Le cinéma régressif de Jean-Luc Godard

Éternité de l’image: l’iconoclastie godardienne comme geste iconophile régressif

«En douze films, Godard n’a jamais fait allusion au passé, même pas dans le dialogue. Réfléchissez à cela: pas une fois un personnage de Godard n’a parlé de ses parents ou de son enfance, c’est extraordinaire. Il ne filme que ce qui est moderne », déclarait François Truffaut auprès des Cahiers du cinéma en 1966. Assurément, une connaissance rétrospective de l’œuvre de Godard rend le constat d’une absence d’allusion au passé louche, sinon aberrant, que l’on considère ce qui échappait nécessairement à Truffaut, l’œuvre à venir, ou précisément les films compris dans son bilan, au premier chef Le Mépris et sa conscience aiguë des ruines du cinéma. Pourtant, une vérité paradoxale exsude de ce contresens retors, et il nous semble qu’elle trouve justement son critérium dans la nature de l’image cinématographique telle qu’elle est appréhendée par Godard et inventée dans ses films. Une citation de Faulkner entêtante, littéralement revenante (nous l’avons déjà rencontrée), se fraye un chemin à de maintes reprises dans le réseau de citations et d’aphorismes godardiens et éclaire très bien le rapport au présent qui s’y joue, sans toutefois réduire un lien inaliénable avec le passé : «Le passé n’est jamais mort, il n’est même pas passé», entend-on notamment dans les Histoire(s) du cinéma et Hélas pour moi. Si la pensée de Truffaut résiste, garde une actualité, c’est parce que le présent perpétuel des films de Godard, qu’il s’agisse des travaux de jeunesse évidemment plongés dans la vie moderne parisienne ou des essais historiques plus récents, correspond à une régression des modalités du temps dans l’image, à partir de sa constitution intrinsèque. Dans son article Gester avec Godard, sur la dimension tactile des images chez Proust et Godard, Thomas Carrier-Lafleur donne une expression précise de la relation nécessaire entre présent et image : « Pour faire l’histoire de sa propre vie, ou pour faire l’histoire du cinéma – ce qui, pour Godard, est par nature la même chose –, il s’agit d’actualiser le temps dans le corps compris comme espace-milieu où se jouent les différentes vies de l’image (…) c’est que pour matérialiser et rendre sensible le temps dans toutes ses dimensions, l’image, qu’elle soit littéraire ou cinématographique, n’a d’autre choix que de se donner à nous dans un présent tactile : un bloc de virtuel où s’entremêlent les temporalités. Le passé immémorial, celui dont on n’a aucun souvenir, donc aucune image préconçue, n’est possible que dans la pointe même du présent en ce qu’il est un espace-temps stratigraphique et plurimodal. C’est pourquoi il est nécessaire de «lire sur plusieurs plans à la fois », comme le pensait Proust. Le temps s’actualise dans cette cime du présent qui, pour sa part, s’incarne à même le corps virtuel, véritable mosaïque des années.»

Image du monde et monde des fausses images : contemporanéité et régression de l’image

« C’est vrai que le cinéma tue la vie ? » : « Oui, aujourd’hui, c’est assez vrai ». C’est en ces termes que Gaspard Bazin, réalisateur esseulé de Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma, répond à l’interrogation crédule, bien trop crédule, d’Eurydice. Une réponse qui n’en est pas une, ou plutôt, qui déplace et crée de nouveaux problèmes, puisque l’adverbe «aujourd’hui», en donnant une actualité au cinéma, ne recouvre pas nécessairement le cinéma comme objet d’étude intemporel. Modaliser ainsi un état présent du cinéma vient à dire le lien intime entre la vie, un certain état du monde, et le monde des images : le cinéma n’est pas clos sur lui-même, espace figural absolu, malgré l’opacité de sa fiction. La régression du monde contemporain, qui se déclare, entre autres, dans le constat introductif de Hélas pour moi relatif à la possibilité de raconter une histoire, apparaît consubstantielle à la régression du monde des images à tel point qu’il devient difficile de dire si c’est l’image du monde qui atteint un certain monde des images dans sa texture propre ou si l’image du monde est façonnée monstrueusement par un monde des images, a priori. En tout cas, cette nouvelle aporie nous permet de penser le passage d’une certaine éternité de l’image à son rapport actuel et contingent avec le monde dans l’œuvre de Godard.
Dans la plupart de ses films, cela a souvent été dit, le cinéaste en vient à décrire les formes d’aliénation de notre temps, pris dans les rets des vestiges de la seconde guerre mondiale. Il épingle ce que l’on est en mesure d’appeler le système « analytico-communicationnel » moderne, depuis ses premières œuvres : système analytico-communicationnel, c’est-à-dire réseau informationnel constitué à partir d’un mode analytique d’appréhension du réel en vue d’une bonne communication, ou encore, victoire du texte sur l’image, victoire de la règle sur l’exception, de la loi sur la justice, victoire de l’oppression capitaliste organisée en mode de vie.

Godard et la modernité complexe

Du régressif comme mode de simplification

Comment lutter ? La révolte godardienne, prémisse ininterrompue d’une révolution, s’inscrit dans la modernité ou en deçà de celle-ci, elle apparaît comme un modernisme au second degré, qui comprend la modernité afin de la voir, comme une histoire. Godard ne peut être dit proprement moderne, il serait bien plutôt en proie à la modernité, submergé par elle (être sub-mergé, atteint dans sa chair jusqu’à l’affliction et l’immersion du corps : seule manière régressive d’être réellement sub-versif), au cœur de la déréliction de son -isme, c’est-à-dire de la puissance de sa signalétique, de ses expressions accablantes qui ne cessent de s’imposer à la perception. Godard l’a dit lui-même : «Le cinéma a un rôle ; voir comment on voit». Voir l’histoire, d’une part, et, maintenant, voir l’histoire de la modernité, voir comment on voit le récit des modernismes contemporains s’édifier, voir comment on met en place ces récits qui s’imposent, au fond, voir comment le texte du système analytico-communicationnel moderne se met en place, afin de déciller la vision du monde tel qu’il mute : «Pour moi, décrire la vie moderne, ce n’est pas décrire, comme certains journaux, les gadgets ou la progression des affaires, c’est observer les mutations».

Fragment d’un film rêvé comme total : insularité, involution, régression

« On allait souvent au cinéma. L’écran s’éclairait et on frémissait. Mais encore plus souvent aussi, Madeleine et moi, on était déçus. Les images dataient et sautaient. Et Marilyn Monroe avait terriblement vieilli. On était tristes. Ce n’était pas le film dont nous avions rêvé. Ce n’était pas ce film total que chacun parmi nous portait en soi. Ce film qu’on aurait voulu faire. Ou, plus secrètement sans doute, qu’on aurait voulu vivre ». Ces mots de Georges Perec (Les Choses), prononcés par le personnage de Paul (Jean-Pierre Léaud), au cœur de la séance de cinéma de Masculin Féminin que nous venons d’évoquer, indiquent parfaitement le devenir fragmentaire des images godardiennes : dans l’impossibilité de faire un film absolument « de cinéma », Godard ne peut penser ses films que comme autant de fragments incomplets et parcellaires d’un film rêvé et total, comme autant de régressions et de ratures d’un idéal de cinéma, ou plutôt, d’une notion parfaite de cinéma au sens mallarméen, un ensemble de gestes parfaitement harmonieux car symphoniques et représentatifs de la puissance poétique du cinéma. Une manière de se départir de la notion de totalité tout en gardant cette idée à l’esprit au regard du cinéma comme absolu, même si ce plan dûment examiné doit rester irréalisé selon la lettre brechtienne. «Chacun parmi nous» porte en soi ce film infini (au sens propre – « non fini », « in-terminable ») car, d’une manière ou d’une autre, l’image a une corporéité (plutôt qu’une texture), elle est portée en soi et possiblement projetée vers ou sur l’autre. Si la déploration de Paul pastiche, en quelque sorte, un certain ras-le-bol très ancré dans l’air du temps d’alors (chez les gens des Cahiers en tout cas), vis-à-vis d’un certain cinéma français moribond d’une part, et plus généralement, d’un cinéma d’auteur européen et mondial qui tombait de plus en plus dans les pièges de la réflexion intellectuelle dans les années 1960, elle indique surtout une direction pour l’esthétique godardienne, une direction qui, à gros traits, prépare les ruptures de rythme et de ton inhérentes à tous les films de l’auteur de la nouvelle vague, ainsi que son statut de « ressasseur-ralentisseur » (régressif en ce que Godard ralentit une certaine vitesse de marche du système) au sein de l’industrie et de l’appareil analytico-communicationnel.

L’effondrement de l’image : souvenir utopique d’une projection

Les films de Godard nous apparaissent à l’image de cet enfant de Film Socialisme, formes échouées, vestiges qui tiennent encore malgré tout, qui se tiennent simplement mais qui n’entendent plus rien terminer, achever, lançant des gestes dans un chaos terrifiant. Godard l’a déclaré aux Césars en 1987, à l’occasion de la remise de son césar d’honneur, il ne fait plus des films, mais du cinéma . Il l’a répété de nombreuses fois avant cela. De Pierrot le fou, il déclarait qu’il n’était «pas vraiment un film (…) plutôt une tentative de cinéma. Et le cinéma, en faisant rendre gorge à la réalité, nous rappelle qu’il faut tenter de vivre». Du personnage de Montand dans Tout va Bien, il assurait qu’il «n’est pas cinéaste, il «fait» du cinéma. Or il se trouve que l’activité de Montand (et celle de Jane Fonda), comme la nôtre, consiste à «faire» du cinéma». Mais que reste-t-il du cinéma dans l’esquisse infinie des films ? N’y a-t-il pas un paradoxe à parler de cinéma là où l’image elle-même perd pied dans sa modernité ? À la fin de Week end, quand la dévoration primitive et cannibale du monde a été consommée, que reste-t-il sinon une « fin de cinéma » de plus, et, quelque part, « le commencement de la terreur que nous sommes capables de supporter » (pour reprendre les mots de Rilke cités abondamment par Godard) face à l’annihilation du cinéma promise ? Nous ne pouvons pas suivre Alain Bergala lorsqu’il explique que Godard sauve le cinéma dans les films, qu’il travaille à un supposé « salut du cinéma ». Nous sommes d’accord pour parler de « tenue de l’image », mais celle-ci n’incarne pas le secours positif de l’image, simplement un recours, nous l’avons dit. Par contre, une autre formulation de Bergala nous apparaît sans doute plus juste : «Il y a longtemps que la réussite de l’objet-film n’est plus la préoccupation majeure de Godard (…) Comme tous les grands cinéastes modernes depuis Rossellini, Godard orchestre une rencontre devenue de plus en plus improbable, celle du réel et du cinéma, où son moi compte moins que sa pratique. Je pense de plus en plus que dans ces conditions (historiques), il est à peu près vain de mesurer l’entreprise godardienne aux critères du « bon film » tel qu’il répond simplement à notre vieux besoin de « bons objets » à se mettre sous la dent. Lorsque Picasso s’attaquait vingt-quatre fois dans la même journée au même motif, comme un défi au problème de peintre qu’il se posait à travers ce sujet, qui aurait eu le ridicule de déclarer que la quinzième toile issue de cette bagarre avec la peinture était plus réussie que la quatorzième ?».

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Table des matières

PRÉAMBULE
Chapitre 1. « Voir l’histoire, pas la raconter » : régression vers la présence de l’image
A) « Acta est fabula » : de la régression du récit
B) Présent et présence de l’image
1. Éternité de l’image: l’iconoclastie godardienne comme geste iconophile régressif
2. Image du monde et monde des fausses images : contemporanéité et régression de l’image
C) Naissance et contingence de l’image : étude de cas
Chapitre 2. L’ouverture d’une modernité sans fondement
A) « Que faire ? » au cœur de l’abîme
B) Godard et la modernité complexe
1. Du régressif comme mode de simplification
2. Fragment d’un film rêvé comme total : insularité, involution, régression
C) Régression de la persona godardienne : la fin de l’auteur ?
Chapitre 3. Œuvrer au temps de la mort du cinéma : la régression comme recours de l’image
A) Images en sursis à l’ombre de la mort du cinéma : un complexe d’Orphée
B) Régression et naïveté : figures de l’idiotie
C) L’effondrement de l’image : souvenir utopique d’une projection
CONCLUSION 
BIBLIOGRAPHIE

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