Le devenir médecin à Cuba 

Un militantisme pour le droit des minorités à la racine de l’ouverture aux ressortissants Américains

Des premiers pas dans un contexte militant

La mise en place du partenariat avec l’ELAM trouve ses origines dans le travail d’un homme : le révérend Lucius Walker. Il est pasteur afro-américain, originaire de New Jersey dans l’État de New York, et fonde l’organisation Interreligious Foundation for Community Organization (IFCO) en 1967. Cette association religieuse et militante a pour but de mobiliser les églises locales autour d’un soutien aux quartiers en déclin pour faciliter l’intégration des habitants, notamment des Afro-Américains. Son organisation fut polémique lorsqu’il demanda à ce que les églises membres d’IFCO payent des réparations aux Afro-Américains pour ce qu’ils ont subi pendant l’esclavage. D’après mes entretiens avec les étudiants qui l’ont connu personnellement, il semble que c’était un personnage impressionnant, que l’on oubliait difficilement. En effet, une enquêtée, une ancienne d’ELAM maintenant chargée de coordination du cursus de l’ELAM pour IFCO, avait les larmes aux yeux en parlant de cet homme : “C’était comme un père, il me poussait toujours à aller au-delà de mes capacités.” Darnna, une autre étudiante en sixième année qui a pu le rencontrer, m’explique : “Quand je pense au révérend Walker, j’imagine un monument, et comme un monument de Martin Luther King par exemple, tu le regardes et tu espères qu’un jour tu seras aussi superbe, ou qu’au moins tu aspireras à l’être, peu importe ce que tu fasses.” Une autre étudiante de sixième année, Kerriann, le décrit comme “notre père d’une autre famille […] il nous disait toujours ‘si, se puede’, c’était une inspiration.”

D’une bataille pour la légitimation à un contexte actuel dépolitisé ?

L’établissement de cet accord permet l’arrivée du premier groupe d’étudiants états-uniens en 2001. Etant donné le coup médiatique de cet accord historique, ces étudiants seront reçus par des ministres du Ministère de la Santé cubain et auront droit à un traitement privilégié. Ceci continue durant plusieurs années. Toutefois, le parcours n’a pas été facile jusqu’à ce que la place de ces étudiants à Cuba devienne plus ou moins normalisée. Le développement de la légitimation et de la normalisation du parcours des étudiants se forme à deux niveaux. D’une part, au niveau de la légalisation de la formation aux yeux des États-Unis : un long parcours vers la reconnaissance des diplômés. D’autre part, du point de vue de la représentativité du groupe : en effet, au début des accords, la revendication militante de gauche d’IFCO était l’image de ce partenariat soutenu par une forte cohésion du groupe, tandis qu’à présent cette image change et se montre plus hétérogène et moins radicale.
En premier lieu, il n’y avait pas de permission officielle pour ces étudiants qui allaient étudier dans un pays qui, selon la loi de l’embargo économique mis en place avec le Foreign Assistance Act de 1961, interdit toute importation ou exportation entre Cuba et les États-Unis.
Cet embargo est exacerbé par le Cuban Assets Control Regulations datant de 1963, qui étend les sanctions établies par la loi de 1961. Cette régulation gèle tous les biens de Cuba aux États-Unis et donne la mission au Département du Trésor de régir toutes les transactions effectuées avec Cuba, comprenant le voyage. Cela signifie que les ressortissants états-uniens ne sont pas techniquement défendus de se rendre à Cuba mais n’ont aucun droit de dépenser des dollars dans le pays .

D’un isolement à l’immersion dans la vie havanaise : une population estudiantine clivée

En premier lieu, il faut comprendre que les étudiants sont séparés. En effet, de l’année préparatoire à la fin de la deuxième année, ils se trouvent sur le campus de l’université où ils cohabitent avec un vaste mélange d’étudiants de pays très variés. Leur vision de Cuba durant ces deux à trois années est extrêmement singulière car ils se retrouvent dans un contexte atypique et particulièrement isolé. Ensuite, à partir de la troisième année, ils déménagent au cœur de La Havane dans leur propre habitation, ce qui les rend plus indépendants et intimement mêlés à la vie cubaine.

Solidarité ou mécanisme d’adaptation ?

Au fil des années du programme, l’arrivée à Cuba se fait de manière bien différente. En effet, les premiers arrivés de la délégation des États-Unis étaient souvent directement accompagnés par les membres d’IFCO et reçus par les ministres de la santé en personne à l’aéroport de José Martí à La Havane. Un vrai traitement diplomatique. Par la suite, les premières vagues d’étudiants, dès leur arrivée et avant de pouvoir rejoindre le campus d’ELAM, étaient envoyées en quarantaine. D’après les témoignages que j’ai recueillis, cette quarantaine – qui est passée d’une semaine à trois ou quatre jours, pour finalement être supprimée – laisse une forte impression. Elle serait une manière de marquer les étudiants en prévision de la réalité à laquelle ils vont être confrontés pendant leurs années à Cuba. Certaines années, les étudiants étaient logés dans un immeuble cloisonné avec tous les arrivants, tous pays confondus. Pendant ces jours de quarantaine, les étudiants suivent de légers examens médicaux, mais passent surtout de longues heures enfermés. La première réaction presque unanime des enquêtés relève du choc qu’ils ont éprouvé en ce qui concerne la nourriture. Car même si tous les repas étaient garantis, ils ne consistaient souvent pour le petit déjeuner que d’un bout de pain avec de la mayonnaise, du riz blanc, ou un jus de mangue. S’ajoutent à cela l’inconfort et le manque d’espace privé. Bruno, étudiant américain-paraguayen en quatrième année, m’explique qu’ils sont souvent dix dans une même chambre, à dormir sur des matelas sales sans couvertures, avec des toilettes partagées où l’eau est coupée une grande partie de la journée. Ceux qui connaissaient l’ambiance de la quarantaine viennent préparés, avec de quoi survivre : papier toilette, alcool, savon, chips, dentifrice, etc. Cette quarantaine a été insupportable pour certains étudiants.

L’enseignement de la médecine comme véhicule de l’idéologie révolutionnaire cubaine

Cette accommodation critique au système de valeurs spécifique du contexte institutionnel cubain se fait au cours des études. Afin de comprendre cet ajustement personnel, il faut tenter d’identifier les caractéristiques de l’enseignement de la médecine cubain, qui diffuse l’idéologie révolutionnaire cubaine. Nous pouvons déterminer quatre caractéristiques majeures de la méthodologie de l’enseignement de la médecine à Cuba : premièrement, le paradoxe d’une proximité informelle avec le professeur marié à une figure d’autorité ; deuxièmement, un mode cyclique d’enseignement des matières ; troisièmement, l’insistance sur l’importance de la solidarité dans le corps étudiant ; enfin, une approche “socio-psycho-physico” de la médecine.
Tout d’abord, le rôle des professeurs est défini comme un mélange paradoxal d’autorité et de familiarité . Cela se traduit par l’usage d’un langage commun envers les étudiants, marié à une certaine sévérité. Par exemple, les étudiants sont majoritairement évalués sur des interventions orales aléatoires pendant les cours, et seront ouvertement critiqués par le professeur si la réponse est mauvaise. Cela semble être une manière de maintenir un niveau d’exigence élevé, en gardant un équilibre grâce à une proximité avec le professeur.
Ce rôle dédoublé du professeur reflète l’essence du communisme à la cubaine, qui est à la fois autoritaire et festif. En effet, les règles de respect et de bonne tenue sont très spécifiques au contexte cubain. Pour illustrer cela, Eduardo, étudiant chicano en cinquième année, m’explique : “J’ai une professeur avec qui je m’entends très bien, nous rions beaucoup ensemble et l’ambiance est très décontractée. Un jour, alors que nous étions en guardia , je lui demande si elle voudrait aller boire un verre un jour avec des collègues, et là son visage devient sérieux et elle me dit que c’est très mal poli de proposer ça à sa supérieure sur le lieu de travail alors que nous portons toujours nos uniformes.”

Les étudiants qui restent éloignés du champ politique et vivent l’expérience qu’ils attendaient : devenir médecin à Cuba

Ces étudiants font majoritairement partie de la première typologie, les étudiants motivés par un fort désir de devenir médecin, nonobstant les obstacles. Ils vont cibler ce qu’ils recherchent dans leur expérience à Cuba, c’est-à-dire vivre une expérience totalement différente dans un autre pays, apprendre une nouvelle langue, et devenir médecin. Ces étudiants seront bien sûr très informés et éduqués s’agissant de la politique cubaine et des relations entre les États-Unis et Cuba, car les opinions qu’ils vont se forger autour de ces thématique seront acquises à Cuba. Tout est «découverte», puisqu’ils sont arrivés avec peu d’attentes et d’images préconçues. Leur prédisposition à vouloir apprendre et en savoir plus leur permettra de garder un regard positif et non-critique envers les expériences qu’ils vont vivre. Ces étudiants, de manière générale, réussissent à accomplir ce qu’ils cherchaient -décrocher un diplôme de médecin, et retournent aux États-Unis avec une certaine fierté. Leur perception de la réalité qui les entoure restera personnelle, d’envergure moins importante que de se concentrer sur de “grands questionnements.” À ce titre, le changement de perception ou l’évolution de la vision de ces étudiants restera d’ordre personnel, c’est-à-dire relatif aux valeurs plus qu’à une idéologie. Ils vont prendre et intégrer les enseignements de vie et la pratique de manière objective, tout en maintenant un certain détachement. Par exemple, Darnna, étudiante afro-américaine en sixième année, m’explique que son expérience à Cuba lui a fait changer d’avis sur l’avortement. Pratiquante, elle vient d’un milieu très croyant, où l’avortement a toujours été vu comme un crime et un acte inconcevable. Mais au fil de ses années à Cuba, elle se tourne vers l’idée que garder la foi et respecter sa religion n’est pas incompatible avec le fait de soutenir la femme et de lui permettre le libre choix de son corps. Elle a été confrontée à la manière dont Cuba aborde les droits des femmes, et c’est quelque chose qu’elle compte rapporter avec elle aux États-Unis. Elle a même décidé de faire un stage dans une clinique d’avortement durant un été de retour au Texas et c’est grâce à cette expérience qu’elle se considère réellement pro-choice, ou pour le libre arbitre des femmes.

Les étudiants qui font preuve d’une nuance complexifiée et d’une capacité à relativiser

Bien que tous les étudiants sont relativement nuancés, ceux-ci sont peut-être les plus aptes à apprécier et accepter les différentes facettes de leur expérience quotidienne à Cuba. Ils se révoltent et s’insurgent quand ils trouvent quelque chose d’injuste, tout comme ils célèbrent les événements encourageants. Ces étudiants se sentent concernés. En effet, la plupart détiennent une socialisation primaire qui les a conduits à développer une conscience politique, et ils reflètent souvent la deuxième typologie. Ils sont plus enclins à vivre des hauts et des bas au cours de leur parcours à Cuba. Par exemple, Max, Haïtien-Américain en quatrième année, m’explique qu’il fait un travail quotidien sur lui-même : avant de se coucher le soir, il tente de mesurer si la journée qu’il vient de passer a été plutôt “bonne ou mauvaise.” Car les enquêtés soulignent souvent la difficulté de procéder normalement aux tâches de la journée, le quotidien étant fréquemment un véritable parcours du combattant à Cuba, où subvenir à un simple besoin comme faire des courses peut prendre toute la journée à cause de magasins vides, ou parce qu’il faut faire plusieurs boutiques, voire traverser différents quartiers afin de trouver tout ce que l’on cherche. Ce défi quotidien force les étudiants à adopter un rythme plus lent et à ne se concentrer que sur l’essentiel afin de toucher au but. Ceci illustre la façon dont les étudiants intériorisent les comportements sociaux des Cubains en évoluant dans même contexte qu’eux, ce qui entraîne une adaptation naturelle à ces comportements.
De nombreux étudiants de cette catégorie sont arrivés à Cuba avec une curiosité mais , également une idée concrète de ce qu’ils cherchaient : une alternative à certains modes de fonctionnement qu’ils considèrent injustes dans la société états-unienne. Ces étudiants sont concrètement en quête d’engagement, contrairement aux étudiants de la première typologie, et peuvent ressentir une profonde empathie pour les Cubains.

Repositionnement identitaire des étudiants : changer les catégories d’appréhension de la réalité ?

Enfin, il convient d’observer de quelle manière l’identité des étudiants se transforme et se repositionne, comment elle se redéfinit ou s’intensifie au cours des années à Cuba, et en quoi cela est lié à l’engagement et la politisation de chacun.
La notion d’identité est complexe et vaste, ce qui conduit à une certaine ambiguïté dans son usage. Ici, nous souhaitons présenter l’identité dans sa forme politisée. Historiquement, l’arrivée de la politique de l’identité date de la révolte générationnelle qui a traversé les États-Unis dans les années 1960 autour des mouvements des droits civiques. C’est une posture qui transpose des revendications de réappropriation de la sphère publique (droit de vote pour les femmes, droit d’habitation des Noirs, etc.) vers une identité collective ou de transformation de la représentativité d’un groupe, qui va devenir le cœur de la politique d’un mouvement, comme le mouvement Black Power qui revendiquait une redéfinition et l’affirmation de l’identité noire. Ce regard va donc permettre la politisation d’espaces qui n’étaient pas politiques au préalable, ce qui conduit au mariage du personnel et du politique. Cette identité collective est directement inspirée des mouvements anticoloniaux et tiers-mondistes, dont Cuba a fait partie avec l’engagement du régime cubain dans plusieurs guerres d’indépendance, comme en Angola.
La montée de cette nouvelle politique de l’identité va donc susciter une remise en question de l’espace institutionnel comme cause du maintien d’un système d’exploitation et de discrimination vers une concentration plus importante sur le rôle de la culture extra-institutionnelle. On assiste à un décalage des inégalités structurelles vers des inégalités psychologiques. La notion de politique de l’identité renvoie à l’empowerment de l’individu pour contester les dynamiques dominantes de la société qui empêchent la liberté et l’émancipation individuelle : le regard patriarcal de la société, le privilège du Blanc ou white privilege, l’hétéronormativité, etc. Rogers Brubaker explique que l’identité, quand elle est entendue comme action sociale ou politique, renvoie à une “autocompréhension particulariste” de l’individu. Cette autocompréhension particulariste s’inscrit également au sein d’une identité collective ; le particularisme invite à déterminer des groupes qui sont construits autour de ces autocompréhensions particularistes. De ce fait, l’identité détient une dimension double du soi, compris et identifié au sein d’une appartenance collective. Ainsi, l’identité renvoie à la localisation sociale de l’individu dans un univers multidimensionnel “défini par des attributs catégoriels particularistes (la race, le groupe ethnique, le sexe, l’orientation sexuelle).”

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Table des matières

Introduction 
I. Retour historique sur l’internationalisme de Cuba révolutionnaire
II. Situer la politisation
III. Une approche ethnographique
IV. Présentation du plan
Partie 1 La Escuela Latinoamericana de Medicina : l’évolution d’un projet internationaliste 
A. La création et la mutation du projet ELAM
1. Réalisation du projet : qui, quand, quoi, comment, pourquoi ?
2. Evolution du projet : vers un pragmatisme politico-économique ?
B. Un militantisme pour le droit des minorités à la racine de l’ouverture aux ressortissants Américains
1. Des premiers pas dans un contexte militant
2. D’une bataille pour la légitimation à un contexte actuel dépolitisé ?
C. L’entrée dans un nouvel espace social : façonnage institutionnel
1. Recruter et socialiser
2. La socialisation politique d’un groupe
Partie 2 Le devenir médecin à Cuba 
A. Une sociographie des étudiants américains à ELAM
1. Présentation de la cohorte
2. Une typologie par motivations : le déclic ?
a. Type 1 : l’étudiant(e) qui veut devenir médecin avant tout (vision du monde personnelle)
b. Type 2 : l’étudiant(e) marqué(e) par un rapport d’exclusion concret (vision du monde plus élargie)
c. Type 3 : l’étudiant(e) attiré(e) par Cuba grâce à un militantisme prononcé (vision du monde élargie)
B. Adaptation au contexte cubain : vivre la révolution ?
1. D’un isolement à l’immersion dans la vie havanaise : une population estudiantine clivée
a. Solidarité ou mécanisme d’adaptation ?
b. L’enseignement de la médecine comme véhicule de l’idéologie révolutionnaire cubaine
2. Facteurs qui affectent les changements de perceptions
a. Les étudiants qui restent éloignés du champ politique et vivent l’expérience qu’ils attendaient : devenir médecin à Cuba
b. Les étudiants qui font preuve d’une nuance complexifiée et d’une capacité à relativiser
c. Les étudiants engagés et dévoués à la cause cubaine
d. Les étudiants révoltés et déçus de leur expérience à Cuba
3. Repositionnement identitaire des étudiants: changer les catégories d’appréhension de la réalité ?
Partie 3 Le défi d’un retour aux États-Unis
A. Réinsertion et appréhension d’un retour dans le système états-unien
B. Insertion du mode d’engagement des étudiants dans un contexte social américain qui change de paradigme ?
Conclusion 
Bibliographie

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