Le décadent ou la haine de la démocratie, de Charles Baudelaire à Elémir Bourges

« L’Année terrible » de 1870-1871, qui fut à la fois celle de la défaite contre la Prusse, de la Commune et de l’avènement de la Troisième République, est généralement considérée, le plus souvent de manière symbolique, comme le moment historique où se propage véritablement l’idée de décadence. De ce sentiment naîtra une atmosphère de pessimisme qui imprégnera l’ensemble de la production littéraire de la fin du XIXe siècle. Même si ces événements ne créent pas directement l’idée de la décadence, ils concourent à son renforcement. Il ne faut pas sous-estimer l’amertume et la crainte inspirées par la Commune, ni, comme le souligne Pierre Citti, « la frustration de la défaite, la honte d’avoir perdu, de n’avoir pas encore repris l’Alsace et la Lorraine. » Paul Bourget a par ailleurs, dans son « Avant-propos de 1885 » aux Essais de psychologie contemporaine, rappelé l’importance capitale de cette année dans la formation de la jeune génération :

Nous sommes entrés dans la vie par cette terrible année de la guerre et de la Commune, et cette année terrible n’a pas mutilé que la carte de notre pays, elle n’a pas incendié que les monuments de notre capitale ; quelque chose nous en est demeuré, à tous, comme un premier empoisonnement qui nous a laissés plus dépourvus, plus incapables de résister à la maladie intellectuelle où il nous a fallu grandir .

De la défaite de 1870 naît la sensation que la France ne connaîtra plus de grand destin international. Face à l’Allemagne unifiée et victorieuse et à l’Angleterre victorienne, maîtresse d’un immense Empire et enrichie par l’économie industrielle, la France paraît en déclin. La défaite contre la Prusse semble le signe avant-coureur de la désagrégation du pays, annonciatrice d’une catastrophe dans laquelle s’abîmerait complètement l’État. Pour reprendre Jean Pierrot, « la France du fait même de son haut degré de civilisation, n’était-elle pas devenue un organisme particulièrement fragile, menacée des assauts de quelconques barbares venus de l’Est ? » Car cette idée de la décadence de la France, de la fin d’une civilisation, est associée à celle de dégénérescence de la race, particulièrement répandue en cette fin de siècle. Cette conviction se fonde sur les théories darwiniennes relatives à l’évolution des espèces selon lesquelles, comme toutes les races animales, l’humanité, de la naissance à la mort, suivrait le même cheminement que chaque individu. Ainsi, le peuple français, mais également les peuples européens, seraient menacés par une fin prochaine et la civilisation occidentale, sous l’assaut des barbares, connaîtrait une destruction et une mort inévitable. En outre, cette conviction de la dégénérescence de la race est renforcée par la théorie de l’hérédité selon laquelle les tares acquises dans une génération donnée se reproduiraient dans la succession des générations futures. Cette conception matérialiste de l’homme est à la base des Rougon-Macquart de Zola.

Le pessimisme de la fin du siècle est accentué par la science et le positivisme qui ont contribué à désenchanter le monde. Dans les années 1870, l’influence du positivisme et de son fondateur, Auguste Comte, est considérable sur les intellectuels. Cette philosophie qui promulgue la notion de progrès et récuse « une vision statique de l’humanité », érige la raison en valeur suprême. Cette dernière, qui a permis de comprendre le mouvement des planètes et mené Darwin à défendre la théorie de l’évolution, peut maintenant prétendre à la connaissance des mécanismes sociaux. Le courant positiviste, qui se veut scientifique, considère que seules l’analyse et la connaissance des faits vérifiés par l’expérience peuvent expliquer les phénomènes du monde. En d’autres termes, rejetant l’introspection, l’intuition et toute approche métaphysique comme explication des phénomènes, le positivisme «consiste à découvrir le comment et non le pourquoi, à analyser avec méthode les circonstances de la production des phénomènes et en dégager des lois. » Le naturalisme de Zola, qui subit également l’influence d’autres philosophes scientistes comme Hippolyte Taine et Ernest Renan, est largement redevable au positivisme de Comte, dans la mesure où il lui permet d’expliquer les phénomènes naturels et sociaux, grâce aux progrès scientifiques, par les seules vérités positives. Quoi qu’il en soit, la science positiviste révèle un monde, dont le mystère a désormais disparu, conduit par un déterminisme absolu où l’individu n’est plus qu’un pantin, jouet de lois à la fois inéluctables et aveugles. Un monde où la matière a pris la supériorité sur l’esprit jusqu’à l’étouffer. Car la science, en plus de dépoétiser le réel, détruit également les certitudes consolantes de la foi.

Charles Baudelaire, de Proudhon à de Maistre

Les Racines du Mal 

Les désillusions de juin 1848 : la révolution et l’esprit républicain liés au Mal

Baudelaire socialiste

Charles Baudelaire fut, avant d’adhérer, partiellement, aux thèses contre-révolutionnaires et réactionnaires de Joseph de Maistre, un socialiste, voire même un républicain. S’il nous est très difficile, aujourd’hui, de définir le contenu qu’avaient ces termes alors, nous pouvons préciser que le poète fut proche du socialisme utopique de Charles Fourier et qu’il adhéra au club de Blanqui, symbole du mouvement révolutionnaire, la Société républicaine centrale. Les événements historiques de l’année 1848, particulièrement le massacre des insurgés en juin, eurent une grande importance dans le revirement politique effectué par Baudelaire dans la décennie suivante. Car comme il le dit à sa mère dans une lettre datée du 27 mars 1852 : « Des événements politiques et de l’influence foudroyante qu’ils ont eue sur moi, je te parlerai un autre jour. » Il ne sera donc pas question ici de faire, comme le déconseille André Guyaux dans sa préface au recueil composé de Fusées, Mon cœur mis à nu et de La Belgique déshabillée, « l’économie d’un Baudelaire politique, rédui[re] son importance, occulte[r] la solidarité interne de son œuvre, soustrai[re] le politique du poétique. » En d’autres termes, de ne pas voir l’influence majeure des convictions politiques de Baudelaire sur son œuvre poétique.

Avant la date fatidique de 1857 et la parution des Fleurs du mal, les écrits de Baudelaire sont, hormis la publication de quelques poèmes et d’essais esthétiques dans des revues, pour le moins rares. Or, c’est durant cette période, celle qui couvre l’année 1845, avec l’entrée dans le monde des lettres de Baudelaire avec le Salon de 1845, à 1857, et la parution des Fleurs du mal donc, que les événements historiques vont influencer majoritairement la pensée et les convictions politiques du poète, tels que nous les retrouverons, notamment, inscrites au cœur de son œuvre. Cette décennie verra Baudelaire évoluer sur l’échiquier politique, de la gauche vers la droite. C’est bien grâce aux premiers écrits, qu’ils soient esthétiques ou littéraires, aux premières publications de Baudelaire, mais aussi à ses journaux intimes, à sa correspondance et aux différents témoignages de ses contemporains, que nous pouvons percevoir le jeune socialiste, admirateur de Proudhon, qu’il fut.

Il convient tout d’abord de nous arrêter sur les premiers écrits esthétiques de Baudelaire, c’est-à-dire sur le Salon de 1845, Le Musée classique du Bazar Bonne-Nouvelle et le Salon de 1846, et plus particulièrement sur l’épineux problème que pose l’adresse « Aux bourgeois », thème récurrent de ses trois écrits précédents les événements de 1848. De nombreux lecteurs et critiques sont restés sceptiques devant les idées développées par Baudelaire, de peur d’être la victime de l’ironie du poète, d’une « charge » d’artiste à l’encontre du bourgeois. Car, si Baudelaire s’avère être, durant les années 1845-47, proche du milieu bohème, la thèse défendue ici est radicalement à l’opposé de celle des écrivains romantiques. L’on connaît bien l’opposition systématique des romantiques, et plus particulièrement des Jeunes France, au bourgeois qu’ils qualifient d’ « épicier », juste propre au commerce, matérialiste, philistin, symbole du conservatisme et même, sous la monarchie de juillet, ennemi des républicains. Baudelaire s’oppose, dès le Salon de 1845, à ce préjugé :

Et tout d’abord, à propos de cette impertinente appellation, le bourgeois, nous déclarons que nous ne partageons nullement les préjugés de nos grands confrères artistiques qui se sont évertués depuis plusieurs années à jeter l’anathème sur cet être inoffensif qui ne demanderait pas mieux que d’aimer la bonne peinture, si c’est messieurs savaient la lui faire comprendre, et si les artistes la lui montraient plus souvent .

Avant de réitérer dans le dernier paragraphe de son article, paru en feuilleton dans Le CorsaireSatan, Le Musée du Bazar Bonne-Nouvelle : Nous avons entendu maintes fois de jeunes artistes se plaindre du bourgeois, et le représenter comme l’ennemi de toute chose grande et belle.- Il y a là une idée fausse qu’il est temps de relever. Il est une chose mille fois plus dangereuse que le bourgeois, c’est l’artiste-bourgeois qui a été créé pour s’interposer entre le public et le génie ; il les cache l’un à l’autre. Le bourgeois qui a peu de notions scientifiques va où le pousse la grande voix de l’artiste-bourgeois.- Si on supprimait celui-ci, l’épicier porterait E. Delacroix en triomphe .

L’ironie baudelairienne est certes présente, mais sous la plaisanterie et le ton badin perce le sérieux de la thèse, la volonté chez Baudelaire de faire aimer la peinture aux bourgeois, de leur apprendre le bon goût, de leur faire découvrir le Beau, de les élever spirituellement, de les abreuver de poésie. Car si, durant cette période, le jeune critique est proche de la bohème romantique, il fréquente aussi assidûment le peintre Gustave Courbet et le poète-ouvrier Pierre Dupont, sous l’influence desquels il s’ouvre aux préoccupations sociales et aux théories socialistes . Ne serait-ce qu’en raison de sa réitération, elle est présente dans ses trois premiers écrits esthétiques, l’ambition éducative du bourgeois est manifeste chez Baudelaire, avant les événements de juin 1848. C’est dans l’adresse « Aux bourgeois », du Salon de 1846, qu’elle est le plus développée :

Jouir est une science, et l’exercice des cinq sens veut une initiation particulière qui ne se fait que par la bonne volonté et le besoin. Or vous avez besoin d’art. L’art est un bien infiniment précieux, un breuvage rafraîchissant et réchauffant, qui rétablit l’estomac et l’esprit dans l’équilibre naturel de l’idéal .

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Table des matières

Introduction
Première partie – Charles Baudelaire, de Proudhon à de Maistre
I – Les Racines du Mal
1 – Les désillusions de juin 1848 : la révolution et l’esprit républicain liés au Mal
A – Baudelaire socialiste
B – Baudelaire en 1848
C – Le temps des désillusions
2 – La perversité naturelle de l’homme : Poe et de Maistre, les maîtres à penser
A – Edgar Allan Poe
a – La découverte
b – La perversité naturelle
B – Joseph de Maistre
a – Le péché originel
b – Les théories maistriennes
3 – De l’évolution politique à l’évolution esthétique
A – Baudelaire et le Réalisme
B – La rupture
C – La question du poème en prose
II – Critique des Lumières et du Progrès
1 – Le Spleen de Paris ou la critique rousseauiste
A – « L’homme est naturellement bon »
B – « Le Gâteau » ou l’homme est naturellement mauvais
C – « Le Joujou du pauvre » ou l’égalité dans le Mal
2 – La critique baudelairienne de la démocratie
A – « L’esprit de la France »
B – De l’égalité démocratique
3 – La critique du Progrès
A – De l’américanisme
B – « Ce fanal obscur »
C – Le progrès matérialiste
III- La Modernité
1 – Des Tableaux parisiens au Spleen de Paris : le désenchantement du monde
A – Le Paris du Second Empire : un monde désacralisé
B – La fin de l’idéal et du lyrisme
2 – La solitude du « héros moderne »
A – La solitude morale du poète
B – Le dandysme baudelairien
C – La centralisation du Moi
3 – La compassion baudelairienne
A – La « sainte prostitution de l’âme »
B – Baudelaire ou le poète paria
Deuxième partie : Joris-Karl Huysmans, de la Troisième République à un Moyen-âge idéalisé
I- Huysmans, le peintre de la vie moderne
1 – Un esthète désengagé
A – « Un naturalisme baudelairien »
B – L’esthétique de la modernité
2 – De la littérature en temps démocratiques
A – La haine du bourgeois
B – De la médiocrité comme principe romanesque
3 – De la déréliction à la compassion : vers une nouvelle harmonie
A – Le Paris moderne : un monde désenchanté
B – L’éthique de la modernité
II – Des Esseintes ou le décadent idéal
1 – Un monde en décadence : la démocratie
A – À rebours et le naturalisme
B – Des Esseintes ou l’aristocrate décadent
C – Critique de l’américanisme
2 – L’idéal esthétique de la « thébaïde raffinée »
A – Hors du siècle
B – L’artifice comme absolu
3 – La quête de pureté
A – L’hygiènisme de des Esseintes
B – La fin du monde
III – Durtal, en route hors du siècle
1 – Là-bas ou le procès du monde moderne
A – Critique du naturalisme matérialiste
B – La démocratie : un monde spirituellement désacralisé
2 – Un Moyen-âge idéal comme refuge
A – L’évasion par l’écriture
B – La conversion par les sens
C – Le cloître idéal
3 – Le mysticisme de Durtal
A – De l’aristocratie de l’esprit à l’aristocratie de l’âme
B – La substitution mystique
Troisième partie : Trois refuges contre les valeurs démocratiques : Les cas de Rodenbach, Lorrain et Bourges
I – Georges Rodenbach
1 – La solitude morale du héros décadent
A – Le caractère décadent du personnage rodenbachien
B – Un poète en exil
2 – Bruges le refuge
A – De Gand à Bruges
B – Bruges, « une cité de l’idéal »
3 – Hantise de la vie et quête de l’idéal
A – Femme réelle et femme idéale
B – L’Action : sœur du Rêve ?
II – Jean Lorrain
1 – La solitude du décadent dans le triptyque romanesque
A – Bougrelon l’exilé
B – Le décadent lorrainien ou « l’art de mourir en beauté »
2 – Le masque lorrainien ou la critique du Progrès
A – Le masque comme facteur du fantastique
B – Le masque du vice
3 – Jean Lorrain, anarchiste de droite
A – Une société corrompue et décadente
B – Lorrain et le peuple
III – Élemir Bourges
1 – Le Crépuscule des dieux ou la fin d’un monde
A – Un roman « wagnérien »
B – Un roi en exil
2 – Les Oiseaux s’envolent et les Fleurs tombent, un « bréviaire de pessimisme »
A – Un monde désacralisé : « Todo es nada »
B – Salomon Chus ou l’antisémitisme fin de siècle
3 – La Nef ou la question du progrès spirituel
A – Portrait de l’artiste en Prométhée
B – Le progrès spirituel
Conclusion

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