Perversion de l’amour et de la religion

L’avènement de la séduction olfactive : Madame Bovary

Avant de généraliser, nous nous intéresserons d’abord à l’exemple de Madame Bovary qui est sans doute une des premières œuvres en prose à accorder autant de place à la séduction par l’odeur. Elle le fait de façon originale, puisque ce n’est pas d’un parfum féminin qu’il s’agit, mais d’un parfum masculin. La conquête olfactive est présentée de manière subtile. Elle agit parce qu’elle éveille dans l’esprit d’Emma un phénomène de réminiscence. La scène, fort connue, se passe pendant les Comices agricoles. Rodolphe a entraîné Emma dans la salle de la mairie où ils se retrouvent seuls :

Elle distinguait dans ses yeux des petits rayons d’or, s’irradiant tout autour de ses pupilles noires, et même elle sentait le parfum de la pommade qui lustrait sa chevelure. Alors une mollesse la saisit, elle se rappela le vicomte qui l’avait fait valser à la Vaubyessard, et dont la barbe exhalait, comme ces cheveux-là, une odeur de vanille-citron ; et, machinalement, elle ferma les paupières pour la mieux respirer.

Le parfum joue donc ici un rôle majeur dans la séduction et dans l’action, puisque, après avoir tenté de résister à l’appel de cette odeur, Emma y succombe en donnant à Rodolphe son premier baiser. Mais l’influence du parfum n’est pas directe ; elle est secondée par la réminiscence que le parfum provoque et par la proximité des corps qu’il suggère. Le parfum opère sur les sens d’Emma un charme d’autant plus puissant qu’il ressuscite, dans sa mémoire, le souvenir d’un soir de luxe, celui du bal de la Vaubyessard. A travers l’odeur, c’est un monde, jusqu’alors inaccessible, qui surgit soudain, et qui donne l’illusion de la proximité. De plus, ce qui trouble Emma, quand elle perçoit le parfum de vanille-citron, est le fait même qu’elle soit en mesure de le sentir, qu’elle soit suffisamment proche de Rodolphe pour être sensible aux effluves de son intimité. Dans la littérature postérieure, l’importance de la réminiscence va diminuer, mais l’impression d’invasion que le parfum provoque va prendre de plus en plus d’ampleur. Flaubert est le premier à montrer que sentir le parfum de quelqu’un, c’est être envahi, c’est voir sa propre intimité violée par une sensation venue de l’extérieur. Il est aussi le premier à analyser l’interpénétration subtile du spirituel et du matériel que la sensation olfactive provoque. La suite du passage insiste en effet sur la manière dont la sensation mêle le passé et le présent, le parfum et le désir :

(…) et cependant elle sentait toujours la tête de Rodolphe à côté d’elle. La douceur de cette sensation pénétrait ainsi ses désirs d’autrefois, et, comme des grains de sable sous un coup de vent, ils tourbillonnaient dans la bouffée subtile du parfum qui se répandait sur son âme. Elle ouvrit les narines à plusieurs reprises, fortement, pour aspirer la fraîcheur des lierres autour des chapiteaux.

La construction des phrases centrales montre cet échange. Le verbe « pénétrer » effectue le passage entre le monde sensoriel (« cette sensation ») et le monde psychique (« ses désirs ») puis le style mêle les champs sémantiques du matériel et du spirituel. Ce verbe « pénétrer » est essentiel, on le retrouvera dans la plupart des passages qui mettent en scène une séduction olfactive. Il abolit la frontière entre l’extérieur et l’intérieur, entre le monde des sens et celui de l’« âme ». Flaubert ouvre ainsi la voie à une étude plus approfondie du lien entre le physiologique et le psychologique. Cet extrait marque une étape importante dans l’évolution de l’esthétique olfactive. Il est au détournement de l’olfaction dans la prose ce que Les Fleurs du Mal sont au détournement de l’olfaction dans la poésie : il contient les germes qui donneront plus tard de grands arbres. Après Madame Bovary, la séduction olfactive va évoluer dans deux sens : premièrement, la force de possession par l’odeur va s’accentuer et de moins en moins faire place à des effets « extérieurs » tels que la réminiscence. La sensation sera décrite dans toute sa brutalité. Deuxièmement, la séduction va gagner en violence, devenir un véritable assujettissement, et réduire d’autant plus la liberté de sa victime.

La liberté menacée

La sensation se dégage peu à peu du contexte psychologique ou social pour devenir plus précise, plus brutale, plus strictement physique. Le parfum séduit indépendamment de ce qu’il évoque, et la séduction est de plus en plus centrée sur le parfum lui-même. Un extrait de La Saignée de Henri Céard, court récit paru en 1880 dans Les Soirées de Médan (1880), montre particulièrement bien cette brutalité. Au cours du siège de Paris, le général qui dirige l’armée de Paris se laisse séduire par une courtisane de haut vol :

Et cependant que, sous son regard, il rédigeait le précieux laissezpasser, de sa poitrine penchée qui frôlait un peu son uniforme des effluves sortaient qui l’envahissaient tout entier, il ne savait quelle chaude émanation de désir, si intense et si pénétrante que sa main tremblait, traçant sur le papier des lignes incorrectes. Avec son parfum, avec sa parole, elle entrait en lui par tous les pores. Une fascination se dégageait d’elle qui le remuait au plus profond de sa sensualité ; elle prenait possession de tout son être, s’imposait à sa chair.

L’effet du parfum sur le général est instantané et violent. Son charme est envahissant : les verbes ou formes verbales (« envahissaient », « pénétrante », «entrait en lui par tous les pores », « le remuait au plus profond ») soulignent l’irrépressible invasion de la sensation. La prise de possession est montrée comme brutale : « intense », « prenait possession de tout son être », « s’imposait à sa chair». Comme on le voit, l’effet de la sensation est direct, sans détour par des sentiments périphériques. Dans les récits qui montrent la brutalité de la sensation, la prise de possession est souvent, comme dans ce passage, présentée comme une violation de l’intimité, par les verbes qui expriment la pénétration ou l’invasion et par le mélange du matériel et du spirituel. Un certain nombre de verbes reviennent, qui marquent la porosité de la chair au parfum, de la volonté au désir : « envahir », «pénétrer », « fondre » sont les plus fréquents.

Cette sensation brutale laisse de moins en moins de liberté à celui ou à celle qu’elle assaille. Le général est présenté comme une victime à moitié consciente (« il ne savait quelle »), qui subit la séduction olfactive directement dans son « désir », dans sa « chair ». Très souvent, le champ sémantique de l’ivresse est utilisé pour exprimer l’effet du parfum sur les sens : il fait défaillir, donne le vertige, rend ivre, chancelant. Les senteurs capiteuses engendrent le sommeil de la raison. Pour évoquer l’état du comte Muffat face aux senteurs de Nana, Zola développe un champ lexico sémantique de l’ivresse : « Griserie », «sentiment de vertige », « défaillir », les termes montrent la passivité de la victime31. Plus encore que le vin, le parfum est «le vertige aux flux et reflux scélérats / Qui monte à la cervelle et perd la conscience».

Souvent, dans ces scènes de séduction olfactive, la chaleur apporte son concours à la séduction et au trouble. Elle rend le parfum plus intense, et, parfois, contribue à accentuer l’impression d’étouffement qu’il suscite. Par exemple, dans Nana, elle accompagne les senteurs pour jeter le comte Muffat dans un état de trouble : Le comte Muffat, qui allait parler, baissa les yeux. Il faisait trop chaud dans ce cabinet, une chaleur lourde et enfermée de serre. Les roses se fanaient, une griserie montait du patchouli de la coupe.

Dans la littérature des années 1880, le parfum caractérise donc souvent l’abdication de la volonté en faveur du désir. L’esprit du personnage -le plus souvent masculinest affaibli, jeté dans un univers brumeux qui estompe les repères. L’irruption de la sensation est montrée comme d’autant plus aliénante qu’elle touche un personnage dont la position sociale est élevée (le général, le comte) et fait ressortir son abaissement par la conduite peu rationnelle de son comportement. Adjuvant d’un formidable détournement de l’esprit et des sens, l’odeur est un piège, une arme de capture, un outil de conquête. Prenant l’être entier, elle le rend incapable de réaction. L’olfaction montre d’autant mieux cette séduction qu’elle est le sens qui passe le moins par l’analyse du cerveau, le seul qui puisse exprimer avec autant de violence la prise de possession, sans impliquer de contact charnel. Le sens du toucher pourrait également évoquer une prise de possession, mais ne pourrait intervenir que dans un contexte strictement érotique. De plus, il impliquerait une réciprocité que ne suggère nullement l’olfaction.

La violence de la séduction olfactive est plus fréquente dans la prose, qui lui laisse plus de place pour s’exprimer, que dans la poésie. Néanmoins, elle apparaît aussi chez quelques poètes : par exemple, dans un poème de Jean Richepin justement intitulé « Esclavage » :

(…) Quand pour la première fois
Je te vis, je fus sans voix.
Devant ma vue embrumée
S’étendit une fumée
Sensuelle et parfumée ;
Ainsi monte du caveau
La vapeur du vin nouveau
Qui rend trouble le cerveau.

La séduction est présentée de manière condensée, et seules les composantes olfactives principales sont gardées : la « fumée / Sensuelle et parfumée » devient l’unique élément descriptif. La comparaison avec « la vapeur du vin nouveau », ellemême parfumée, permet au poète de mettre en valeur la démission immédiate de la volonté.

Charme envahissant et instantané, possession brutale, passivité de la victime à demi consciente, influence sur le désir, tous ces traits se manifestent dans la plupart des récits qui évoquent le ravissement (au sens premier) olfactif. L’incursion dans la littérature du parfum comme élément séducteur induit une nouvelle forme de séduction, une prise de possession, qui ont des conséquences primordiales dans le déroulement de l’action.

Un nouveau rôle dramatique

D’une façon générale, les odeurs prennent une importance de plus en plus remarquable dans la trame romanesque, de 1850 à 1900. Mais cela est particulièrement vrai pour l’odeur de la séduction. Lorsqu’elle apparaît, elle ne constitue pas un simple accessoire de la description, mais, souvent, un moteur essentiel de l’action. La scène de séduction olfactive appartient souvent à une scène de rencontre ou bien à une scène première d’intimité. Dans tous les cas, elle marque le moment où deux personnages (en général masculin et féminin) sont placés pour la première fois dans une situation de proximité corporelle. Dans La Saignée, la séduction n’est pas une scène première dans le récit, mais elle constitue la scène inaugurale de la relation entre les deux personnages dans le déroulement de l’histoire. Les conséquences de la séduction olfactive sont capitales : dans Madame Bovary, elle pousse Emma à donner à Rodolphe son premier baiser. Dans La Saignée, elle décide du comportement du général vis-à-vis de la femme et, à la fin, c’est elle qui provoque la « saignée », la mort de tous les soldats que le général envoie inutilement se faire tuer, pour respecter un désir de sa maîtresse. Dans Nana, elle transforme le Comte Muffat en amant soumis. Elle conduit le Lazare de La Joie de vivre au mariage et à son malheur…

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Table des matières

Introduction
Première partie : Perversion de l’amour et de la religion
1. L’amour perverti
1.1. Le parfum aliénant
1.1.1. L’avènement de la séduction olfactive : Madame Bovary
1.1.2. La liberté menacée
1.1.3. Un nouveau rôle dramatique
1.1.4. Evolution des parfums de la séduction
1.1.4.1. Des parfums plus violents ?
1.1.4.2. L’avènement des senteurs corporelles
1.1.4.3. Fin de siècle : le mélange des senteurs corporelles et des parfums
1.1.4.4. Les séductions étranges du poison
1.2. Le détournement vers l’animalité
1.2.1. La « bête humaine »
1.2.2. La manipulation du décor
1.2.3. L’intégration à un cycle
1.2.4. Le parfum de la jeune fille
1.2.5. Un cas particulier : La Faute de l’Abbé Mouret
1.2.6. L’accentuation par rapport à la science
1.3. Le détournement vers la sensualité
1.3.1. La chevelure et le parfum exotique
1.3.1.1. La chevelure embaumée
1.3.1.2. Le parfum exotique
1.3.2. Une nouvelle topologie érotique
1.3.2.1. La peau
1.3.2.2. La place particulière du gousset
1.3.2.3. Le blason de Haraucourt
1.3.3. La sensualité du souvenir
1.4. Le détournement par la trivialité
1.4.1. Le gousset
1.4.2. La métaphore culinaire
1.4.3. L’ail et le chou
1.5. La sensualité en Angleterre : une menace
1.5.1. Le poids du puritanisme
1.5.2. Détournements « fin de siècle »
1.5.2.1. Chevelure et exotisme
1.5.2.2. Sensualité et confinement
1.5.3. Les dangers de l’olfaction
2. Le détournement de l’encens
2.1. L’encens, médiateur entre l’humain et le divin
2.2. Les modalités du rabaissement
2.2.1. La perversion par la trivialité ou : cire et latrines
2.2.2. La sensualité du mysticisme
2.3. La perversion par le sacrilège
2.3.1. La métaphore de l’encens
2.3.2. Encens et sexualité
2.3.3. Le mysticisme de la sensualité
2.4. Deux cas particuliers : l’émanation diabolique et l’odeur de sainteté
2.4.1. Les senteurs de Méphisto
2.4.2. Sainte Lydwine de Schiedam
2.5. Destruction et déception
Deuxième partie : La « logique olfactive »
1. La volonté de révélation
1.1. Les dessous de la société : la dénonciation zolienne
1.1.1. Le contraste
1.1.2. La contamination par le vice
1.2. Les dessous de la morale : leur « coeur mis à nu »
1.2.1. Le vice sous la vertu : la cour de Pot-Bouille
1.2.2. Une dénonciation généralisée
1.3. Les dessous de la vie : « l’analyse cruelle »
1.3.1. Le cadavre en sursis ou l’haleine fétide
1.3.2. La vie comme pourriture en marche
1.3.3. L’esthétique de l’ « à rebours » et son évolution
1.4. Les coulisses de cette volonté
1.4.1. Le sentiment d’aliénation
1.4.2. Le sentiment de décadence
2. La frontière en danger
2.1. L’invasion des coulisses
2.1.1. La métaphore théâtrale et la fin de la représentation
2.1.2. La contamination par les coulisses
2.1.3. La porosité menaçante
2.2. Le refus de la hiérarchie
2.2.1. Laideur et puanteur
2.2.2. Le choix de la modernité
2.2.3. La puanteur comme objet esthétique
2.3. Angleterre : le refus de l’aliénation et la peur de la contamination française
2.3.1. Le refus de la contamination
2.3.2. L’influence critiquée de Baudelaire
2.4. L’excès olfactif
2.4.1. Un trait d’époque
2.4.2. Une recherche esthétique
2.4.3. L’exploration de la maladie
2.4.4. L’excès olfactif : signe ou cause de décadence ?
2.5. La perversion du goût
2.5.1. Un goût nouveau pour la puanteur
2.5.2. Une autre forme de désir
2.5.3. Cas particuliers de perversion du goût
2.5.3.1. Le fétichisme
2.5.3.2. La nécrophilie
2.5.4. L’attraction / répulsion
2.5.5. Qu’est-ce que le « goût », en matière d’olfaction ?
3. Oscillations
3.1. Les résurgences de la morale
3.1.1. Le contraste
3.1.2. La conversion négative
3.2. L’odorat : entre animalité et raffinement
3.2.1. Une preuve de sensibilité
3.2.2. Une appréhension du monde plus subtile
3.2.3. La supériorité de l’odorat
3.2.4. Les interactions entre le corps et l’âme
3.3. Le parfum : entre la matière et l’esprit
3.3.1. Matière ou esprit
3.3.2. Matière et esprit
Troisième partie : Les deux paradoxes d’un sens muet
1. Paradoxe 1 : exprimer un sens muet
1.1. Les difficultés
1.2. Les recours
1.2.1. Le recours à la métaphore
1.2.2. Les synesthésies
1.3.1. Aperçu historique
1.3.2. L’apport de Baudelaire
1.3.3. Les problèmes théoriques
1.3.4. Tentative de classement
1.2.3. Autres moyens stylistiques
1.4.1. L’asyndète et l’accumulation
1.4.2. L’article défini
1.4.3. Quelques procédés poétiques
2. Paradoxe 2 : l’odeur métaphore
2.1. La métaphore de l’indicible
2.1.1. Le charme féminin
2.1.2. Sentiments ineffables
2.1.3. Un cas particulier : Paris
2.1.4. Métaphores « in abstentia »
2.1.5. La métaphore du moi
2.1.6. Le parfum de la littérature
2.1.6.1. L’inspiration
2.1.6.2. Le contenu
2.2. La critique « olfactive »
2.2.1. L’expression d’un dégoût
2.2.2. L’expression d’un goût
2.2.2.1. Le parfum d’une oeuvre
2.2.2.2. « L’odeur du siècle »
2.2.2.4. La critique par le « flair »
2.2.2.5. Le nez de l’écrivain
2.3. L’écrivain parfumeur
2.3.1. Essence et évanescence
2.3.2. L’extraction littéraire
3. La puissance onirique du parfum
3.1. La création des rêves
3.1.1. La « puissance véhiculaire » du parfum
3.1.1.1. Baudelaire : le parfum entre absence et présence
3.1.1.2. Terres lointaines
3.1.2. La création de l’exotisme
3.1.2.1. Parfums agréables et parfums « culturels »
3.1.2.2. Le nouveau rôle de la puanteur
3.1.3. Une certaine indépendance par rapport à l’odeur
3.1.3.1. Comparaison
3.1.3.2. L’essence et l’évanescence
3.2. La création des souvenirs
3.2.1. Evolution vers le stéréotype
3.2.1.1. L’influence de Baudelaire
3.2.1.2. Traits généraux
3.2.2. Une complexité croissante
3.2.2.1. Les réminiscences « de contiguïté »
3.2.2.2. Des sentiments variés
3.2.3. La réminiscence olfactive en Angleterre
3.2.4. Un cas particulier : la réminiscence volontaire
Conclusion
Bibliographie

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