Le cinéma réincarné

Dispositif hypnotique

Avant de nous pencher sur le cas particulier des films de notre corpus, il est nécessaire de faire un point historique sur l’intuition reliant cinéma et hypnose. C’est dans cette optique que nous nous appuierons principalement sur l’ouvrage de Raymond Bellour, Le corps du cinéma : hypnoses, émotions, animalités. Il nous permettra de confronter l’analyse de notre corpus à celle de quelques exemples étudiés par l’auteur. La réflexion de Bellour autour de la notion de dispositif nous sera également bénéfique pour déconstruire et bien comprendre le fonctionnement de la mise en scène de Weerasethakul.
Pour commencer, il convient de faire un point chronologique. Si hypnose et cinéma ont maintes fois fait l’objet de rapprochements, c’est en partie parce qu’ils sont nés presque simultanément. Le terme fut employé par divers théoriciens dès le début du XIXe siècle, mais ce n’est que quelques décennies plus tard, à partir des années 1880, que l’on commença à étudier l’hypnose de plus près, comme tout autre sujet de recherche scientifique. Cette pratique, qui vise un état de conscience altéré plaçant le sujet entre sommeil et éveil, fut rapidement discréditée par son association à d’autres exercices moins rationnels, portés sur le spir ituel et l’occulte. Dès le début du XXe siècle, son influence décline au profit de la psychanalyse, qui présente des enjeux thérapeutiques plus clairs. Bellour explique ce déclin en opérant un premier rapprochement entre les pratiques telles que l’hypnose, incapable de trancher entre science et croyance, et les dispositifs techniques, sans cesse remplacés par d’autres en fonction de leur potentiel artistique. Mais c’est surtout lorsqu’il explique la naissance conjointe de la psychanalyse et du cinéma en parallèle à l’affaiblissement de l’hypnose qu’il révèle une première piste de réflexion concernant l’étude des rapports entre le dispositif cinématographique et la pratique hypnotique :
A travers cette sorte de substitution, de surimpression lente qui fait venir la psychanalyse à la place de l’hypnose, deux dimensions parmi les plus visibles de celle-ci se trouvent touchées : ses puissances explicites de suggestion et sa réalité phénoménale, qui en font pour une part un dispositif spectaculaire.
Depuis ses débuts, le phénomène hypnotique se définit différemment selon le discours théorique que l’on choisit de suivre. Pour les uns, l’hypnose correspond à une conscience élargie du Moi, pour les autres à une diminution de ce champ de conscience au profit de l’accession à l’inconscient. Ces deux visions du processus semblent en effet distinctes, mais dans notre analogie entre hypnose et cinéma, nous tendrons à démontrer à partir de l’exemple de Weerasethakul qu’elles ne sont pas contradictoires. Le cinéma partage avec l’hypnose son potentiel spectaculaire de production d’images inaccessibles par notre vision personnelle du monde. Mais leur point de divergence se trouve dans le fait que le dispositif cinématographique accepte une part de conscience considérable du spectateur, ainsi que dans sa technicité, et dans la structure des films que l’on peut déconstruire et examiner à l’envi.
Nous nous pencherons en premier lieu sur ses qualités hypnotiques. A travers la densité des discours produits pour définir la notion de dispositif, nous dégagerons ici deux principales propriétés qui s’accordent particulièrement au médium cinématographique. Une première, d’ordre technique, associe le dispositif à une idée de complexité, celle, en l’occurrence, de la réalisation des films. Il s’agit de décomposer le processus de création du film, en séparant dans un premier temps les différents travaux techniques sur l’image et le son qui participent à son élaboration. La deuxième propriété qui nous intéresse est celle du rapport entre la narration et le spectateur. Sous cet angle plus théorique, le dispositif renvoie à ce qui permet au spectateur de faire l’expérience du film, de se laisser aller à son illusion. Notre analyse du dispositif cinématographique à travers Weerasethakul se fera ainsi en deux temps : d’abord une démarche d’explication de son caractère immersif – par le prisme de l’hypnose que nous venons d’introduire – puis une démonstration de ce que Weerasethakul laisse percevoir du dispositif à travers ses films.
Puisque l’on se demande par quels moyens le cinéaste nous permet « d’entrer » dans ses films, il semble cohérent de commencer avec une introduction. Prenons ainsi le tout début d’Oncle Boonmee. Comme Tropical Malady, le film s’ouvre sur un texte introductif sur fond noir : « Au cœur de la jungle, des monts et des vallées, mes vies antérieures sous forme d’animal ou autre ressurgissent devant moi. » . Pour être plus exact, le film commence dès l’apparition des premiers crédits sur fond noir (il n’y aura pas de générique d’ouverture), puisque Weerasethakul choisit de plonger directement le spectateur dans l’ambiance sonore d’une jungle, bercée par les bruits de sa faune exotique. Il en sera de même avec Cemetery of Splendour, dont les premières images sont précédées par le bruit produit par des engins de chantier. L’attention est ainsi captée par des sons qui invitent le spectateur à pénétrer à tâtons dans l’univers du film, dans une obscurité mystérieuse qui remplace les repères visuels traditionnels de la scène d’exposition.
Dans les toutes premières images d’Oncle Boonmee, nous rencontrons d’abord un buffle, montré à travers deux plans simples mais assez longs . Le premier est un plan large qui montre l’animal piétinant près d’un arbre auquel il est attaché. On ne saurait dire s’il s’agit de l’aube ou du crépuscule, l’éclairage bleuté fondant le décor dans une étrange atmosphère de rêve. La noirceur et la végétation épaisse qui envahissent le premier plan en haut et en bas du cadre, par contraste avec l’arrière-plan plus clair et distinct, évoquent la lisière de la forêt dont les bruits sont toujours bien présents. Au pied de l’arbre, une fumée énigmatique s’échappe du sol et, tout en parachevant ce tableau onirique, indique une probable présence humaine à proximité. Puis, un court plan d’ensemble dévoile effectivement un petit groupe de quatre personnes – certainement deux parents et leurs enfants – qui font cuir quelque chose près d’une habitation visiblement rudimentaire . Le gros plan suivant sur le buffle se présente comme un raccord regard : la bête semble observer l’activité humaine et en profiter pour se libérer de ses liens avant de s’enfuir en galopant à travers un champ jusqu’à l’entrée de la forêt. Nous pénétrons alors dans la jungle, d’abord en plan large, dans un lent mouvement de caméra panoramique qui voit le buffle s’enfoncer dans la végétation épaisse de la forêt, puis s’immobiliser dans un gros plan, jusqu’à ce que l’homme aperçu plus tôt vienne le rattraper dans un plan d’en semble, le ramenant lentement à lui à l’aide de la corde avec laqu elle il était attaché. Ils quittent tranquillement le cadre, et après quelques secondes, Weerasethakul effectue un raccord pour le moins surprenant : en spectateur immobile de cette scène entre l’homme et le buffle, un singe fantôme aux yeux rouges se tient debout, visiblement coupé dans l’élan d’un mouvement, et stupéfait. Ainsi se déroule l’entrée dans le film – entrée dans la jungle et rencontre avec ses fantômes – avant l’apparition du titre sur fond noir.

Syncope

Difficile de trouver un terme idéal pour faire référence à la sensation que peut provoquer la prise de conscience du processus de réception par distra ction. Il s’agit d’un déraillement, d’un dérèglement temporaire de la narration qui par sa régularité et ses effets d’accoutumance visuelle et sonore, nous hypnotise. La notion de syncope a pour intérêt d’être à la fois très concrète, et acceptée dans des contextes divers qui pourraient s’adapter aux différentes situations que nous analyserons dans cette partie. Outre la première définition du terme en milieu médical – une violente perte de connaissance accompagnée d’un état de mort apparente –, la notion de syncope renvoie de manière générale à une très forte émotion. Cette émotion, brève mais intense, suscite souvent la réflexion dans le cas des films de Weerasethakul, car elle arrive sous la forme de brèches laissant entrevoir pour un instant ce que les films n’explicitent jamais. La syncope, c’est aussi la rupture musicale, caractérisée par une perturbation du rythme due à un déplacement de l’accentuation. C’est exactement à la cassure d’un rythme que nous faisons ici référence, celui produit par le dispositif étudié dans la partie précédente, et qui permet à Weerasethakul d’ouvrir des failles parfois vertigineuses au regard de la tranquillité qu’inspirent ses films.
Ces ruptures peuvent être d’ordre narratif ou esthétique. Nous les étudierons dans le but de dépasser l’analyse limitant l’hypnose cinématographique à un moyen d’amener le spectateur au film. Cet enjeu est résumé dans un passage du Corps du cinéma qui nous permettra d’assurer la transition entre notre réflexion sur l’hypnose, et celle sur les effets de syncope que nous nous apprêtons à mettre en lumière :
Dans le processus d’induction, une seule suggestion est proposée-imposée au sujet : entrer dans le sommeil. Dans l’état, en revanche, l’éventail des suggestions s’ouvre à l’infini, au gré des deux modalités depuis toujours attachées à l’hypnose : une situation thérapeutique, un espace d’expérimentation.
Si le cinéma cherche, par un dispositif similaire à l’hypnose, à mettre le spectateur dans un état de conscience entre veille et sommeil, tout l’intérêt est en effet de voir comment il est alors possible d’ouvrir des brèches, de produire des événements sidérants que seul permet le montage d’images et de sons. Nous reviendrons sur la dimension thérapeutique évoquée par Bellour dans notre dernier chapitre, mais pour l’heure il convient de développer notre analyse à propos de ce « terrain d’expérimentations » sur lequel le dispositif cinématographique, dans sa proximité avec l’expérience hypnotique, permet de lever le voile. Nous verrons dans un premier temps qu’il peut s’agir de simples intrusions – objets, personnages ou mouvements qui ne semblent pas à leur place dans le montage. Ces intrusions, que l’on comprend parfois dans l’œuvre entière de Weerasethakul ( en pensant instinctivement à ses travaux d’artiste contemporain), sont les écarts les plus évidents et les moins déstabilisants, mais leur présence parfois énigmatique doit être soulignée. Nous nous pencherons ensuite sur les anomalies spatiales et temporelles permises par le montage. Ces faux raccords volontaires, qui entraînent parfois quelques contorsions cérébrales, sont intéressants chez Weerasethakul en ce qu’ils reposent intégralement sur l’esthétique des films, par l’association du cadrage et du montage.
Au cours de cette analyse, nous verrons par ailleurs que le cinéaste travaille méticuleusement sur le raccord regard, parfois à l’origine d’associations surprenantes. Cela nous mènera à notre dernier point, consacré au caractère réflexif des films. A l’échelle du personnage comme à celle du film, et même à celle de la filmographie, tout le travail de Weerasethakul fonctionne comme un ensemble de miroirs qui se réfléchissent mutuellement . Toutes ces considérations auront pour objectif de mettre en exergue les bouleversements de la réception provoqués par ces films, qui sont loin de se limiter à des expériences purement contemplatives
C’est encore une fois le montage qui s’avère plus déroutant que les images elles-mêmes.
Cette forme étrange qui flotte dans le ciel était presque préfigurée par l’esprit du spectateur lorsque le professeur invitait à imaginer une boule d’énergie que l’on doit laisser sortir de notre corps et s’étendre jusqu’au ciel. L’image de cette amibe renvoie simplement au déplacement d’un esprit qui vagabonde (tout en actualisant la force d’une image qui était seulement intervenue de façon virtuelle à t ravers une méthode projective), comme celui d’Itt qui se promène en compagnie de Jen à travers le corps de Keng. Son absence du kiosque signifie qu’on l’a sans doute déplacé, mais le montage cut qui raccorde le plan suivant, où l’on retrouve les personnages sur les bords du fleuve, indique que son esprit est toujours libre, quelles que soient les manipulations que son corps subit durant son sommeil. Il sera même assez incarné dans le corps de Keng pour prendre part à un geste entre érotisme et thérapie, léchant délicatement la jambe malade de Jen.
Cette séquence pourrait s’adresser discrètement au spectateur, car elle projette en quelque sorte le dispositif cinématographique à l’œuvre dans le cinéma de Weerasethakul sur des images qui transcrivent un processus similaire. Si l’endormissement incontrôlable des soldats relève d’un mystère non résolu par le film – quoique l’explication mythologique renvoie à des entités qui les attirent vers le sommeil –, le film montre bien que l’esprit de sujets inconscients demeure actif et réactif, capable de s’incarner dans d’autres corps pour recevoir et transmettre des émotions et des sensations. Il y a dans cette relation entre l’esprit du sujet endormi, le corps qui l’accueille temporairement et celui avec lequel il interagit, quelque chose qui ressemble à l’expérience spectatorielle, dans tout ce qu’elle peut avoir de réflexif lorsque l’on prend conscience de son fonctionnement : le spectateur, à demi-conscient, est sujet à une forme d’identification qui lui permet de s’émouvoir et de recevoir des sensations qui ne lui sont que suggérées. Ce point de notre réflexion semble rejoindre une affirmation de Serge Daney reprise par Raymond Bellour dans Le corps du cinéma : « C’est le mouvement de caméra à l’envers, celui qui se passe dans le corps du spectateur, que l’on peut appeler ‘‘émotion’’ . ». Après avoir cité Daney, Bellour développe d’ailleurs sur cet « envers » qui nous invite à rapprocher le dispositif cinématographique et le processus de réception.

Mémoire sensible

Souvenirs

Le concept de mémoire se décline en une diversité de définitions qui permettent de l’étudier dans différents champs disciplinaires. Dans le cadre de ce travail de r echerche, nous y ferons référence à travers deux prismes distincts. Tout d’abord, la mémoire sera étudiée selon le sens qui lui est généralement attribué, en tant qu’espace mental dans lequel se logent les souvenirs, proches ou lointains – ce qui constitue évidemment un sens partiel, que nous nous attacherons à compléter au long de notre analyse . Il s’agira d’analyser comment cet espace mental et la matière qu’il contient, configure et déforme, occupent une large place dans l’univers d’Apichatpong Weerasethakul. Nous verrons ainsi que le souvenir et sa transmission façonnent la psychologie des personnages et déterminent parfois la structure narrative des films.
Nous démontrerons par ailleurs, à mesure que nous avancerons dans ce premier axe de réflexion, que l’activité mentale qui se déroule lorsque l’état de conscience est altéré peut être un passage vers une autre forme de mémoire, que nous cherchons à saisir en dépit de son indistinction.
Dans les scénarios de Weerasethakul, il est très fréquent de rencontrer une multitude de personnages confrontés à leurs souvenirs, voire à leurs vies antérieures. La représentation de ces deux types de souvenir s’alterne souvent dans des narrations lacunaires et des montages cut qui invitent parfois le spectateur à fantasmer des passerelles temporelles. Ce passé qui les rattrape fait toujours l’objet d’une transmission : entre les protagonistes qui se racontent les histoires de leur(s) existence(s), mais aussi du cinéaste au spectateur. Les récits mémoriels disséminés dans chaque film posent des questions d’énonciation filmique : comment raconter un souvenir à l’écran ? Comment intégrer ces fragments de mémoire à la chronologie d’un film ? Si par la mise en scène le cinéaste emprunte souvent la voie du cinéma expérimental, i l explore le partage du souvenir sur deux modes de narration.
On peut d’abord évoquer la forme de la fable, récit simple qui laisse libre court à l’imagination du récepteur et qui passe uniquement par les monologues et dialogues de certains personnages, de simples évocations sans embrayage visuel. C’est le cas à de nombreuses reprises dans Oncle Boonmee et Cemetery of Splendour. Mais ces petites histoires, souvent associées à la légende qui entoure un lieu ou à l’héritage culturel d’une famille, peuvent au ssi être explicitées par l’image, y compris lorsque cela implique l’irruption du fantastique comme dans le final de Tropical Malady, qui fait surgir un tigre fantôme légendaire face au personnage de Keng. C’est à la croisée de ces deux langages – verbal et visuel – que le cinéaste parvient à créer une circulation entre le présent vécu par les personnages principaux, et le temps incertain de leurs souvenirs, ainsi qu’à travers la philosophie animiste, pensée qui se fonde sur la croyance en un esprit unique qui animerait tous les êtres vivants et éléments naturels.
Avant de nous plonger dans ces questions d’énonciation filmique, arrêtons-nous sur un détail qui revient parfois chez Weerasethakul, et qui s’impose souvent comme le support idéal du souvenir : la photographie. Une photographie peut naturellement représenter un mystère. Dans Cemetery of Splendour, Jen découvrait une photo d’Itt en compagnie d’un autre soldat dans une sorte de journal intime . Ici, le mystère n’aura pas de suite concernant Itt et Jen, puisqu’il ne sera pas fait mention de la photo plus tard dans le film – encore que nous pourrions nous laisser aller à quelques spéculations concernant le lien potentiel entre cette photo et celle que nous apprêtons à mentionner.
La scène est donc originale en tant que représentation onirique, mais constitue également une véritable rupture esthétique au sein même du film. Passant de la nuit artificielle à la lumière naturelle du jour, de l’image animée à l’image fixe, cette séquence apparaît comme une illustration tirée d’un autre support que la matière enregistrée au tournage. Et pour cause : il s’agit en réalité de photographies prises un an plus tôt au cours de la réalisation d’un court métrage pour le projet Primitive . Nous y reviendrons plus précisément au troisième chapitre, mais ce projet nous intéresse ici pour sa façon de synthétiser différentes exploitations de l’idée de souvenir au cinéma. Développé au nord-est de la Thaïlande, à la frontière du Laos, Primitive entendait ré-imaginer l’hist oire d’un lieu à travers la fiction. Nabua était une petite ville principalement animée par une activité agricole. Des années 1960 aux années 1980, elle est devenue une base militaire abritant les opposants aux insurgés communistes. Les autorités de l’époque, prêts à tout pour débusquer d’éventuelles présences communistes, n’ont pas hésité à persécuter la population de Nabua pendant des années, contraignant de nombreux individus à fuir pour s’isoler dans la jungle. Après la guerre, le pouvoir public mit tout en œuvre pour effacer le souvenir de ces tristes événements de l’histoire thaïlandaise, si bien que la jeunesse actuelle ne connaît plus Nabua. Ainsi, Weerasethakul réactive avec Primitive la mémoire de toute une ville, en lui inventant un héritage : il filme des adolescents qui incarnent l’hypothétique descendance des familles d’agriculteurs de Nabua. Nous arrivons à un premier phénomène de réincarnation, celle d’une ville qui renaît par un ensemble de films et d’installations.
Mais en intégrant ces photographies à Oncle Boonmee, ce sont aussi des souvenirs de tournage que Weerasethakul transforme en support visuel pour le récit d’un souvenir fictif. Le photomontage, par la rupture qu’il représente au sein du film, crée un événement visuel qui évoque un retour à un cinéma primitif encore dépourvu d’images animées. Cette démarche s’inscrit dans ce que le cinéaste appelle lui-même une « narration expérimentale », consistant à s’unir à des réalisateurs antérieurs par la mise en scène et le montage. En s’obligeant à ne travailler qu’avec des effets spéciaux élémentaires de l’époque, il explique ressentir certaines intuitions de cadrage et de réalisation, comme si les cinéastes du passé l’épaulaient. Ici, un photomontage à la manière de Chris Marker, ailleurs, des costumes de singes fantômes et des effets spéciaux mécaniques dont la simplicité rappelle les vieux films fantastiques. Pour exprimer ce désir de partage d’un héritage cinéphile, le réalisateur emprunte des formes narratives au passé. Ces techniques se réincarnent donc dans le cinéma d’une autre époque, qui fait l’expérience de se dépouiller des moyens de son temps. Par ailleurs, Weerasethakul a confié que le souvenir raconté par Boonmee était en réalité le sien : le personnage est donc assimilé à son auteur et « parle en son nom ». La réincarnation est aussi celle de la mémoire de l’auteur dans la fiction.
C’est ainsi que les souvenirs, ces fragments de passé enregistrés pour constituer la mémoire, nous mènent à la question du « cinéma réincarné ». Le cinéma de Weerasethakul est une œuvre de réincarnation car il organise la migration de souvenirs vers des supports nouveaux. Nous venons d’en proposer un aperçu avec la séquence de photomontage d’Oncle Boonmee. Mais la réincarnation s’opère en réalité à d’autres niveaux, connectant les films entre eux au-delà de leurs univers diégétiques. On pense à une hypothèse évidente : la piste du cinéma postmoderne, qui se reconfigure par les vues antérieures du spectateur et les figures déjà enregistrées dans sa mémoire. Nous étudierons donc cette première question, qui permet de donner au concept de réincarnation une application concrète dans l’analyse des films. Mais nous démontrerons ensuite que Weerasethakul ne s’arrête pas à cette forme de réincarnation par la récurrence de motifs esthétiques et l’analogie possible entre tous les films vus par un spectateur.
Il s’agit en réalité de la recherche d’un nouveau mode de réception, fondé sur l’idée d’une « mémoire sensible ».

Réincarnations

Le terme de réincarnation renvoie dans le domaine religieux au phénomène par lequel une âme se déplace d’un corps à un autre après la mort physique, une ou plusieurs fois. Elle est présente dans le bouddhisme, sous forme d’une renaissance qui se fait naturellement après la mort, chaque vie étant liée aux précédentes par le karma. On y fait parfois référence sous d’autres termes qui lui apportent une nuance, tels que la « métempsychose » ou la « transmigration des âmes ». Ces autres appellations n’incluent pas nécessairement la mort dans le processus, mais considèrent chaque âme comme faisant partie d’un tout spirituel. Cette idée de continuum permet à ces notions de s’intégrer à certaines philosophies telles que l’animisme, qui dote la nature et tous les êtres d’une même animation spirituelle. La réincarnation fait donc toujours référence à un possible mouvement de l’âme, potentiellement sans fin. La mort n’est selon cette conception spirituelle qu’une forme de mue de l’esprit, qui continue de se développer en changeant simplement d’enveloppe charnelle. Elle apparaît plus ou moins explicitement dans le scénario de chaque film de notre corpus, et son analyse permet une compréhension plus précise de certains enjeux de l’œuvre de Weerasethakul.
Au cœur des histoires contées par Weerasethakul, les personnages parlent régulièrement de réincarnation, tantôt au cours de dialogues anodins, tantôt au détour d’histoires relevant du conte ou de la fable. Elle est autant liée à des questions de croyances qu’à des enjeux purement fictionnels, contribuant à donner aux films une dimension fantastique. Tropical Malady anticipait Oncle Boonmee par l’évocation de ce sujet : dans l’une des scènes de dialogue amoureux du film, Tong demande à Keng s’il lui a déjà parlé de son oncle « qui se souvient de ses vies antérieures». S’ensuit un bref échange sur la question, Tong disant se souvenir d’une vie antérieure au cours de laquelle il aurait eu dix femmes, face à Keng qui semble sceptique au sujet de cette affirmation. Au début du film, lorsque la famille de Tong mange en compagnie des militaires qu’ils hébergent pour la nuit, le père de famille parle du cadavre en disant que le corps va « gonfler et changer de forme ». A peine a-t-il expliqué ce qu’il allait advenir de son esprit, qu’il subit les railleries des autres (« Tu parles de son fantôme ? »). Dans Tropical Malady, la réincarnation est donc bien assimilée à une croyance, qui n’est pas toujours partagée mais qui peut être abordée au cours de n’importe quelle discussion. Cependant, toutes ces brèves évocations du sujet sur un ton léger sont aussi – a posteriori – les présages du basculement qui s’opèrera au milieu du film. La réincarnation et les fantômes sont mentionnés dans un cadre réaliste pendant la première partie car ils font partie intégrante de la culture thaïlandaise. La jungle de la deuxième partie n’est alors qu’un nouveau cadre qui accueille cette fois leur représentation concrète (l’esprit du buffle mort, le tigre -démon), comme une réponse cinématographique et désormais purement fictionnelle aux diverses allusions qui y sont faites auparavant. Jacques Aumont disait que Tropical Malady avait des allures de « premier film ».
Lorsque l’on connaît la suite de sa filmographie, on peut en effet voir ce film comme une ouverture sur un univers visuel et sonore qui n’est pas seulement constitué du décor thaïlandais et de son atmosphère singulière, mais aussi d’un imaginaire fantastique qui se propage de film en film, à travers des représentations spectaculaires (les fantômes de Tropical Malady et d’Oncle Boonmee) ou dans les dialogues (l’affrontement des rois morts dans Cemetery of Splendour). La cassure centrale de Tropical Malady est comme un seuil, que l’on passe pour rejoindre une autre zone de son cinéma, dans laquelle tout sera ensuite possible, jusqu’à l’irruption de fantôme et de démons.

Lieux et sensations

Avec ce troisième axe, nous nous appuierons sur un objet de réflexion incontournable du cinéma de Weerasethakul pour comprendre comment celui-ci rend son univers sensible : le lieu.
Ce concept, si couramment utilisé soit-il, présente quelques nuances au gré de ses différentes acceptions. Un lieu, c’est d’abord une portion d’espace. Elle se délimite par le cadre, et nous intéresse particulièrement car Weerasethakul tourne dans des espaces vastes (forêts, villes) qui posent des questions de composition : comment représenter la jungle dans son immensité et sa complexité ? Peut -on familiariser un spectateur à l’esprit d’une ville étrangère en quelques plans ? Le lieu est un espace destiné à accueillir – des rencontres, des rituels, des traditions, des phénomènes naturels…il peut recueillir une mémoire. Sans se contenter d’un travail d’historien par le documentaire, un cinéaste peut réinvestir le lieu par la fiction et braquer de nouveaux regards sur lui. Les images que Weerasethakul enregistre de la Thaïlande sont dotées par sa mise en scène d’une puissance sensorielle. Nous en avons décrit les mécanismes principaux au premier chapitre, qui mettait en lumière les propriétés hypnotiques du dispositif. Les lieux chers à l’univers de Weerasethakul ne sont jamais contextualisés ou examinés dans le détail, et pourtant, sa filmographie nous en rapproche, nous donne le sentiment d’en connaître l’atmosphère sans jamais y être allés. Nous allons démontrer que ce cinéma cherche un nouveau mode de réception, fondé sur l’idée d’une mémoire sensible.

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Table des matières
Introduction 
Partie 1 : Du rythme hypnotique à la syncope 
1. Sommeil
2. Dispositif hypnotique
3. Syncope
Partie 2 : Mémoire sensible
1. Souvenirs
2. Réincarnations
3. Lieux et sensations
Partie 3 : Un spectateur songeur 
1. L’altérité de l’appareil
2. L’émotion de cinéma
3. De la distraction à la songerie
Conclusion
Bibliographie

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