L’APPROCHE KUHNIENNE DU PROGRÈS SCIENTIFIQUE: UNE CRITIQUE DE L’INTERNALISME

Le positivisme logique: le Cercle de Vienne

    « Il n’y a pas de philosophie comme science fondamentale et universelle, à côté ou audessus des différents domaines de la seule science qui soit: celle de l’expérience. Il n’y a pas de royaume des Idées au-dessus ou au-delà de l’expérience. Les représentants de la conception scientifique du monde veulent se river au sol de la seule expérience humaine ». En science, les XIXème et XXème siècles sont respectivement marqués par l’avènement des géométries non-euclidiennes et de la révolution relativiste opérée par Einstein en physique. Cette situation invitait à une étude critique du statut épistémologique de la science. C’est dans ce contexte qu’on assista, à la fin des années 1920, à la naissance du mouvement de pensée nommé « Cercle de Vienne ». Ce « collectif de pensée » (selon le mot de Fleck) est également désigné par les expressions « positivisme logique», « empirisme logique », « empirisme consistant » ou encore « néopositivisme ». Sur la base d’une pensée normative, les membres du Cercle de Vienne se proposaient de montrer à leurs contemporains et à la postérité ce qui doit être le langage correct et sensé de la science. L’objectif principal de leur programme est de lutter contre la métaphysique en procédant à une purification du langage de la science. Le Cercle de Vienne n’est pas une école réunie autour d’un dogme, mais plutôt un groupe de philosophes qui partagent le même idéal de pensée antimétaphysique. Dans la préface au Manifeste du Cercle de Vienne co-signée par Carnap, Hahn et Neurath, le groupe est ainsi présenté: « Ce Cercle ne connaît aucune organisation rigide; il est composé de personnes que réunit une même attitude scientifique fondamentale; chaque individu s’efforce de se fondre dans le groupe; chacun met au premier plan l’union qui le rattache aux autres; nul ne souhaite porter atteinte à ces liens en faisant valoir sa particularité ». La naissance à Vienne de ce courant de pensée s’explique, selon ses acteurs, par des raisons historiques. L’empirisme logique a été politiquement influencé par la domination, à Vienne, du libéralisme tout au long de la seconde moitié du XIXème siècle. D’un point de vue intellectuel, il tire ses sources des Lumières, de l’empirisme classique, de l’utilitarisme et du libre-échangisme anglais. C’est d’ailleurs dans cette atmosphère libérale viennoise que prendra forme la pensée d’Ernst Mach dont les idées préfiguraient ce qui sera le projet épistémologique du néopositivisme. Toutefois, le Tractatus logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein reste l’influence la plus marquante de l’orientation néopositiviste. Après sa traduction en anglais, les premiers membres du groupe se retrouvaient les jeudis soir dans des cafés pour s’expliquer le livre. En effet, Wittgenstein y a développé une philosophie empiriste et antimétaphysique en se basant sur l’analyse du langage, c’est ce qui a inspiré la rédaction du Manifeste du Cercle de Vienne. Wittgenstein soutient: « La juste méthode de philosophie serait en somme la suivante : ne rien dire sinon ce qui se peut dire donc les propositions des sciences de la nature – donc quelque chose qui n’a rien à voir avec la philosophie- et puis à chaque fois qu’un autre voudrait dire quelque chose de métaphysique, lui démontrer qu’il n’a pas donné de signification à certains signes dans ses propositions. (…) Ce dont on ne peut parler, il faut le taire ». L’empirisme du Cercle de Vienne est fondé sur une méthode permettant de faire une distinction entre les énoncés doués de sens et ceux qui en sont dépourvus. L’usage de la logique devrait permettre de créer un langage neutre en vue de l’élaboration d’une science unitaire, loin des controverses stériles causées par la pensée métaphysique. La philosophie devrait désormais se contenter d’être, selon le mot d’Ayer, une « police du langage ». Elle permettrait simplement de voir en quoi il n’existe pas de connaissance pure ou indépendante de l’expérience. C’est donc à un vrai travail de clarification que se livrent les membres du Cercle de Vienne. Ainsi, les archétypes platoniciens, la philosophie hégélienne de l’Esprit, celle du Moi fichtéen, et la doctrine kantienne de l’a priori seront critiqués comme métaphysiques ou pseudo-scientifiques. Seuls les énoncés tautologiques ou analytiques de la logique et les énoncés empiriques ou synthétiques des sciences de la nature seront pris en considération. Les premiers, même s’ils ne renvoient pas à des objets physiques, ont un sens en vertu de leur seule forme ; alors que les seconds, qui disent quelque chose de la réalité physique, peuvent être vrais ou faux en fonction de leur « adéquation » ou non avec la réalité extérieure qu’ils sont censés décrire. Pour suivre son programme, le Cercle de Vienne développe un vérificationnisme et exige que la science ne s’occupe que de la surface des phénomènes en évitant les profondeurs insondables. Cette « charge » carnapienne contre la métaphysique en est une illustration: « Lorsque nous affirmons que les soi-disant énoncés de la métaphysique sont « dépourvus de sens », cette expression doit être prise dans le sens le plus strict. Dans un usage plus relâché, « dépourvu de sens » se dit parfois d’une phrase ou [d’une] question stérile (par exemple : « Quel est le poids moyen des habitants de Vienne dont le numéro de téléphone se termine par un 3″ (…) Nous soutenons donc la thèse que les prétendus énoncés de la métaphysique se révèlent, à la lumière de l’analyse logique, des simili-énoncés ». Selon Carnap, la méthode de l’analyse logique du langage doit permettre de déceler, dans l’histoire de la philosophie, tous les « simili-problèmes » qui sont à l’origine de toutes les controverses stériles en philosophie. À l’affirmation, « Il y a un Dieu » ou encore « Il y a une entéléchie comme principe directeur du vivant », les positivistes logiques réagissent: « (…) nous ne lui disons pas:  » Ce que tu dis est faux « , mais nous lui demandons:  » qu’est-ce que tu signifies avec tes énoncés ? » Une démarcation très nette apparaît alors entre deux espèces d’énoncés ». Les deux types d’énoncés ainsi distingués sont, d’une part ceux de la science empirique qui peuvent être vérifiés par un retour au donné ultime de l’expérience, et d’autre part les énoncés de type métaphysique comme ceux que nous venons de citer. Les premiers sont doués de sens parce que renvoyant à un état de choses et les seconds en sont dépourvus parce qu’ils n’ont pas de référent empirique.

Le criticisme poppérien: un objectivisme

   « Développez vos idées de façon qu’elles puissent être critiquées ; attaquez-les impitoyablement ; n’essayez pas de les protéger, exhibez leurs points faibles, éliminez-les aussitôt que ces points faibles sont devenus manifestes – ce sont là quelques-unes des règles mises en avant par nos rationalistes critiques ». (Paul Feyerabend) De l’intérieur du Cercle de Vienne surgira, en 1945, une critique de la vérifiabilité, il s’agit de celle du mathématicien Friedrich Waismann. Pour lui, les concepts empiriques sont dotés d’une « texture ouverte ». « La texture ouverte, écrit-il, est une caractéristique tout à fait fondamentale de la plupart des concepts empiriques (mais pas de tous), et c’est cette texture ouverte qui nous empêche de vérifier de façon concluante la plupart des énoncés empiriques ». Les énoncés d’observation ne peuvent donc que renforcer ou affaiblir les théories, ils ne peuvent jamais les vérifier. Néanmoins, Popper reste le critique le plus connu du Cercle de Vienne et il disait en être le principal fossoyeur. Il va s’atteler à combattre l’idée que les théories scientifiques ont pour origine une assise observationnelle et inductive. En effet, Popper a montré que si la vérifiabilité est le seul gage de scientificité, toutes les lois de la science ne devraient plus être considérées comme scientifiques parce qu’elles sont, par essence, invérifiables au sens où on ne peut pas épuiser les énoncés de base qu’on peut en déduire. La solution poppérienne au problème de la démarcation et du choix inter-théorique est l’exigence de réfutabilité, c’est-à-dire de « l’invalidabilité » des théories. Il est donc indispensable, pour comprendre la position épistémologique de Popper, d’assimiler la pensée néopositiviste. Comme le soutient Victor Kraft cité par Lecourt, « Même si Popper n’a jamais appartenu au Cercle de Vienne, n’a jamais participé à ses réunions, la genèse de son travail ne saurait être comprise sans y faire référence ». Le critère que propose Popper est censé répondre aussi bien aux exigences de la logique qu’à celles de l’expérience. Il est basé sur le modus tollens de la logique stoïcienne. C’est donc cette conjugaison du logique et de l’empirique qui a poussé Popper à qualifier sa pensée d’empirisme critique. Pour qu’une théorie n’apparaisse pas comme une invention arbitraire, elle doit respecter les règles de la logique classique comme le principe d’identité, le principe du tiers exclu et le principe de noncontradiction. Avec Popper, les tests expérimentaux n’ont plus une signification positive (c’està-dire qu’ils ne garantissent pas une vérification), mais, tout au plus, négative (ils peuvent permettre de réfuter des théories). Popper l’exprime en ces termes : « Je n’exigerai d’un système scientifique qu’il puisse être choisi, une fois pour toutes, dans une acception positive mais j’exigerai que sa forme logique soit telle qu’il puisse être distingué, au moyen de tests empiriques, dans une acception négative: un système faisant partie de la science empirique doit pouvoir être réfuté par l’expérience ». Le critère de vérification du Cercle de Vienne est un critère de signification et non de démarcation. Si la « signification » permet de distinguer science et « non-sens », la « démarcation » permet de séparer la science de la « non-science », cette dernière n’est pas synonyme d’absence de signification. Popper pense que la question de l’induction est une conséquence immédiate du critère vérificationniste. Il entend résoudre ce problème, pour ainsi dire, en en coupant les racines. Il rejette l’aspect confirmatoire de la pensée néopositiviste qui veut que la science « s’autojustifie » par la vérification. Il le remplace par une posture qui exige de la science qu’elle fournisse ses preuves lorsqu’elle est traquée à l’occasion des tests. L’expérience est le moyen par lequel Popper cherche à détecter l’erreur pour sa valeur heuristique (elle aide à la découverte). Il considère aussi que la métaphysique n’est pas méprisable comme l’ont montré les empiristes logiques. Au contraire, elle est comme la source de renouvellement permanent de la science : « L’atomisme en est un exemple de même que la notion d’un unique « principe » physique ou élément ultime (dont proviennent les autres), la théorie du mouvement terrestre (dont Bacon dénonça le caractère fictif), l’ancienne théorie corpusculaire de la lumière, [et] la théorie du fluide électrique (reprise comme l’hypothèse selon laquelle la conduction des métaux est due à un gaz électronique)». La recherche de l’objectivité dans la science ne passe donc pas par un quelconque rejet ou dépassement de la métaphysique. Pour Popper, le problème le plus important en matière de connaissance n’est pas celui des origines, mais celui de la validité logique. Le problème des sources n’est pas pertinent du point de vue de l’épistémologie, car une assertion peut être testée indépendamment de sa source. « C’est pourquoi, écrit-il, appliquer le programme prescrivant de référer toute connaissance à sa source ultime, qui résiderait dans l’observation, représente une impossibilité logique: cela conduit à une régression à l’infini ». Il pense que la vérité, même si elle peut être voilée, peut être révélée par une critique sans concession de nos croyances et de nos théories. C’est « l’erreur » qui s’interposerait entre nous et la « vérité ». Si donc par la critique nous parvenons à la mettre au jour, nous nous rapprocherons de plus en plus d’elle. Popper ajoute que la science ne peut procéder que par « essais et erreurs », par Conjectures et Réfutations. Cette méthode est « déductiviste » dans la mesure où ce sont les hypothèses qui sont premières et non les observations. Ces dernières n’interviennent que durant les tests. Connaître ne voudrait donc plus rien dire d’autre qu’inventer des théories audacieuses pouvant être réfutées par l’expérience. Il souligne à cet effet: « Dans la mesure où une théorie résiste aux tests, elle est acceptée; dans le cas contraire, elle est rejetée. Mais elle n’est jamais produite par inférence, de quelque manière que ce soit, à partir des données empiriques. On n’opère pas d’induction ni psychologique ni logique ».Pour Popper, la science fonctionne selon une logique à trois temps: d’abord on invente une théorie sous forme d’hypothèse, ensuite on en déduit les conséquences particulières et enfin on procède à l’expérimentation ou aux tests susceptibles de falsifier au moins l’une de ses conséquences. Il faut aussi noter qu’une théorie ne dit quelque chose qu’à propos des énoncés pouvant la contredire. « Nous pouvons, dit Popper, poser ceci plus brièvement en disant qu’une théorie n’est falsifiable que si la classe de ses falsificateurs virtuels n’est pas vide. On peut ajouter qu’une théorie ne fait d’assertion qu’à propos de ses falsificateurs virtuels (elle affirme qu’ils sont faux). Des énoncés permis, elle ne dit rien. Et surtout pas qu’ils sont vrais ». C’est au moment où ses falsificateurs virtuels sont faux que la théorie est gardée provisoirement. Elle n’est pour autant pas dite vraie au sens absolu, mais seulement « corroborée » car elle peut toujours, dans l’avenir, échouer devant les tests. En pareilles circonstances, Popper demande qu’on la rejette sans « hésitation ». Aussi grande que puisse être sa prétention, une théorie scientifique ne peut jamais revendiquer le qualificatif « vrai ». La prise en charge de la question de l’induction n’était qu’un moyen pour poser et « résoudre » « le problème kantien de la démarcation ». Selon Popper, Kant est le premier à s’intéresser à la question de la démarcation en cherchant à découvrir un critère qui nous permettrait de distinguer les énoncés appartenant aux sciences empiriques de ceux qu’on peut qualifier de métaphysiques. Il note : « Si (conformément à Kant) on qualifie le problème de l’induction de  » problème de Hume », on pourrait alors qualifier le problème de la démarcation de « problème de Kant » ». Popper se propose ainsi d’achever un travail que Kant n’a fait qu’ébaucher, mais qu’il n’a pas su mener à terme à cause de sa croyance presque dogmatique en l’infaillibilité du système de Newton. Kant qui a élaborée sa pensée pendant les « heures de gloire » de la physique newtonienne n’a pas pu se désengluer dudit paradigme afin de le poser comme objet de sa critique. Popper entend compléter la pensée critique de Kant en faisant du criticisme le fondement de l’entreprise de démarcation.

L’externalisme de Thomas S. Kuhn

   « Si l’on veut être en mesure d’analyser une découverte en tant que telle, alors on doit se placer d’un point de vue social : c’est-à-dire que l’on doit considérer la découverte comme un évènement social». (Ludwik Fleck)L’épistémologie « classique » s’est construite autour du cogito cartésien. C’est chez Descartes que Kuhn situe la source de la méthode inventive en matière de réflexion sur la science. Le choix d’un tel point de départ impose aux épistémologues la nécessité de justifier la prétendue universalité de la connaissance et plus singulièrement de la connaissance scientifique. Pour réaliser ce travail de justification, nous pouvons rappeler que deux chemins peuvent être empruntés à savoir l’internalisme et l’externalisme. Les objectivistes ou les internalistes, comme Popper et les néopositivistes, considèreront que la réalité extérieure s’impose au sujet et que celui-ci a vis-à-vis d’elle la même situation topologique. L’orientation de Kuhn est différente parce qu’elle privilégie les facteurs extérieurs à la science. Cette approche externaliste nous enseigne que si les sujets ont plus ou moins les mêmes impressions sur le monde, c’est parce qu’ils partagent un même univers social, culturel et historique, une même éducation. Cela laisse comprendre que l’élaboration de la connaissance ou le travail de sa justification est imprégné de la réalité sociale et historique des chercheurs. C’est d’ailleurs ce qui fait dire à Fleck que « l’acte cognitif est l’activité humaine la plus conditionnée qui soit par le social, et la connaissance est tout simplement une création sociale ». L’épistémologie externaliste de Thomas S. Kuhn suppose que les facteurs sociaux, politiques et religieux influent sur le progrès de la science sans le déterminer. Il pense la rationalité de la science à la fois sur la base de critères logiques et sociaux. Dans son article « Logique de la découverte ou psychologie de la recherche »,Kuhn reproche à Popper de ne mettre l’accent que sur les facteurs logico-mathématiques d’évaluation des sciences. Selon lui, Popper a échoué dans son projet d’objectivisation de la science parce qu’« au lieu d’une logique, il nous fournit une idéologie ; au lieu de règles méthodologiques, il nous fournit des canons de procédure ». L’idée est que Kuhn veut remplacer la conception poppérienne d’une « logique de la découverte » par une « psychologie de la recherche ». Il ajoute que les théories ne sont rien de plus que: « des propositions imaginatives, inventées pièce à pièce pour être appliquées à la nature ». Le virage historiciste amorcé par Kuhn en épistémologie s’inscrit en faux contre l’explication internaliste fondée sur des méthodes typiquement logiques et rationnelles. Kuhn substitue l’approche logico-mathématique des questions épistémologiques à une étude historique, sociologique et psychologique. C’est d’ailleurs ce qui explique son rejet de la distinction traditionnelle entre contexte de la découverte et contexte de la justification. C’est au nom de l’analyse logique de la connaissance que des logiciens et épistémologues réalistes, comme Hans Reichenbach dans « Les trois tâches de l’épistémologie », Carnap dans « La tâche de la logique de la science » et Frege dans « Logique», ont rejeté l’importance des études psychologiques dans la justification de la connaissance. P. Jacob explicite la position commune à ce groupe de penseurs en ces termes: « Pour un empiriste logique comme Reichenbach tout comme pour Popper, une théorie peut faire l’objet de deux études mutuellement exclusives l’une de l’autre. Soit on examine la structure logique d’une théorie achevée : c’est l’étude de sa justification. Soit on étudie sa genèse, c’est l’étude du contexte de sa découverte. La première tâche est purement logique. La seconde tâche se morcelle entre la psychologie, la sociologie et l’histoire, qui s’efforcent avec des instruments autrement plus intuitifs que la logique d’expliquer les facteurs « illogiques » à l’œuvre dans l’invention des théories ». Avec Kuhn, la science est profondément ancrée dans son environnement social parce qu’elle est élaborée par une communauté scientifique dont la manière de penser et de voir le monde est en grande partie dépendante de l’emprise du social et de l’éducation des praticiens. Du moment où ces derniers ne peuvent pas faire abstraction de leur cercle social, l’idéal d’une production scientifique purement autonome devient problématique. L’acte cognitif ne serait donc pas le résultat d’un processus individuel, mais plutôt celui d’un groupe, d’où le caractère social de la science. L’histoire de la science, comme l’analyse Kuhn, rend compte de cet état de choses. Il emprunte à Koyré son principe de « contextualité », c’est-à-dire l’idée qu’il faut étudier l’histoire de la science de façon contextuelle, de sorte à situer les scientifiques et leurs œuvres dans leurs époques. Si nous rapportons la pensée scientifique des Anciens à notre contexte actuel, nous risquons de la compromettre, de la dénaturer et de leur faire dire ce qu’ils n’ont pas dit. « À cet effet, souligne Koyré, il est essentiel de replacer les œuvres étudiées dans leur milieu intellectuel et spirituel, de les interpréter en fonction des habitudes mentales, des préférences et des aversions de leurs auteurs. Il faut résister à la tentation, à laquelle succombent trop d’historiens des sciences, de rendre plus accessible la pensée souvent obscure, malhabile et même confuse des Anciens, en la traduisant en un langage moderne qui la clarifie, mais en même temps la déforme : rien, au contraire, n’est plus instructif que l’étude des démonstrations d’un même théorème données par Archimède et Cavalieri, Roberval et Barrow ». Même si ce n’est pas la conclusion que tirera Koyré, pour Kuhn, la pensée est toujours liée à un contexte socio-historique qui influe sur son évolution. Si l’on étudie l’histoire de la science en faisant l’économie de ses conditions d’élaboration, l’on se retrouve, d’après H. Metzger citant Mieli, avec une « épopée de la science, une histoire gonflée et bouffie d’orgueil qui réduit l’historien à un rôle de chroniqueur d’un processus d’accroissement ». Il en résulte une « science momifiée » pour reprendre le mot de Ian Hacking. La dimension externaliste de l’œuvre de Kuhn peut ainsi être présentée comme une opposition au réalisme objectiviste. Il réhabilite l’histoire en lui donnant un contenu nouveau et une orientation nouvelle. Ses études historiographiques sont plus orientées vers des préoccupations ancrées dans l’histoire, la sociologie et la psychologie des sciences que vers le logique et le conceptuel. « Et, déjà, écrit-il, il devrait être clair que l’explication [de la science] sera, en dernière analyse, psychologique ou sociologique. C’est-à-dire qu’elle devra être une description d’un système de valeurs, une idéologie, en même temps qu’une analyse des institutions grâce auxquelles le système se transmet et se renforce ». Kuhn veut dire par là que la compréhension de la science et de son progrès dépend d’une étude psychosociologique de ses acteurs. Cette étude permettra de savoir ce à quoi les scientifiques accordent de l’importance pour que nous puissions espérer prédire les problèmes auxquels ils s’attaqueraient et les choix qu’ils feraient dans certaines situations particulières. Comme le note Pasin Carretero, les partisans du programme fort semblent avoir bien saisi cette thèse de Kuhn: « Le programme fort, en sociologisant la propre science et en introduisant ainsi un composant social important dans la préoccupation épistémologique traditionnelle, nous montre comment les connaissances scientifiques obéissent à une construction sociale, diluant, ainsi, sa prétendue objectivité ». Cependant, Kuhn n’est pas catégorique sur cette solution psychosociologique au problème de la connaissance scientifique et de son progrès. Il ne prétend pas que le dernier mot revienne à la psychologie et à la sociologie. Ce qu’il affirme néanmoins avec insistance, c’est que l’orientation psychosociologique doit remplacer « le paradigme épistémologique traditionnel ». C’est dans ce contexte qu’il fit ce célèbre constat: « De nos jours, les recherches poursuivies dans certains domaines de la philosophie, de la psychologie, de la linguistique et même de l’histoire de l’art tendent à suggérer que quelque chose ne va pas dans le paradigme traditionnel ».

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Table des matières

INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE: KUHN ET L’ÉPISTÉMOLOGIE OBJECTIVISTE
I. DU POSITIVISME LOGIQUE AU CRITICISME POPPÉRIEN
1. Le positivisme logique: le Cercle de Vienne
2. Le criticisme poppérien: un objectivisme
II. LA RÉVOLUTION KUHNIENNE
1. Autour de la notion de paradigme
2. L’externalisme de Thomas S. Kuhn
DEUXIÈME PARTIE : LE SCHÉMA KUHNIEN DU PROGRÈS SCIENTIFIQUE
I. LES PARADIGMES ET LES RÉVOLUTIONS SCIENTIFIQUES
1. De la naissance du paradigme à la science normale
2. De la crise du paradigme à la révolution scientifique
II. L’OBJECTIVITÉ ET LE CHOIX D’UNE THÉORIE
1. L’incommensurabilité des paradigmes
2. Thomas S. Kuhn et la « vérité-correspondance »
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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