Le contexte musical en France autour des années 1970

Notre rencontre avec Jean-Claude Eloy s’est faite presque par hasard, lors de recherches en ligne, alors que nous naviguions sur son site internet. Notre recherche portait déjà sur l’intérêt développé par les compositeurs du second XXe siècle autour des musiques extra-européennes. Or Eloy est considéré comme emblématique à cet égard et, bien que son œuvre recèle de nombreux autres aspects, c’est toujours sous l’angle de « l’exotisme » qu’il est évoqué dans les études concernant la musique du XXe siècle. Marie-Claire Mussat livre ainsi quelques réflexions sur sa musique dans un chapitre intitulé « Quelle place occupe, dans la seconde moitié du XXe siècle, le courant OrientOccident »  . Quant à la somme récemment publiée par Nicolas Donin et Laurent Feneyrou, le nom d’Eloy n’y apparaît que dans la contribution de Jésus Aguila sur les relations entre musique savante occidentale et cultures extra-européennes . Il semblait donc inévitable, dans le cadre d’une recherche sur les influences orientales dans la musique du second XXe siècle, de s’intéresser à l’œuvre de Jean-Claude Eloy, notamment à travers son site web. Ce site liste de façon exhaustive les productions du compositeur (œuvres, écrits divers, conférences) et Eloy lui-même a répondu avec beaucoup de diligence à la demande que nous lui avons adressée pour avoir accès à certains de ses articles. Ce premier contact a initié des échanges féconds, essentiellement par mail, jusqu’à ce que nous nous rencontrions à Paris. Tout au long de cette période d’échanges, Jean-Claude Eloy n’a cessé de nous fournir de nombreux documents, y compris les rééditions de ses enregistrements au fur et à mesure qu’il les finalisait. C’est ainsi que s’est faite notre rencontre réelle avec sa musique.

L’œuvre de Jean-Claude Eloy apparaît dès le premier contact comme une œuvre résolument tournée vers l’Orient. Cette orientation est présente dans le corpus luimême, notamment par l’intermédiaire des titres, pour la plupart en langue non occidentale. Elle apparaît également dans les productions visuelles qui illustrent les enregistrements, et qui sont parfois des créations d’Eloy lui-même. Elle se déroule enfin tout au long des nombreux écrits dans lesquels le compositeur fait état de sa passion pour les musiques asiatiques, et notamment japonaises. La particularité de cette œuvre repose en outre sur le fait qu’elle a fait l’objet de très peu d’éditions phonographiques, y compris à l’époque où elle connaissait un grand succès au concert. Les enregistrements encore disponibles aujourd’hui sont donc exclusivement ceux qui sont peu à peu édités par Eloy depuis le début des années 2000. Les références à l’Orient qu’ils contiennent affirment ainsi la permanence de cet attrait pour les traditions orientales cultivé par Eloy tout au long de sa vie.

Le contexte musical en France autour des années 1970

Institutions et vie musicale

La musique contemporaine est étroitement liée, non seulement aux lieux susceptibles de l’accueillir mais également aux subventions, publiques ou de mécénat privé, sans lesquelles il lui serait très difficile d’exister. Il est ainsi indispensable d’esquisser une présentation de la vie musicale en France autour des années 1970. Nous appréhenderons bien évidemment cette présentation travers des documents officiels mais également, lorsqu’il s’est exprimé à ce sujet, à travers le témoignage que nous en livre Jean Claude Eloy.

Généralités

Ainsi que le note Michel Duschesneau dans sa critique de l’ouvrage de Jésus Aguila sur le Domaine musical , les musiques « nouvelles » ont toujours dû s’appuyer, depuis la fin du XIXe siècle, sur des sociétés musicales destinées à soutenir les revendications de jeunes compositeurs. C’est le Domaine musical qui, dans la France d’après-guerre, va jouer ce rôle:

La création musicale et la diffusion de la musique contemporaine en France se trouvent depuis longtemps associées à des sociétés musicales, pour la plupart nées des revendications de jeunes compositeurs et, par conséquent, tributaires de certains principes esthétiques. Ces sociétés avaient pour objectif de défendre les orientations des nouvelles générations contre un certain conservatisme véhiculé par les compositeurs plus âgés et des institutions telles que la Schola ou le Conservatoire. Ainsi, la Société Nationale (constituée en 1871 par César Franck et Camille Saint-Saëns), la Société Musicale Indépendante (fondée en 1910 par Maurice Ravel et Charles Koechlin), la Société Triton (née en 1932 et dirigée par Pierre-Octave Ferroud) et enfin le Domaine musical (créé en 1953 par Pierre Boulez) ont favorisé l’essor de nouveaux courant musicaux en France, en marge des grandes sociétés symphoniques et des grandes institutions d’enseignement .

C’est pendant les décennies 1940 et 1950 que René Leibowtiz et Olivier Messiaen entreprennent, à travers leurs enseignements respectifs, de faire connaître dans le milieu musical français les innovations du dodécaphonisme et du sérialisme. À cette époque peu de compositeurs français connaissent réellement la musique de Schoenberg, Berg et Webern. Eloy raconte d’ailleurs avoir « clandestinement » découvert Messiaen, Webern, Berg, Boulez et Stockhausen pendant ses années d’apprentissage au Conservatoire. De la même façon, aucune structure de diffusion n’est prête à faire entendre la nouvelle musique atonale. Ainsi que le rapporte Julien Mathieu dans son étude sur l’avant-garde atonale française en 1954, les maigres subsides d’état vont alors aux opéras et à des sociétés de concerts très conservatrices dans leurs choix musicaux :

L’avant-garde atonale ne fut guère favorisée par les pouvoirs publics, comme en témoignent les chiffres relatifs aux subventions allouées par l’État à la création musicale en 1954-1955. En étudiant les dépenses faites par le pouvoir politique en matière de promotion de la culture sous la Quatrième République, on constate que l’aide, toute relative au regard du total des fonds distribués, est surtout destinée à la création théâtrale et à sa décentralisation, ainsi qu’aux opéras nationaux (Opéra Garnier et Opéra comique) et aux grandes sociétés de concerts qu’étaient, à l’époque, les concerts Colonne, Lamoureux, Pasdeloup et les concerts du Conservatoire, très conservateurs dans le choix de leur répertoire. Il n’est donc pas étonnant de constater que la musique moderne ne disposait pas, à la fin de l’année 1954, de lieu de création spécialisé subventionné par les pouvoirs publics (puisque c’est par ce terme de musique moderne qu’à l’époque on nommait, avec un soupçon d’ironie, ce que l’on désigne aujourd’hui par musique contemporaine) .

La création du Domaine musical par Boulez en 1953 vient donc combler un vide dans la diffusion de la musique contemporaine. Il s’affirme rapidement comme le principal vecteur de diffusion de cette musique, avec 460 œuvres de plus d’une centaine de compositeurs français et étrangers jouées en concert entre 1953 et 1973. Eloy confirme d’ailleurs cette analyse, jugeant lui aussi que le Domaine musical était incontournable en matière de diffusion de la musique contemporaine :

Disons d’abord que pendant les années 60, c’était incontestablement les concerts du Domaine musical qui dominaient complètement la scène parisienne, et même internationale ! Une grande époque, pendant laquelle ces concerts, dirigés par Boulez, faisaient la loi tout en étant assez isolés du reste du monde musical parisien ! Mais ils étaient épaulés d’un côté par les capacités institutionnelles énormes de l’Allemagne, et d’un autre côté par des abonnés parisiens nombreux et fidèles (grâce à la notoriété des patrons de ces concerts : Jean-Louis Barrault, Suzanne Tézenas, la baronne de Rothschild, etc.) .

Sous l’appréciation positive de cette expérience, on sent cependant poindre un certain agacement lié à l’hégémonie boulézienne, le compositeur régnant avec de moins en moins de partage sur la vie musicale française. Eloy raconte ainsi que la décennie 1960 apparaît comme « le règne des couteaux », en raison des interminables batailles d’egos qui rythment, entre autres, l’octroi des postes à la tête des différentes sociétés et institutions. Pour illustrer le climat qui se développe alors, il fait le récit d’une conversation entre lui-même, Boulez et Suzanne Tézenas. Cette conversation a lieu en 1964, alors que tous trois sortent d’un diner avec Messiaen et Heinrich Strobel, directeur du festival de Donaueshingen :

[…] je reviens vers la place Saint-Germain des Prés avec Boulez et Suzanne Tézenas. Ils discutent entre eux. Suzanne reproche à Boulez son manque de diplomatie pour des échanges avec [Henri Barraud], directeur musical de la radio (ORTF à l’époque). Boulez se tourne vers moi et m’explique, tout en riant et en gardant un œil sur Suzanne : « enfin, écoutez-moi ! [Henri Barraud] m’a écrit pour me proposer de diffuser sur l’antenne les concerts du Domaine musical, mais en me demandant de partager la direction artistique. Et il avait ajouté dans sa lettre qu’il serait temps de laisser les couteaux aux vestiaires ! Je lui ai répondu : je garde mes couteaux et je vous laisse, vous, au vestiaire !!! » .

L’importance que possède alors Boulez dans la vie musicale française est attestée de multiples façons, et notamment par le traitement journalistique qui est réservé à sa tribune « Pourquoi je dis non à Malraux ». Revenons rapidement sur cet épisode : André Malraux est ministre des affaires culturelles depuis sept ans lorsqu’il décide de créer au sein de son ministère un Service de la musique et d’en confier la direction au compositeur Marcel Landowski . S’opposant violemment à cette décision, Boulez demande au Nouvel Observateur de relayer un texte qu’il vient d’écrire et dans lequel il annonce à titre de représailles qu’il ne se produira plus en France. La présentation du  texte par le quotidien est éloquente quant à l’influence de Boulez dans la vie musicale : le journaliste s’inquiète des conséquences de cette désaffection sur le développement de la « jeune musique » et présente le texte du compositeur comme « fondamental » :

Ce que représente Boulez, en France et à l’étranger, sa décision de ne plus paraître chez nous, les conséquences que son attitude risque d’avoir sur le développement de la jeune musique sont trop graves pour ne pas retenir l’attention de quiconque s’intéresse à la musique en France. Quoi qu’on puisse penser de l’attitude adoptée par Boulez, le texte que nous publions ci-dessous est fondamental .

La photo qui accompagne l’article est tout aussi éloquente. On y voit le compositeur pendant son exercice de chef d’orchestre, à un moment, semble-t-il, où il installe le silence avant de commencer à jouer. Mais au-delà de cette intransigeance de Boulez, c’est sa mainmise paralysante sur le reste de la vie musicale que dénonce Eloy. Il raconte ainsi que, au début des années 70, le compositeur avait demandé à Gilbert Amy de « saborder » le Domaine musical afin de faire place nette pour le futur Ensemble Intercontemporain . De la même façon, alors que les années 1970 marquent, de l’aveu d’Eloy, le passage à un climat apaisé, il regrette que Boulez, à son retour, ait en quelque sorte relancé les hostilités de sa « guerre anti-Landowski»:

Ce que je souhaite vous dire, c’est non seulement que des initiatives concrètes étaient prises dans le domaine qui nous intéresse, grâce au Ministère de la Culture et à sa Direction de la musique [sic], mais que l’atmosphère générale qui régnait formait un « climat » bien meilleur que celui que j’avais quitté quelques années auparavant ! Cela nous changeait des « guerres » et des « couteaux » des années soixante. Peut-être que le « post-68 » y était pour quelque chose… C’est hélas cela que celui qui était devenu pour moi « le dieu PB » (sarcasme à mon égard d’Heinrich Strobel) n’a pas vu et n’a pas été capable de sentir à son retour à Paris, à cause de son caractère trop dominateur, trop exclusif, trop intolérant. Il s’est enfoncé dans une épouvantable guerre « anti-Landowski » systématique, et avait imposé aux pouvoirs publics l’élimination de Landowski et de ses structures comme condition sine qua non à son retour ! Et les pouvoirs publics l’avaient accepté, lâchement ! Et cette guerre a duré plusieurs décennies ! Jusqu’au conflit public avec Michel Schneider au début des années 90 […]. Cette période a été progressivement effacée par la centralisation autour des institutions bouléziennes et leur prédominance, et par quelques politiciens complètement aveugles !. Ceci s’est perpétué jusqu’à la cohabitation Chirac-Jospin des années 90. Puisque c’est sous ces gouvernements que deux ministres de la culture (Catherine Trautmann et Catherine Tasca) ont laissé mourir jusqu’à la suppression de cette Direction de la musique, inaugurée par Malraux dans les années soixante. Je crois que c’est Catherine Tasca qui a éliminé la Direction de la musique de son ministère. C’est normal : elle avait commencé sa carrière politique en étant administratrice de l’Ensemble Intercontemporain, sous la direction de Boulez… Tout s’enchaîne .

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Table des matières

INTRODUCTION
1 SITUATION ANTHROPOLOGIQUE
1.1 Le contexte musical en France autour des années 1970
1.1.1 Institutions et vie musicale
1.1.1.1 Généralités
1.1.1.2 Le cas des musiques électroacoustiques
1.1.2 Techniques et pensée musicale : état des lieux
1.1.2.1 Une diversité foisonnante
1.1.2.2 Un intérêt nouveau pour le matériau sonore
1.1.2.3 L’intérêt pour les cultures extra-européennes
1.2 L’œuvre de Jean-Claude Eloy
1.2.1 Brefs éléments de biographie
1.2.2 Les caractéristiques de l’œuvre
1.2.2.1 Généralités
1.2.2.2 L’attrait pour les musiques orientales
1.2.2.3 La recherche sur la voix
2 PROBLÉMATIQUE, MÉTHODOLOGIE ET ANALYSE DU CORPUS
2.1 Orientation générale
2.1.1 En finir avec l’exotisme ?
2.1.1.1 Circonscrire l’exotisme
2.1.1.2 L’élan multiculturel
2.1.2 Un exotisme postcolonial
2.1.2.1 Postcolonial : jalons
2.1.2.2 Jean-Claude Eloy postcolonial ?
2.1.2.3 Traquer les continuité exotiques
2.1.2.4 L’exotisme postcolonial chez Jean-Claude Eloy
2.2 Approche méthodologique
2.2.1 L’œuvre comme objet autonome
2.2.2 Le champ de la signification musicale
2.2.2.1 Sens et signification
2.2.2.2 Sémiologie du musical
2.2.2.3 L’œuvre comme réponse à une situation de production
2.2.3 Définition du corpus
2.2.3.1 Présentation du catalogue
2.2.3.2 Définition d’un corpus adapté aux orientations de l’étude
2.3 Analyse
2.3.1 Définition des schèmes exotiques
2.3.2 Le paramusical
2.3.2.1 Définition et terminologie
2.3.2.2 L’appareil titrologique dans l’œuvre de Jean-Claude Eloy
2.3.2.3 L’imaginaire exotique dans les titres et sous-titres
2.3.2.4 Les livrets et les pochettes de disques
2.3.2.5 L’épimusical
2.3.2.6 Un paramusical exotique ?
2.3.3 Analyse musicale
2.3.3.1 Les emprunts à « l’altérité »
2.3.3.2 Le rapport au temps
2.3.3.3 Sacré et nostalgie des origines
2.3.4 La permanence d’un paradoxe
2.3.4.1 Une réelle volonté de métissage
2.3.4.2 L’exotisme postcolonial dans l’œuvre
2.3.4.3 L’instauration du mythe exotique
3 L’ŒUVRE COMME RÉPONSE À UN CONFLIT ANTHROPOLOGIQUE ?
3.1 Une nouvelle façon du « goût des autres »
3.1.1 La persistance du « goût des autres »
3.1.2 L’exotisme comme quête d’authenticité
3.1.3 Un conflit idéologique
3.1.4 L’exotisme comme substitut mythique
3.1.5 L’exotisme comme utopie
3.1.6 L’exotisme postcolonial comme résolution d’un conflit anthropologique
3.2 Une période de crise
3.2.1 Une crise identitaire
3.2.2 Une crise musicale
3.2.3 Un besoin de spiritualité
3.2.4 Des convergences anthropologiques
CONCLUSION

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