L’apport de l’analyse spatiale à la délimitation des aires d’influence des ports

Un lien étroit existe entre la problématique des avant et arrière-pays portuaires et celle des aires d’influence urbaines. Des modèles initialement conçus dans le cadre d’études urbaines ont inspiré des spécialistes des transports pour leur application aux phénomènes portuaires. D’ailleurs, le passage des modèles gravitaires aux modèles réticulaires examiné dans le chapitre 1 s’observe aussi bien dans l’étude des réseaux urbains que dans celle des réseaux portuaires. Ce n’est pas un hasard. Les projections spatiales des ports sont toutefois sensiblement différentes de celles des villes ou des marchés. La principale différence réside dans le fait que le port n’est pas un centre à proprement parler, mais une interface entre deux espaces aux coûts de transport radicalement différents. Le port dispose d’un bassin de recrutement terrestre local ou régional mais il fait avant tout partie d’un réseau maritime dont les enjeux se situent à un autre niveau spatial de gabarit différent. Dans ce chapitre nous étudierons comment cette bidimensionnalité des aires d’influence portuaires peut être formalisée à l’aide des méthodes de l’analyse spatiale.

Le cadre théorique des interactions spatiales

« Tout est relié à tout, mais les choses proches sont davantage reliées que les choses éloignées. » [Tobler, 1970] .

Définition et hypothèses explicatives

Le point de départ du raisonnement est que ce qui se passe dans un lieu n’est pas indépendant de ce qui se passe ailleurs, et que les choses proches sont davantage reliées que les choses éloignées. C’est à partir de cette idée que la géographie moderne a valorisé les interrelations entre les lieux. L’approche des interactions spatiales formalise l’idée d’interdépendance dans un cadre théorique qui, au delà du cadre portuaire, s’applique à l’ensemble de relations géographiques horizontales [Ullman, 1954]. Certaines hypothèses concernant les interactions spatiales peuvent être traduites en langage mathématique. Le modèle gravitaire est le plus simple des modèles d’interactions spatiales. Il repose sur deux postulats de base : le premier est que les échanges entre deux lieux sont proportionnels à leurs masses respectives. Le deuxième postulat est qu’à masses constantes, deux lieux proches échangent plus que deux lieux éloignés (fig. 2.1). Malgré l’intérêt que ces modèles présentent dans l’étude des flux de transport de marchandises [Pred, 1969, Robert, 2000, Chapelon, 2000, Garrido, 2000] leur utilisation dans les études portuaires demeure très limitée et loin d’être comparable à d’autres domaines de la géographie humaine comme le transport aérien, les migrations ou les déplacements urbains [Pumain et Saint-Julien, 2010].

Une brève explication sera faite de la forme de cette famille de modèles et de leurs principales évolutions depuis le modèle gravitaire primitif.

Justifications théoriques

C’est d’abord à partir de l’observation empirique des migrations en Angleterre à la fin du 19e siècle que Ravenstein a fourni sous forme de lois qualitatives les prémices des modèles d’interaction spatiale. Leur formulation mathématique n’intervient qu’au début du 20e siècle sous l’influence d’économistes inspirés de la physique [Grasland, 2009]. Au delà des raffinements mathématiques des modèles de type gravitaire à niveau macroscopique, il y a eu plusieurs courants de développement d’explications des interactions spatiales à niveau microscopique. Il y a trois familles d’hypothèses qui expliquent comment les comportements individuels des acteurs aboutissent à des régularités statistiques au niveau macroscopique. Le modèle gravitaire n’est donc pas un simple transfert aveugle des lois de la physique aux réalités sociales et économiques, mais une analogie qui se justifie en sciences sociales de trois manières différentes :
– Hypothèse sur l’utilité économique (Zipf ) : la distance augmente le temps ou le coût de la relation, ce qui limite l’intérêt du déplacement. Dans le cas des ports, l’avantage de bénéficier d’une meilleure desserte maritime ou de meilleurs tarifs portuaires peut être annulé, par le coût nécessaire au franchissement d’une distance excessive.
– Hypothèse sur le mode de circulation de l’information (Hägerstrand) : la connaissance des opportunités lointaines et de leurs avantages est plus faible que celle des opportunités proches. Au niveau portuaire, la connaissance des avantages en termes de tarifs portuaires ou des services annexes peut être plus faible dans un port éloigné, par exemple parce que l’information publicitaire associée parvient plus difficilement au client potentiel.
– Hypothèse sur les opportunités interposées (Stouffer) : les opportunités proches sont examinées avant les opportunités lointaines et, plus la distance augmente, plus les opportunités interposées sont nombreuses. Dans l’exemple portuaire, les industriels les plus éloignés d’un port ont davantage de chance d’avoir un autre port plus proche, qu’ils considéreront dans leur choix en premier lieu.

Grasland [2009] souligne que ces trois hypothèses rendent compte à la fois de la décroissance régulière des interactions avec la distance, et aux discontinuités (baisse brutale des interactions) qui s’opèrent au passage d’une frontière. Elles pourraient également s’adapter au cas des réseaux favorisant une réduction de coût, une meilleure circulation de l’information ou la réduction des opportunités interposées (effet tunnel). Dire que les flux dépendent de la distance, ou plutôt de l’éloignement, peut impliquer des géométries complexes si la distance est entendue au sens large, incluant les effets des frontières et des réseaux. Ces hypothèses théoriques permettent d’améliorer les modèles d’interaction spatiale en les rendant plus réalistes. Par ailleurs, elles démystifient le rôle de la distance qui peut être remplacée par d’autres mesures d’éloignement comme le nombre d’occasions interposées, l’existence de barrières ou les associations de lieux. Cette dernière possibilité ouvre d’intéressantes perspectives dans l’étude des aires d’influence des ports puisqu’elle permet de prendre en compte les phénomènes de complémentarité propres aux « clusters » inter-portuaires [de Langen, 2002, Grasland et Guerrero, 2006].

Un exemple d’application d’un modèle d’interactions à l’évaluation d’un projet d’infrastructure portuaire

Une des rares applications de l’approche des interactions spatiales à la problématique de l’aménagement portuaire a été une expertise sur laquelle le ministère britannique des transports s’est appuyé pour justifier sa décision de ne pas construire un nouveau terminal à Portbury (Bristol). Compte-tenu de l’importance du contenu de ce rapport empirique et de ses répercussions théoriques, nous résumerons ici ses idées principales ainsi qu’une partie des nombreux débats scientifiques qu’il a suscités à propos de l’utilité des modèles d’interactions spatiales dans l’évaluation de projets d’infrastructures de transport. Au milieu des années 1960, dans un contexte de congestion des deux principaux ports de commerce britanniques en eau profonde (commerce intercontinental), Londres et Liverpool, l’autorité portuaire de Bristol soumet au ministère des transports son projet de construction d’un nouveau terminal de marchandises (9 quais au total) sur le site de Portbury. Le coût total du projet était estimé à 27 millions de livres sterling. Ce coût, relativement élevé à l’époque (environ deux fois le coût moyen de construction d’un terminal de dimensions comparables), était alourdi par la construction d’une grande écluse nécessaire dans un littoral soumis à un marnage important. Pour justifier cet important investissement, l’autorité portuaire de Bristol avait commandé à un bureau d’étude indépendant une enquête sur l’évolution future des exportations du port au cours de la période 1964-1980. Ce rapport estimait la croissance des exportations du port à 465 000 tonnes. En se référant à des enquêtes auprès de ses clients, l’autorité portuaire de Bristol l’avait pour sa part estimée à 2 600 000 tonnes. En 1964 les exportations (hors hydrocarbures) du port de Bristol s’élevaient à peine à 200 000 tonnes, les prévisions de l’autorité portuaire pour la période 1964-1980 semblaient donc, peu réalistes (13 fois plus de trafic). Les réserves des responsables du ministère des transports vis-à-vis de ce chiffre ont été à l’origine d’une nouvelle expertise.

Le ministère des transports disposait à l’époque d’une précieuse source d’informations sur les importations et les exportations entre les ports et les différents lieux d’origine et de destination terrestres des marchandises. Pour faciliter le traitement de cette importante masse d’informations les ports ont été regroupés en 31 ensembles et les lieux en 41 régions géographiques. Pour fournir une première description des caractéristiques et de la portée de chaque arrière-pays, les analyses ont d’abord porté sur la distance terrestre moyenne parcourue par les marchandises entre les origines terrestres et les ports d’exportation. Plusieurs classes de ports ont été établies en fonction de la distance moyenne parcourue par les marchandises (en tonnes). Les résultats montraient qu’en général, les arrière-pays des ports étaient spatialement limités et que la distance moyenne parcourue par les marchandises était supérieure pour les plus grands ports. Ces résultats justifiaient l’utilisation d’un modèle d’interaction spatiale pour la prévision des exportations de Bristol et des ports britanniques en général. A la différence d’autres types de modèles de prévision de trafic, le modèle d’interaction spatiale présente l’avantage de prendre en compte non seulement l’évolution du port et de ses concurrents mais également la structure et les caractéristiques des régions génératrices des flux.

D’autres erreurs ont été identifiées dans la construction du modèle et dans le choix des données du rapport du ministère des transports . Les imprécisions les plus flagrantes concernent la construction des scénarios de croissance des ports. En effet, l’une des critiques les plus fortes de Heggie au rapport Portbury porte sur le choix des données dans les prévisions de croissance plus que sur la forme du modèle. Pour estimer la croissance du trafic généré par les différentes régions britanniques durant la période 1964-1980, un pourcentage unique de croissance annuelle d’environ 4 % (dont 84 % sur la période 1964-1980) a été appliqué à chacune des 41 régions exportatrices, en supposant que la croissance économique à venir serait uniformément distribuée sur tout le territoire. Cette hypothèse sommaire sur la croissance homogène dans toutes les régions rendait sans objet le modèle d’interaction spatiale, qui ne faisait qu’affecter le trafic aux différents ports. Comme le soulignent les critiques [Tanner et Williams, 1967, Heggie, 1969], le résultat obtenu aurait été similaire, et la démarche aurait été plus simple, en associant directement le taux de croissance de 84 % aux exportations de chacun des ports britanniques. L’augmentation de trafic estimée par le modèle n’a été que de 263 000 t pour la période 1964-1980, très loin des 2 600 000 t avancées par l’autorité portuaire de Bristol. La décision finale du ministère des transports fut de ne pas construire le terminal Portbury, dont les perspectives de productivité s’avéraient insuffisantes.

L’importance des lacunes du rapport Portbury avait d’autant plus d’impact que celui ci devait justifier, du moins en partie, une décision politique importante. Les critiques, concernant initialement les nombreuses erreurs commises dans le cadre du rapport Portbury [Tanner et Williams, 1967], ont ensuite débouché sur une critique plus générale de l’utilisation des modèles d’interactions spatiales dans l’évaluation de projets d’infrastructures de transport [Heggie, 1969]. Malgré la défense de Wilson [Wilson, 1969] à une partie des critiques figurant dans la revue Operationnal Research Quarterly, plusieurs auteurs utiliseront l’expérience Portbury comme preuve sans appel de l’échec des modèles d’interactions spatiales dans le contexte opérationnel des ports [Bird, 1971, Hoare, 1986]. Or, nous avons vu que c’est moins le modèle gravitaire (affectation des flux) que le modèle de prévision des trafics (générations des flux) qui était en cause. Le temps contribuera toutefois à relativiser les critiques versées à l’égard du rapport Portbury. Le projet de construction du terminal Portbury sera finalement approuvé par un nouveau gouvernement en 1970 et se concrétisera en 1978. La croissance du port de Bristol dans ses premières années de fonctionnement a été finalement plus proche des prévisions du rapport Portbury que de celles de l’autorité portuaire de Bristol. Senior montre [Senior, 1983] que, malgré les nombreuses erreurs figurant dans le rapport du ministère des transports, les prévisions étaient en général assez proches de la réalité. En testant le même modèle avec les différents taux de croissance régionaux, les résultats obtenus sont toujours loin de ceux estimés à l’époque par le port de Bristol. L’expérience servira à d’autres auteurs [Clarke et al., 1986], leur permettant de proposer des nouvelles applications portuaires des modèles d’interactions spatiales, ouvrant ainsi d’intéressantes perspectives de simulation à la modélisation des arrière-pays. On notera que la question des aires d’influence n’est pas directement posée par le cas de Portbury puisqu’on s’intéresse au trafic total plutôt qu’aux trafics capturés par le nouveau port au dépens de ses concurrents.

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Table des matières

Introduction générale
Introduction à la première partie. La genèse d’une problématique générale sur les aires d’influence portuaires
1 L’évolution des études sur les aires d’influence des ports : de l’approche « classique » au « tout réseau »
1.1 L’approche classique : arrière-pays gravitaire et avant-pays réseau
1.2 Le « tout réseau »
1.3 Des approches mixtes : entre le classique et le tout réseau
Conclusion du premier chapitre
Bibliographie
2 L’apport de l’analyse spatiale à la délimitation des aires d’influence des ports
2.1 Le cadre théorique des interactions spatiales
2.2 Les aires d’influence gravitaires
2.3 L’approche par les réseaux
Conclusion du deuxième chapitre
Bibliographie
Conclusion de la première partie
Introduction à la deuxième partie. Le contexte géographique des aires d’influence portuaires
3 Echanges mondiaux et trajectoires des pays
3.1 Croissance et redistribution des potentiels d’échange
3.2 Echanges et niveaux technologiques des systèmes productifs
3.3 La réorganisation des flux
Conclusion du troisième chapitre
Bibliographie
4 La redistribution géographique des trafics portuaires
4.1 La redistribution au niveau mondial des trafics portuaires
4.2 Réorganisations européennes des trafics portuaires
Conclusion du quatrième chapitre
Bibliographie
Conclusion de la deuxième partie
Introduction à la troisième partie. Une application de la problématique des aires d’influence aux échanges maritimes extra-communautaires de la France
5 L’avant-pays de la France
5.1 Une vision européenne de la genèse des avant-pays portuaires
5.2 L’organisation de l’avant-pays de la France
5.3 La spécialisation géographique des liaisons maritimes
Conclusion du cinquième chapitre
Bibliographie
6 Les arrière-pays français des ports européens
6.1 Les territoires de génération des échanges maritimes
6.2 Le poids des métriques classiques dans les arrière-pays actuels
6.3 Espaces de recouvrement entre arrière-pays
Conclusion du sixième chapitre
Bibliographie
Conclusion de la troisième partie
Introduction à la quatrième partie. L’articulation du transport avec les systèmes productifs
7 Variations sur le thème des aires d’influence des ports : les exportations maritimes de vin
7.1 Les vins de Bordeaux et de Bourgogne dans les échanges internationaux
7.2 L’organisation des flux dans la filière vin : un vecteur de différenciation entre grands et petits opérateurs
7.3 La mise en place du transport maritime depuis les régions de Bourgogne et du Bordelais
Conclusion du septième chapitre
Bibliographie
Conclusion de la quatrième partie
Conclusion générale

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