorciers aiment-ils vraiment la chair humaine ? L’appréciation difficile
des mets anthropophages
Chapitre 4. Le diable et les démons au banquet
La présence démoniaque aux assemblées sabbatiques
Du « maître de la synagogue » et des autres créatures démoniaques
Un rôle restreint dans le banquet ?
La cuisine des démons
Des nourritures illusoires ?
La Recollectio d’Arras : des aliments aux effets subversifs
Le diable à table : un problème théologique
Le diable mange-t-il avec les sorciers ?
Corps assumés et opera uitae
DEUXIÈME PARTIE
SABBAT, SORCIERS ET SORCELLERIE AU PRISME DES NOURRITURES DIABOLIQUES
Chapitre 5. Nourriture et inversion : le banquet sabbatique comme monde alimentaire perverti
Les sorciers entre humanité et sauvagerie
Des pratiques bestiales
Modes de consommation et postures de table
Entre Paradis, Terre et Enfer : d’un banquet à un autre
Banquet sabbatique et banquet princier
Le sabbat, un « paradis terrestre » ?
Chapitre 6. Profaner les espèces sacramentelles, parodier le christianisme : la nourriture et la boisson comme lieux de subversion sacrilège
To eat or not to eat (the host) : that is the question
Que faire de l’hostie à la communion ? Les recommandations diaboliques
Des usages sorciers du corps du Christ
Le vin comme lieu de parodies et de profanations : variations autour de la négation du rite eucharistique
Les Errores gazariorum : « par mépris de ce qui est accompli à travers le vin »
La Vauderye de Lyonois en brief : une subversion de la communion sous l’espèce du vin ?
Absorber une boisson sorcière, rejoindre une secte menée par un anti-Christ
Boire et s’intégrer à la secte du diable
La boisson au sabbat, un moyen de faire des anges déchus d’anti- ou de pseudo-Christs ?
Le cannibalisme infantile : parodier la communion ?
Manger un enfant, devenir sorcier ?
De l’hostie consacrée au bébé cuisiné
Chapitre 7. Alimentation diabolique et crime de sorcellerie
Manger à l’assemblée sabbatique : un crime ?
La commensalité diabolique dans les sentences de condamnation
Commensalité et appartenance à la secte
Le festin des sorciers : tirer le sabbat vers le réel ?
Le cannibalisme, ce crime énorme
Le cannibalisme : dans le sabbat et hors du sabbat
Le cannibalisme fait-il le sorcier ? Un acte à faire dire
Un crime contre nature ?
Conclusion
Annexes
I – Table de présentation des sources : classement chronologique
II – Tables de présentation des sources : classement typologique
III – Cartes de provenance des sources
IV – Les nourritures diaboliques selon les sources : tableau comparatif
V – Le motif du pillage de caves : tableau comparatif
VI – Le banquet sabbatique : environnement et cadre matériel
Sources
Bibliographie
Index des tables

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