Laylayé, portrait de l’habitante et de son habitat

L’environnement domestique

Laylayé, portrait de l’habitante et de son habitat

Durant ma 1ère année de Master 2 (année universitaire 2015 – 2016) à l’Université Rennes 2, je travaillais entre autres sur un projet de film documentaire dont chacun des plans avait été tourné à Laylayé, dans ma maison de famille située dans un petit village du Tarn, lieu où j’ai en partie grandi et où réside actuellement ma grand-mère, seule.
Ce projet de film [fig. 1, p. 108] – dont la finalisation est toujours en suspens, le tournage ayant été interrompu par mon départ à Tokyo – au sein de cet environnement domestique familier, se concentrait d’une part sur ma grand-mère, Denyse, dont la vie depuis son veuvage en 2013, se limite depuis lors à rester enfermée entre ses 4 murs. Le but était de filmer ses actions quotidiennes, systématiquement programmées et répétitives comme peuvent l’être celles de personnes très âgées, dont le fait d’exécuter une succession de gestes habituels structure le quotidien. Je la filmais alors en train de boire son café le matin, d’écrire ses lettres ou de relater des épisodes de son existence dans ses carnets, d’écouter ses émissions de radio préférées ou de parcourir le journal afin de se tenir au courant de la marche du reste du monde, avançant sans elle. Je la filmais également dans ses longs monologues où installée sur un divan ou dans un fauteuil de son choix, elle s’adressait à moi en me parlant de son passé, souvent raconté à répétition comme tragique (la Seconde Guerre mondiale… avec un père Résistant du réseau Combat, demi-juif déporté et assassiné en Allemagne du nord par les Nazis) ; des querelles de famille, du manque d’envergure des hommes politiques actuels, de musique classique ; ou encore, de vieilles recettes de cuisine dont elle espérait qu’elles ne seraient pas oubliées de moi. Je m’intéressais d’autre part à cette maison ancienne, construite sur les plans de mon arrière-arrière-grand-père en 1888 : un microcosme rendu sombre et clos dont les volets ne restent qu’entrouverts en toute saison et dont le décor figé semble appartenir à une époque surannée. À l’aide de plans fixes d’une durée relativement étirée, je souhaitais capter et révéler l’ambiance de ce lieu singulier, véritable refuge de son habitante.
Concernant le protocole de prises de vues, je respectais une règle de mise en retrait, voire d’absence complète concernant les plans où ma grand-mère ne s’adressait pas directement à moi : filmant exclusivement à l’aide d’un trépied, je ne rentrais jamais dans le cadre d’enregistrement de la caméra et m’efforçais de ne jamais intervenir verbalement. Parfois même, je laissais « vivre » la caméra en la laissant filmer durant de nombreuses minutes, alors que j’étais absent. Je définissais le cadrage souhaité et j’effectuais mes réglages, mais ce qui allait ensuite se jouer n’était plus de mon ressort. Je n’étais qu’un enregistreur. À ce moment-là, la série de films documentaires Profils paysans (2001 – 2008) de Raymond Depardon m’a d’ailleurs inspiré quant à cette attitude de mise en retrait, cette distance nécessaire. Pour ce projet, mon intention était de réaliser les portraits de ces deux « personnages » que sont l’habitante et son habitat. Et de questionner des notions diverses telles que la récurrence des gestes dans le quotidien au sein d’un environnent clos, la transmission d’une mémoire familiale s’agissant de ma grand-mère, et également l’intime et l’isolement. Au cours de l’année universitaire 2016, ayant reçu un avis favorable pour partir effectuer ma 2de année de Master 2 au Japon grâce à un échange international quelque peu expérimental, j’ai vu mes recherches prendre alors un tournant et évoluer vers des spécificités plus japonaises et plus particulièrement en lien avec l’environnement domestique tokyoïte et une certaine « culture de l’isolement » : un des aspects qui était ressorti alors que je travaillais à mon projet de film documentaire.

Tokyo, machine à broyer

Tokyo (東京) (ou Tōkyō) constitue comme chacun sait, parmi les mégalopoles, la plus peuplée d’entre elles et la plus dense de la planète, avec ses plus de 38 millions d’habitants, banlieues incluses (la préfecture métropolitaine de Tokyo, le Grand Tokyo, est appelée Tōkyō-to). La capitale nippone doit ainsi faire face à ce nombre d’habitants particulièrement élevé, et cela s’en ressent du point de vue architectural. À Tokyo, les logements sont souvent relativement exigus et le manque d’espace est une réalité dont on se rend compte assez rapidement en arrivant dans la capitale nippone. En plus d’une spécificité culturelle japonaise qui fait que les habitants des grandes villes ne reçoivent que très rarement des hôtes chez eux, ces univers domestiques urbains où l’on manque donc de place, sont des espaces privés où l’on n’a donc pas souvent la chance de pénétrer. Les rencontres entre amis se font presque exclusivement à l’extérieur dans des endroits conviviaux prévus à cet effet (bars, restaurants), et il n’est pas impossible que des amis de longue date ne se soient même jamais rendu visite à leurs domiciles respectifs.
Dès 1958, le mouvement architectural japonais appelé le Métabolisme naît, dans le but de proposer des types d’architecture adaptés à ces futures – ou même actuelles sociétés de masse – et il propose également de nouvelles façons de vivre en société. Avec des mégastructures et des capsules, l’idée principale de ce mouvement résidait dans le fait de penser une ville dont l’architecture serait flexible et dynamique et qui pourrait évoluer de manière quasi organique au fil du temps, afin de suivre les évolutions de la société et ce, sans forcément et systématiquement détruire les anciennes structures pour en reconstruire de nouvelles. En plus de suivre l’évolution naturelle de la société, le Métabolisme proposait également une certaine ligne directrice des comportements à suivre de cette même société, et donc une modification des modes de vie. L’architecte japonais Kishō Kurokawa (黒川紀章), l’un des fondateurs de ce mouvement architectural, né en 1934 à Nagoya (名古屋) et diplômé de l’Université de Kyōto (京都) (département d’architecture) et de l’Université de Tokyo (école d’architecture) « a développé une approche philosophique de l’architecture et de l’urbanisme basée sur le ‘principe de la vie’ en opposition à ‘l’ère de la machine’ dont le dualisme réducteur lui paraît propre à la culture occidentale ».
L’idée même d’une architecture d’aspect moderne, technologique et adaptative au service du vivant se retrouve dans la plupart des conceptions de l’architecte, et notamment dans la Nakagin Capsule Tower (中銀カプセルタワー, Nakagin kapuseru tawā) au pied de laquelle je me suis rendu en novembre 2016. Cette tour d’habitation de 13 étages a été édifiée dans le quartier de Ginza (銀座) à Tokyo entre 1970 et 1972, suite à Expo ’70 (日本 万国博覧会, Nihon bankoku hakuran-kai), l’Exposition Universelle qui a eu lieu à Suita (吹 田) dans la proche banlieue d’Osaka (大阪), du 15 mars au 13 septembre 1970. Sa spécificité vient du fait qu’elle est constituée de deux structures en béton armé (qui contiennent les ascenseurs et les réseaux tels que l’eau, l’électricité et l’évacuation des eaux usées) sur lesquelles sont boulonnés 140 modules préfabriqués en usine appelés « capsules », de dimensions identiques : 2,3 m x 3,8 m x 2,1 m. À noter que la dimensions au sol est celle, traditionnelle, d’un tatami japonais. Ces capsules, aussi petites soient-elles, servent chacune de logement individuel et ont été pensées comme des petits containers, détachables et interchangeables dont les intérieurs ne possèdent aucune variante, si ce n’est la place de l’entrée ou de la fenêtre suivant l’endroit où la capsule sera fixée sur la structure-mère en béton. L’espace intérieur des capsules est lui aussi pré-assemblé et dispose d’une fenêtre circulaire, d’un lit et d’une salle de bain intégrés. Il est également équipé d’une télévision, d’une radio et d’un réveil pour ce qui est de la partie électro-ménager. Le décor, d’aspect blanc et quasi chirurgical dans son ensemble, n’est pas sans rappeler l’intérieur d’une station orbitale ou même d’un vaisseau spatial futuriste, tels qu’on peut en voir dans les films de science-fiction des années 60, comme 2001: A Space Odyssey, réalisé par Stanley Kubrick en 1968. C’est bien là un système de standardisation des objets ou des environnements qui correspond à l’idée que l’on peut se faire habituellement d’une société de masse et/ou futuriste. L’idée originelle de Kurokawa était de proposer ce type de logement à des personnes qui résidaient à l’extérieur de Tokyo mais qui venaient y travailler quotidiennement, comme des employés de sociétés ou des hommes d’affaires. Les capsules furent pourtant également conçues pour être combinées entre elles, afin de créer des espaces plus importants susceptibles d’accueillir des familles ; mais les capsules n’ayant jamais été changées de place depuis l’achèvement de la tour en 1972, cette idée est restée lettre morte.
L’idée allait même plus loin, car non seulement faites pour être combinées, l’architecte avait imaginé que ces capsules pussent être déplacées au gré des différentes structures-mères aménagées dans la ville. Les habitants se seraient alors déplacés avec leur capsule comme s’il s’agissait de studios transportables, afin d’emménager dans un nouveau quartier ou même – pourquoi pas ? – dans une ville voisine de la mégalopole japonaise. Ce type d’architecture répondait tout à fait au principe de gain de place que nécessite une ville à population dense telle que Tokyo. Au fur et à mesure des années, les résidents de la tour – pour ceux qui y résident encore, étant donné l’état de délabrement dans lequel elle se trouve de nos jours – qui ne devaient l’habiter qu’en semaine pour rejoindre leur famille le weekend, se sont peu à peu transformés en résidents permanents. Selon l’architecte et urbaniste Alain Guiheux : « l’habitat-capsule proposait un mode de vie où la cellule familiale s’effaçait derrière un mode de vie plus individualisé5 ». Il est en effet aisé d’imaginer qu’un habitat aussi exigu et conçu exclusivement en termes de fonctionnalité individuelle, ne soit pas propice à une vie familiale. Ni même à recevoir des amis, le temps d’une soirée.

Rencontrer l’Autre

Honne et tatemae, l’homme à plusieurs visages

Depuis ces dernières années, mon travail de création plastique était essentiellement lié aux rencontres et aux échanges humains. Il consistait à réaliser les portraits intimes (avec la vidéo ou la photographie en guise de médiums) de personnages – amis, famille et plus rarement inconnus – qui m’intéressaient, que ce soit par leur histoire, leur univers ou tout simplement leur aspect physique. Au cours de mon futur séjour nippon – préparé durant l’année 2016 – j’avais donc logiquement l’intention d’aller au contact des gens dont je souhaitais mieux comprendre la culture, la manière de penser et d’agir. M’étant déjà rendu au Japon en 2012 durant 3 mois pour un projet photographique intitulé Tokyo et ses visages (qui s’était terminé par une exposition à mon retour, en France), j’avais déjà une petite expérience de la capitale et je savais que nouer des liens avec un Tokyoïte n’était souvent pas si simple. Entrer en contact est une chose – et je dois avouer que cela est relativement facile en tant qu’étranger au Japon, les gens venant parfois d’eux-mêmes à ma rencontre dans le but d’engager la conversation avec le gaijin7 (外⼈) que je représente à leurs yeux – mais passer au-delà du contact superficiel et apprendre à connaître une personne semble prendre beaucoup plus de temps que dans nos cultures occidentales. Au Japon, en ce qui concerne les relations avec autrui, il existe deux notions
interdépendantes qui ne sont pas à négliger. Celles-ci, déjà citées dans ce mémoire quelques lignes plus haut, se nomment honne (本音) et tatemae (建前). Si l’on se penche sur l’utilisation des kanji8 (漢字) utilisés pour écrire ces deux mots – et c’est surtout dans ce genre de cas que je suis heureux d’avoir suivi des cours de japonais dans mon université d’accueil de Waseda, à défaut d’avoir pu choisir tous les cours d’art prévus – on comprend facilement de quoi il s’agit. Honne est composé des kanji 本 (hon) pour « authentique » ou « vérité » et 音 (ne) pour « son » ou « bruit ». On pourrait donc traduire mot à mot ce terme par « son de vérité ». Tatemae est quant à lui composé des kanji 建 (tate) pour « construit » et 前 (mae) pour « devant ». On a donc affaire à un terme qui pourrait signifier « construire devant », mais devant quoi ? Eh bien, devant l’autre. Devant la personne qui se trouve en face de soi. Honne et tatemae sont en réalité deux termes japonais qui illustrent le contraste et la dualité existant au sein des relations humaines au Japon. Il y a d’une part, le honne, l’être, ce que l’on pense vraiment (opinions, désirs, sentiments véritables…) mais que l’on doit garder pour soi ; et d’autre part, le tatemae, le paraître qui est la manière dont on doit se présenter en public, en faisant de son mieux pour ne pas créer de conflit ni froisser son interlocuteur. En France, pour citer la culture que je connais le mieux, il est tout à fait évident que la plupart des individus, pour peu qu’ils soient sains d’esprit et éduqués, ne se comportent pas de la même façon vis-à-vis d’inconnus, d’amis ou de membres de leur famille. Mais au Japon, cela prend des proportions bien supérieures ; ainsi, il apparaît comme particulièrement grossier d’exprimer ses opinions devant une personne dont on ne serait pas assez proche. Même avec ses amis ou sa propre famille, il faut parfois être attentif à ne pas se livrer inconsidérément. Sans avoir conscience de cela et avec le risque de multiplier les impairs, j’ai le sentiment que l’on passerait à côté d’une notion japonaise fondamentale quant au bon déroulé des relations humaines.

La scène se termine là

Cette vie de rabaissement perpétuel et de domination de la part de son mari ne pouvant évidemment pas durer, Izumi rêve peu à peu d’un « ailleurs » et se met à écrire dans son carnet : « Je veux désespérément faire quelque chose de ma vie. Peu importe ce que c’est ». Avant de se reprendre aussitôt : « Je veux supprimer cette envie. Je me dégoûte. Aimer mon mari devrait être suffisant ». Plus tard, son mari la laissant sortir de sa cage dorée pour rejoindre le monde « réel », elle se mettra à travailler dans un supermarché. Et de fil en aiguille, grâce à d’étranges rencontres, elle finira par s’ouvrir à un univers qu’elle ne connaissait pas pour devenir gravure idol (グラビ アイドル, gurabia aidoru). Et elle finira même comme prostituée dans les rues de Maruyama-chō… Pour Izumi, arrêter de se mentir et de jouer le rôle que son mari lui assignait – afin de devenir elle-même en succombant à ses désirs et à la liberté – est finalement ce qui a causé sa perte.
Si le projet Tokyo et ses visages que j’ai initié en 2012 s’est avéré être photographique, l’ambition originelle ne se limitait pas qu’à ce seul médium. Muni de mes deux caméras vidéo, à Tokyo je souhaitais également filmer les gens. Un jour, par le biais de connaissances communes j’ai eu la chance de rencontrer Soeur Hatsuki. Cette obaachan(お婆ちゃん) d’environ 75 ans était une sympathique dame Japonaise qui habitait une petite maison à Saitama (さいたま), commune accolée au nord de Tokyo. Soeur Hatsuki, une religieuse catholique, était en charge de la communauté Emmaüs à Tokyo. Ayant séjourné quelques années en France, elle parlait un français excellent. C’était assez pratique pour moi car à l’époque, je ne parlais pas un mot de japonais. Durant tout un après-midi, notre tasse de ocha (お茶) à la main et dégustant des petits gâteaux japonais, nous avions échangé sur tout un tas de sujets, notamment reliés à son activité. En réalité c’est moi, étonné de me retrouver devant ce genre de personnage aux antipodes des personnes que j’avais jusque-là rencontrées à Tokyo, qui lui posais de nombreuses questions (durant ce premier séjour de 3 mois à Tokyo, ma vie se déroulait davantage la nuit, et les rencontres se faisaient le plus souvent avec des jeunes Japonais rencontrés dans la rue, dans des bars ou des clubs). Elle y répondait gentiment, en me racontant son parcours et ses engagements, illustrés par quelques citations trouvées sur le blog personnel de voyageurs qui l’avait aussi rencontrée, 3 années avant moi : « Dans mon enfance, je me demandais pourquoi certains enfants devaient voler pour se nourrir et pourquoi personne ne s’occupait d’eux » ; « Devenue grande, je voulais faire quelque chose pour eux » ; « Un jour, j’ai rencontré un monsieur qui cherchait à apprendre le japonais ; je lui ai proposé de l’aider, il travaillait pour l’Abbé Pierre, c’est comme cela que j’ai connu Emmaüs ».
C’est lors de notre deuxième rendez-vous dans sa maison de Saitama que j’ai proposé à Soeur Hatsuki de réaliser une sorte de portrait filmé qui présenterait des séquences d’entretiens avec elle, entrecoupées de plans filmés à l’intérieur de la maison – typiquement japonaise, mais avec en son sein une petite salle de prière où se trouvaient un autel religieux, une statue de Vierge à l’Enfant et quelques fleurs fraîches – et dans le jardin, où était érigée une surprenante statue de Christ en pierre, les bras grands ouverts et les yeux tournés vers la maison. Le personnage de cette soeur religieuse autant que le lieu, me fascinaient et me semblaient presque incongrus. Je lui avais alors montré un court-métrage d’une vingtaine de minutes que j’avais réalisé sur mon grand-père 1 an plus tôt, intitulé Laylayé, novembre 201021 [fig. 2, p. 109]. Si en bonne Japonaise elle n’a pas refusé tout de suite, c’est à la suite d’échanges e-mails que j’ai compris que ce film ne se ferait pas. Elle m’expliquait alors qu’elle n’était pas certaine de pouvoir répondre à mes attentes car elle ne se jugeait tout bonnement pas assez « intéressante » pour être le sujet principal d’un film. Elle m’écrivit aussi qu’elle ne savait pas trop comment faire pour s’exprimer et entre les lignes, je sentais de la peur. À l’époque, j’ai pris ce refus comme un échec profond et je suis resté frustré jusqu’à aujourd’hui de ne pas avoir pu recueillir son témoignage qui aurait été, je pense, particulièrement intéressant. 4 ans plus tard, une entrevue avec un artiste français allait m’aider à analyser ce qui n’avait pas fonctionné avec Soeur Hatsuki ; et me donner les clefs d’une « tactique d’approche » qui me permettrait sans doute de modifier la façon dont je pourrais nouer contact avec les personnes que je souhaite filmer ou photographier, et la manière de leur exposer mon concept de création.

Corps et sexualité

Parmi mes découvertes quotidiennes, durant cette année d’échange universitaire à Tokyo, il y a une notion qui m’est apparue fondamentalement différente de ce que je connaissais jusqu’à présent, dans ma propre culture. Une notion qui par ailleurs, se retrouve au premier plan concernant ma propre pratique artistique. Celles-ci, c’est celle du corps humain et de l’utilisation qui en est faite. Un corps insulaire japonais, qu’il soit dévoilé ou caché, dont la considération s’est faite persistante dans mon esprit au cours de mon séjour. Corps dévoilé, quand je voyais les corps tatoués (irezumi142, 入れ墨) de ces hommes japonais (membres des yakuza), presque entièrement nus, ne portant que le fundoshi (褌), le jour où il m’est arrivé de me rendre au festival traditionnel Sanja matsuri (三社祭) se déroulant dans les rues de Tokyo. Ce festival durant lequel les hommes japonais portent sur leurs épaules de lourds autels religieux (mikoshi, 神輿), au cours de processions en l’honneur des frères Hamanari et Takenari Hinokuma et de Hajino Nakatomo, les trois hommes fondateurs du temple bouddhiste Sensō-ji (金龍山浅草寺, Kinryū-zan sensō-ji), dans le quartier d’Asakusa (浅草). Quand j’ai fait l’expérience de me rendre dans les onsen (温泉), qui sont des bains publics thermaux que l’on trouve dans les campagnes japonaises, ou dans les sentō (銭湯) qui sont leur équivalent urbain, où pour les deux, la nudité est de rigueur. Ou encore qu’il s’agisse de la simple représentation, quelque peu déconcertante, d’une partie du corps humain lors d’un événement comme le Kanamara matsuri (かなまら祭り), véritable « festival du phallus » et de la fertilité qui a lieu chaque année à Kawasaki (川崎), où trois sculptures représentant le sexe de l’homme en érection (le plus ancien, le pénis de bois ; le pénis de fer, noir, dans un autel en forme de bateau ; et le pénis géant, rose, placé sur un autel porté par des hommes habillés en vêtements féminins) sont célébrées et exhibées, lors de processions menées au coeur de la ville. Durant cet événement,les Japonais ainsi que les touristes consomment ou achètent des tas d’objets à l’effigie du pénis, comme des légumes et des glaces à déguster, taillés en forme de pénis ; ou encore des lunettes et des costumes « zigounettes ».
D’autre part, des corps cachés quand les rayons du soleil se faisaient trop insistants, où je pouvais voir de véritables femmes « Dark Vador » filer sur leurs vélos, leur corps dissimulé de la tête aux pieds. La blancheur de la peau (bihaku, 美白) étant signe de pureté au Japon (de nos jours, c’est encore considéré ainsi par les femmes adultes et les femmes âgées, essentiellement), celles-ci se parent quelquefois d’un arsenal vestimentaire antibronzage relativement sophistiqué. Cette protection ne s’arrête pas aux traditionnelles ombrelles, mais passe aussi par l’utilisation de gants montant jusqu’aux épaules et de pantalons couvrants, quelle que soit la température extérieure ; de larges et étranges casquettes à visière fumée qui dissimulent presque entièrement leur visage, ou même parfois le port de voiles, proches du niqab. Corps cachés encore, lorsqu’il s’agit de partager des moments intimes à deux. Cela ne va pas, bien entendu, à l’encontre de ce que je connais dans ma propre culture, où il n’est pas conforme à la norme d’exposer l’acte sexuel aux yeux d’autrui. Mais ce qui m’a interpellé au Japon, c’est qu’il existe des lieux qui ne sont destinés qu’à cela. Ces lieux, ce sont les Love Hotels. J’ai déjà évoqué ces hôtels spécifiques à plusieurs reprises dans ce mémoire, mais c’est dans ce chapitre que je vais plus particulièrement m’y attarder, avec l’appui du travail d’une photographe canadienne que j’ai pu interroger par e-mails au sujet de sa série Tokyo Hotel Story (2010), ainsi qu’en évoquant le film documentaire Love Hotel (2014), réalisé par Phil Cox et Hikaru Toda et… mon « expérience » en la matière.

Corps cachés

Love Hotel, îlots de liberté

Un Love Hotel (ラブホテル, rabu hoteru), comme je l’ai déjà fait figurer en note de bas de page dans le 1er chapitre de ce mémoire, est un type particulier d’hôtel dont les chambres peuvent être louées à l’heure, ou pour la nuit entière. Ces « hôtels de l’amour » sont tout particulièrement destinés aux couples, légitimes ou non, qui veulent y trouver une certaine intimité. De nombreux amis japonais avec qui j’ai parlé de ces lieux m’ont d’ailleurs confié que c’était souvent au Love Hotel que les jeunes perdaient leur virginité.
Les appartements japonais – surtout à Tokyo – où résident aussi les parents et le reste de la famille, de par leur exigüité, ne sont en rien pratiques pour que les jeunes Japonais puissent y mener une vie sexuelle épanouie, qu’ils la découvrent ou qu’ils soient « experts » en la matière. Les 20 000 à 30 000 Love Hotel japonais145, lieux d’érotisme et d’amour quasi sans limite, sont donc là pour les accueillir, pour quelques heures ou quelques jours. Ce type d’établissements, s’ils accueillent souvent des jeunes désireux de faire leurs premières expériences sont, bien entendu, destinés à tous. On peut ainsi voir des étudiants s’y rendre ; des vieux couples quelquefois mariés depuis des années qui, leurs enfants ayant quitté le nid familial, éprouvent le désir de réveiller leur libido en se rendant dans un lieu atypique ; des amants, qui trouvent dans les Love Hotel toute la discrétion dont ils ont besoin ; ou même des gens seuls, qui souhaitent y trouver un peu de tranquillité.
Le documentaire Love Hotel, qui a été diffusé dans l’émission Infrarouge sur France 2 à sa sortie en 2014, fait le portrait de l’hôtel Angelo à Osaka, ainsi que de son personnel et de certains de ses clients. Ce film nous en apprend beaucoup sur l’univers Love Hotel pour ceux qui ne connaissent pas ce type d’établissements, ainsi que sur les normes gouvernementales encadrant ces lieux de plaisir qui ont tendance malheureusement à devenir de plus en plus restrictives. Le fait est que les Love Hotel sont des exutoires nécessaires dans une société japonaise dont le maître-mot est « travail ». Ce sont des lieux de liberté où les couples japonais laissent libre court à leur imagination, à leurs envies sexuelles ; ou même profitent de ce refuge pour se confier sur des sujets qui leur tiennent à coeur, comme nulle part ailleurs. Je pense en particulier à ce couple d’octogénaires que l’on voit dans le documentaire, qui boivent de la bière ensemble accolés à une petite table, au milieu de leur chambre dans laquelle se trouvent ne nombreux néons multicolores. Calmes, ils discutent et font un peu le bilan de leur vie à deux et de ce qu’ils ont réussi à accomplir jusqu’ici. La vieille épouse, par sa question (« Toi, tu ne regrettes rien ? ») semble éprouver justement quelques regrets concernant leur relation et leur vie de couple passée. À cela, son vieux mari répond que non, pas vraiment, mais complète ensuite en se livrant davantage : « Tu étais importante pour moi. Mais tu vois, il y a des choses que j’ai jugées plus importantes. Et je ne voulais pas les laisser tomber ». Sans doute parle-t-il de sa carrière professionnelle, comme c’est souvent le cas au Japon. L’air triste, elle lui répond qu’au moins, ils auront toujours la danse. Se rendre au Love Hotel, c’est un peu comme faire un voyage lointain à deux, où l’on peut remettre des choses en perspective, se confier sur les événements passés ou tout simplement se découvrir. Au sens propre, comme au sens figuré.
Lorsqu’on entre dans ces hôtels, il y a presque toujours un panneau lumineux qui présente les différentes chambres. Grâce à quelques visuels on peut voir l’aspect des chambres, qui sont souvent à thème (chambre wagon, prison, infirmerie, anime ou encore yacht de luxe, etc.), ainsi que leur disponibilité. Une fois décidé, on s’avance vers un petit accueil pour indiquer son choix et payer auprès d’un membre du personnel, dont on ne voit que les bras dépasser en dessous d’une vitre opaque. La clef est alors remise et l’on se dirige vers la chambre. Les différents thèmes des chambres permettent souvent aux couples les plus mal à l’aise de se lâcher, et de pratiquer des jeux de rôles. Si l’on n’est pas vraiment soi-même, que craindre ? Dans le cas où les thèmes seuls ne suffiraient pas pour détendre l’atmosphère, les clients peuvent commander tout un tas de sextoys et autres accessoires par téléphone, après avoir consulté les catalogues se trouvant dans la chambre. Ceux-ci sont ensuite livrés via une petite trappe qui communique avec le couloir, toujours dans le but d’éviter tout contact avec le personnel, afin de préserver la tranquillité et l’anonymat des clients. Dans le documentaire Love Hotel, ce genre d’accessoires est livré par de sympathiques « petites mamies » japonaises, qui s’amusent de leurs livraisons coquines et de ce qu’elles trouvent parfois dans les chambres au moment de faire le ménage. Ce décalage est assez cocasse. Par ailleurs, c’est dans ce même film que l’on découvre que les Love Hotel sont également fréquentés par des clients d’un tout autre genre, qui s’y rendent pour demander les services de « dominatrices ». On voit ainsi Yasu, un homme d’affaire de 40 ans, qui a des tendances sadomasochistes et qui a donné rendez-vous à l’hôtel Angelo à une « maîtresse » nommée Rika, afin de se faire « soumettre ». L’homme porte telle une seconde peau, une combinaison intégrale en latex noir, masque compris, qui dissimule toute trace de sa véritable peau. Les seuls éléments encore humains visibles sont ses yeux, ses narines et sa bouche. On le voit alors se faire gifler, bander les yeux, fermement attacher et suspendre de façon kinbaku (緊縛). Et s’étant fait prendre sa liberté de mouvement, il gémit de plaisir. Pendant qu’il est suspendu la tête à l’envers, Rika le fait tourner, rigole et fume des cigarettes d’un air décontracté. Après ce qui semble être de nombreuses minutes, elle le laisse redescendre, le détache et lui parle, alors qu’ils font face à un miroir.

Le rapport de stage ou le pfe est un document d’analyse, de synthèse et d’évaluation de votre apprentissage, c’est pour cela rapport-gratuit.com propose le téléchargement des modèles complet de projet de fin d’étude, rapport de stage, mémoire, pfe, thèse, pour connaître la méthodologie à avoir et savoir comment construire les parties d’un projet de fin d’étude.

Table des matières
Introduction 
Chapitre I – PRÉMICES AU VOYAGE 
1 – L’environnement domestique
a. Laylayé, portrait de l’habitante et de son habitat
b. Tokyo, machine à broyer
2 – Rencontrer l’Autre
a. Honne et tatemae, l’homme à plusieurs visages
b. Les nouvelles femmes de l’archipel japonais (2013 – en cours)
c. Waseda Hōshien, ma chambre en guise d’atelier
Chapitre II – D’UN MONDE À L’AUTRE 
1 – Dans son monde
Introduction : Poème Sans titre
a. Hikikomori, les ermites des temps modernes
b. Otaku, la passion comme source d’évasion
2 – Besoin de compagnie
Introduction : Ta langue contre des yens
a. Enjo kōsai, des rendez-vous pour un bijou
b. Kyabakura, quand la psychologue porte des bas résille
Chapitre III – CORPS ET SEXUALITÉ 
Introduction : Corps insulaires
1 – Corps cachés
a. Love Hotel, îlots de liberté
b. Manko, couvrez ce vagin que je ne saurais voir
2 – Corps dévoilés
a. Sada et Kichizo, une mort qui scelle leur Amour à jamais
b. « Hey! You like what? S or M? », jeux de domination
Conclusion 
Illustrations 
Bibliographie

Rapport PFE, mémoire et thèse PDFTélécharger le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *