L’alimentation végétale des catégories sociales moyennes et supérieures 

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L’alimentation végétale des catégories sociales moyennes et supérieures

Le végétarisme est un régime alimentaire qui exclut les «aliments carnés ou provenant de l’animal mort […], il se définit aussi par une inclusion de céréales, de légumes, de légumineuses et d’assaisonnements, auxquels s’ajoutent les produits tirés de l’animal vivant (les œufs, le miel, le lait et ses dérivés). » (Ossipow, 1989, p 7). Mais au delà de cette définition technique, ce régime implique une véritable « idéologie du refus » d’une société caractérisée par l’abondance en matière de consommation. En outre, il s’agit d’un mode de vie et d’alimentation qui admet des variantes, car il existe plusieurs types de végétarismes « qui renvoient à des déterminations très contrastées. » (Ouédraogo, 2005, § 1, non paginé). En fonction de ces « déterminations contrastées », les végétariens vont adopter une alimentation alternative et se confectionner un modèle alimentaire qui peut être flexible et qui sera adaptée à leurs besoins.
Ces pratiques alimentaires concernent principalement les catégories sociales moyennes et supérieures et, comme nous le verrons plus tard, les catégories sociales populaires sont présentes mais sous-représentées dans les statistiques. Il est donc important de considérer ces trois catégories dans l’ensemble de la société, ce qui nous permettra de définir des niveaux d’adhésion à cette pratique alimentaire et les différentes classifications qui en découlent ainsi que les représentations qui y sont associées. La notion d’équilibre alimentaire visant au maintien de la santé est un facteur important dans les catégories sociales supérieures. Du fait d’un accès aux ouvrages sur le végétarisme ces catégories sociales prêtent un intérêt particulier à la diététique et aux vertus bénéfiques des aliments. En effet, le végétarisme des « catégories supérieures, orienté par une sensibilité diététique, valorisant des modes de préparation spécifiques des légumes (crus, à la vapeur notamment), qui va de pair avec un travail d’enculturation végétarienne accompli par les lectures de revues spécialisées ; c’est aussi parmi les catégories supérieures que les vertus thérapeutiques sont le plus attribuées à l’alimentation. » (Ouédraogo, 2005, § 7, non paginé). Dans les catégories sociales supérieures on aura donc une tendance plus accusée que dans les autres à faire attention à la santé et cet aspect « hygiéniste » sera une des motivations principales de l’adoption d’un régime alimentaire végétarien. D’une façon générale, le végétarisme est la manifestation d’une idéologie basée sur l’alternative et en opposition au mode de vie dominant dans les sociétés occidentales. C’est une « variante des idéologies du refus » dont les adeptes rejettent certaines conséquences de l’économie capitaliste comme l’élevage industriel, le gaspillage, la surconsommation, la pollution de l’environnement etc.
C’est à partir des années 1970 qu’apparaissent, en parallèle avec d’autres mouvements « contestataires », différentes idéologies prônant le changement dans les modes alimentaires. En effet, « Vivre d’une agriculture « biologique » dans un village retiré, lancer des réseaux de coopératives opposés aux circuits traditionnels d’approvisionnement, créer des boutiques spécialisées dans les produits « naturels », veiller à la protection de l’environnement, critiquer la médecine conventionnelle, s’intéresser aux expériences intérieures qu’offrent diverses religions ou thérapies de groupe, constituent des exemples de cette attitude « écologique » et « alternative » ». (Ossipow, 1989, p 23). Un autre aspect de cette idéologie est qu’elle s’appuie sur la défense des animaux et le respect de l’environnement. Cette pratique alimentaire est « un fait social important qui entretient d’étroites relations avec les conditions de vie, les aspirations sociales et les modes de socialisation des goûts. » (Ouédraogo, 2005, introduction, non paginé). C’est-à-dire que les conditions sociales et le niveau de vie des personnes déterminent leur adhésion potentielle au régime végétarien. Autrement dit, tout le monde ne peut pas forcément devenir végétarien à moins de passer d’un milieu social à un autre, de voyager ou de rencontrer des personnes qui adhèrent déjà à ce régime. En effet, « L’adoption du végétarisme est socialement déterminée. » (Ouédraogo, 2005, § 17, non paginé). Lors d’une enquête sur les végétariens dans la région parisienne publiée en 2005, Arouna Ouédraogo a pu montrer que les catégories sociales supérieures comportent plus de végétariens que chez les artisans-commerçants et chez les ouvriers. Parmi les catégories sociales populaires, l’alimentation végétarienne est caractérisée par un régime plus « frustre », c’est-à-dire moins varié, tandis que l’alimentation des catégories supérieures est plus diversifiée du fait de lectures plus ou moins savantes sur le végétarisme, mais aussi, plus généralement, des effets de distinction qu’un tel régime peut générer dès lors qu’il s’accompagne d’une composition complexe systémique, incluant des références à des cultures exotiques et imposant l’achat de produits rares et coûteux. Comme le dit Bourdieu (1979 : 198), « du fait que le véritable principe des préférences est le goût comme nécessité faite vertu, la théorie qui fait de la consommation une fonction simple du revenu a pour elle toutes les apparences puisque le revenu contribue, pour une part importante, à déterminer la distance à la nécessité. » (Bourdieu, 1979, p, 198). Ainsi qu’il en va dans l’ensemble de la société moderne, les revenus déterminent les quantités et la qualité des aliments consommés.

Les origines puritaines du végétarisme

Cependant, outre les déterminants sociologiques, la frugalité des repas des végétariens des catégories populaires renvoie aux origines puritaines de ce mode alimentaire, au XVIIIe siècle, lorsqu’il fut codifié par le révérend Wesley, patient du médecin anglais George Cheyne. Ce dernier,
« pétri de behménisme, […] considère le corps comme le lieu des passions, dont l’absence de contrôle met en danger la stabilité de la société. » (Ouédraogo, 2000, p 828). Le behménisme est une doctrine établie par le cordonnier Allemand Jacob Böhme au XVIIe siècle qui va se diffuser en Angleterre. Cette doctrine « anticléricaliste et anti-intellectualiste » prône l’idée que Dieu est en tous les êtres humains, que tous les êtres ont une forme intérieure (« âme ») et extérieure. En effet, pour J. Böhme, « tuer c’est rompre l’union mystique, et abattre les animaux pour se nourrir, c’est ériger des barrières entre l’âme et Dieu. » (Ouédraogo, 2000, p 827). G. Cheyne prône le végétarisme car, selon lui, ce mode d’alimentation respectueux des animaux est rien moins qu’un moyen de sauver l’humanité. Toutefois, Cheyne pense que ce type d’alimentation convient plus particulièrement aux personnes qui ont des moyens financiers importants et dont l’activité est plus intellectuelle que physique. Mais c’est pourtant bien à sa suite que Wesley préconisa aux catégories sociales populaires. Le révérend Wesley deviendra un point de repère pour les catégories sociales populaires. En effet, « Les prêches et le livre de Wesley répondent également aux attentes socioreligieuses des nouvelles classes ouvrières récemment émigrées des campagnes. Leur réceptivité aux thèmes végétariens diffusés par le méthodisme – alimentation frugale, tempérance, contrôle de la sexualité, etc. – est d’autant plus forte que, déracinées, en proie au chômage chronique, à la sous-alimentation et aux maladies, elles trouvent dans ses chapelles accueillantes et dans l’entraide qu’il pratique, une véritable communauté de substitution. » (Ouédraogo, 2000, p 830).
Tout comme au XVIIIe siècle les ouvriers « récemment émigrés des campagnes » trouvaient une « communauté de substitution » dans les chapelles du révérend Wesley où était prôné un végétarisme « frugal », les personnes de condition modeste trouvent dans les villes où ils vivent les réseaux sociaux associés au végétarisme par l’intermédiaire de certains commerces ou associations.
Aussi, « l’analyse des entretiens révèle que dans les catégories sociales populaires le végétarisme est une conséquence possible des conditions de vie et des conditions de loisirs, résultant des insatisfactions liées à la solitude, à la recherche et à la découverte de circuits et de réseaux « alternatifs », d’approvisionnement alimentaire et des sociabilités nouvelles. » (Ouédraogo, 2005, § 8, non paginé). La création de nouveaux réseaux sociaux, de nouvelles « sociabilités » est donc un élément important du développement du végétarisme parmi les catégories populaires. Le besoin de se retrouver et de partager les mêmes idées sur le monde est aussi un facteur important dans l’adoption de ce régime alimentaire. Par contraste avec les repas végétariens des catégories sociales supérieures, les repas des catégories sociales populaires sont mois diversifiés et moins copieux du fait d’une information moins complète et surtout, comme nous l’avons vu plus haut, du fait de revenus moins importants. Le végétarisme sera donc plus « frustre » dans les catégories populaires que dans les catégories supérieures mais sera aussi « large », c’est-à-dire excluant tous produits issus de l’animal mort mais autorisant les sous-produits animaliers, et ils seront aussi moins sujets à la transgression des interdits. Ainsi, les classifications alimentaires seront différentes d’une catégorie sociale à l’autre et dépendront de l’adhésion à des modèles de vie avec des ajustements possible en fonction des points de vue et des besoins. Par conséquent, les végétariens des catégories sociales supérieures pratiquant un végétarisme strict (ou végétalisme), ne classeront pas les aliments de la même manière que les végétariens des catégories populaires. De plus, les membres des catégories sociales supérieures qui pratiquent un végétarisme « large » s’autorisent plus « la transgression de l’interdit de consommation de chair animale » et ne se représenteront donc pas non plus les produits carnés de la même façon que ceux des catégories populaires. Le végétarisme est donc un régime alimentaire qui est plus facilement adopté parmi les catégories sociales supérieures et qui apparaît comme une choix de vie avec une plus grande diversité d’aliments associée a un accès à l’information facilité par de plus importants moyens financiers. De plus ce sont les représentations associées aux différents aliments qui vont déterminer l’adhésion à un type de végétarisme plutôt qu’à un autre. A cet égard, nous allons voir quelles sont les classifications alimentaires végétariennes et quelles les représentations y sont associées.

Les classifications alimentaires végétariennes

L’alimentation végétarienne requiert des classifications dans les aliments. En effet, dans le régime végétarien certains aliments sont proscrits et d’autres sont autorisés et les classifications qui en découlent révèlent de nombreuses représentations et des modes de vie qui y sont associés. Les végétariens qui représentaient environ 2% de la population Française en 1998 définissent leurs représentations grâce à la présence des omnivores avec lesquels ils pensent être en opposition. Le modèle végétarien est non seulement inclus dans ce système global, mais il existe aussi grâce à lui. Aussi, «les végétariens se veulent différents; ils souhaiteraient ne se référer qu’à leurs pairs, mais, finalement, c’est aussi confrontés avec les mangeurs omnivores qu’ils peuvent se définir complètement.» (Ossipow, 1989, p 118).
Les représentations liées aux différents niveaux d’interprétation de la société de consommation occidentale rendent possible l’apparition de nouvelles classifications des aliments. Le végétarisme « strict », offre la possibilité d’établir d’autres classifications à partir des aliments uniquement végétaux, qui seront basées sur le rejet total de l’exploitation animale. Les différents types de végétarisme, « strict », « large », plus ou moins flexible, offrent donc différents « niveaux de classification » des aliments, allant du plus végétal ou plus animal et permettent d’analyser les différentes représentations qui y sont associées. Ils ne sont différents que parce que les adhérents aux différents régimes alimentaires ont des visions du monde et des modèles de vie différents. Et c’est parce que l’on peut les comparer que l’on peut voir quelles sont les divergences et les similitudes des représentations. En effet, « tous les niveaux de classification offrent un caractère commun: quel que soit celui que la société considérée met en avant, il faut qu’il autorise – et même qu’il implique- le recours possible à d’autres niveaux, analogues d’un point de vue formel au niveau privilégié, et qui ne diffère que par leur position relative au sein d’un système global de référence opérant au moyen d’une paire de contrastes : entre général et spécial d’une part, entre nature et culture d’autre part. » (Lévi-Strauss, 1999, p175). Ici, le «système global de référence» est le système occidental où l’alimentation est à dominante carnée. L’alimentation végétarienne sera alors une alternative au modèle alimentaire dominant à partir duquel vont se créer des modèles alternatifs à ce modèle de référence. Par exemple, les animaux de rente, dans le système occidental classique, sont élevés pendant plusieurs mois dans le but d’être exploités et abattus. Il va en découler une nouvelle vision de l’animal, de l’alimentation et de nouveaux modèles de vie. C’est ainsi que se formeront de nouvelles classifications autour des animaux et des aliments définissant ce qui est consommable de ce qui ne l’est pas et ce qui est plus ou moins animal ou végétal. L’homme, en interagissant avec son environnement le modifie et l’adapte à sa guise et permet ainsi la création de nouveaux phénomènes alimentaires et sociaux.
Les représentations associées aux différents types de végétarisme engendrent de nouveaux modes de classification des aliments, des animaux et des végétaux. C’est le fonctionnement hyper-productiviste qui entraîne la création de nouveaux points de vue sur la société et donc de nouveaux modèles de vie alternatifs. En effet, «s’il était vrai que, comme des biologistes l’admettent, les quelques deux millions d’espèces vivantes dussent être interprétées, dans leur diversité anatomique, physiologique et éthologique, en fonction de formules chromosomiques dont chacune se réduirait à une périodicité distinctive dans la distribution de quatre terme sur la chaîne moléculaire, alors nous tiendrons peut être la raison profonde de la signification privilégiée reconnue par l’homme à la notion d’espèce. Nous comprendrions comment cette notion peut fournir un mode d’appréhension sensible d’une combinatoire objectivement donnée dans la nature, et que l’activité de l’esprit, et la vie sociale elle-même, ne font que lui emprunter pour l’appliquer à la création de nouvelles taxinomies ». (Lévi-Strauss, 1999, p167). Par exemple, comme nous l’avons vu, les catégories sociales moyennes et supérieures sont surreprésentées dans le végétarisme et sont sensibles à la condition de vie des animaux, à l’écologie, aux médecines « alternatives » etc. Et ce sont ces différents facteurs qui déterminent l’apparition de nouvelles classifications alimentaires, comme c’est le cas pour le végétarisme mais aussi pour le végétalisme ou l’alimentation macrobiotique.
La macrobiotique est une discipline philosophique qui met en avant le fait que s’alimenter de façon équilibrée selon les principes Chinois du yin et du yang permettrait d’avoir une meilleure conscience de la réalité. L’alimentation devient là le moyen d’accéder à cette réalité objective régie par les lois de la nature mais elle permettrait aussi de prévenir certaines maladies. Cette discipline basée sur la pratique alimentaire est une forme syncrétique de plusieurs religions qui a été mise en avant par Georges Ohsawa. En effet, les « théories de la macrobiotique […] suivent de près la même diététique d’origine sino-japonaise. Celle-ci, réinterprétation syncrétique du bouddhisme indien et du bouddhisme zen japonais, du taoïsme chinois et de l’enseignement de Lao-Tseu, a été diffusée dans les années trente par Nyoti Sakurazawa, dit Georges Ohsawa. Troublé par l’occidentalisation progressive du Japon et atteint de tuberculose, il se tourna vers les médecines traditionnelles de son pays et s’intéressa à la pensée philosophique zen. » (Ossipow, 1989, p 60). De plus, pour Ohsawa, l’origine des maladies viendrait d’une consommation excessive de produits carnés (yang) ou de fruits (yin). Dans la macrobiotique, l’alimentation est divisée en phases où les produits animaux sont plus ou moins intégrés. En effet, « la diète est établie à partir d’une règle de dix degrés allant de -3 à +7, selon laquelle plus on s’élève, plus les prescriptions alimentaires deviennent restrictives : ainsi, alors qu’à -3 le régime tolère 30% de produits animaux en plus des céréales et des légumes, à +7, il se compose de 90% de céréales et de 10% de légumes. » (Ouédraogo, 2005, p ). Dans l’idéologie macrobiotique, l’idéal alimentaire à atteindre est donc végétal. C’est par un processus graduel que les macrobiotes souhaitent atteindre une alimentation totalement végétale pour pouvoir avoir accès à une réalité naturelle universelle et « objective ». Dans l’alimentation végétarienne il n’y a pas cette idée de progression vers le végétal, même si le passage à ce régime alimentaire se fait souvent par étape. Les aliments y sont inclus ou exclus en fonction de critères particuliers que nous allons détailler.

Les aliments inclus et exclus

Les végétariens classent leurs aliments en fonction de leur représentation de ce qui est mort et vivant. Les aliments exclus sont les aliments « morts » et les aliments inclus sont « vivants » ou « naturels ». Les aliments morts sont les aliments ayant nécessités la mise à mort d’un animal et les aliments ayant perdu tous leurs nutriments du fait d’un trop grand nombre de transformations (la cuisson par exemple) et de traitements chimiques. Au contraire, les aliments « vivants » sont les aliments végétaux les plus naturels possible.
Les différents facteurs qui peuvent favoriser le développement des représentations, sont, comme nous l’avons vu, la situation socio-professionnelle, « les conditions de vie », « les aspirations sociales » et « les modes de socialisation des goûts » mais aussi la religion. En effet, la religion peut façonner des représentations qui correspondent aux modes de vie de chacun. Ces représentations entraînent des classifications au niveau alimentaire comme c’est le cas notamment pour le poisson et la viande. Les végétaux ne nécessitent pas d’être mis à mort pour être consommés et ne sont donc pas des aliments « morts ». A cela sont opposés les aliments « vivants » qui sont très valorisés dans l’alimentation végétarienne. Les aliments dans le végétarisme sont donc divisés en « aliments morts – aliments vivants ». Ils sont classés en fonction de leur état, plus ou moins « naturel », c’est-à-dire proche de leur état « brut » et de leur niveau de transformation par l’homme. Les fruits et les légumes « sauvages » seront préférés aux céréales cultivées qui sont donc « domestiqués » par l’homme. Les aliments classés en fonction de leur état _mort/vivant_ mais aussi en fonction de leur degré de transformation et du niveau de «souillure» par les traitements chimiques procurés par l’homme (médicaments, pesticides etc), mais aussi par leur lourdeur/légèreté pour le corps. (Ossipow,1989, p 82).
Aux aliments « morts », « gras », « lourds » et « cuits », les végétariens opposent les aliments « vivants », « crus » et « légers ». Ces aliments sont les plantes, les fruits et les légumes « sauvages », avec une préférence pour la consommation de graines germées. Le fait de consommer ces aliments « vivants » permettrait, d’une part de faciliter le transit intestinal et, par conséquent, d’être en harmonie avec la nature en libérant le corps du travail du transit. Les aliments « légers » seront donc considérés comme étant bons pour la santé, tandis que les aliments « lourds » seront considérés comme nocifs. Ces considérations reposent sur la composition même des aliments transformés ou non. Mais les aliments peuvent aussi être répertoriés, toujours en fonction de leur nocivité pour l’organisme, mais avec un critère de plus qui sera leur acidité ou leur alcalinité. Ce concept qui prévaut au début du XXe siècle met en avant l’idée que, plus un aliment est acide, plus il entraînera une digestion difficile. Les aliments ont donc été aussi classés, selon les époques, en fonction de leur degré «d’acidité et d’alcalinité ». (Ossipow, 1989, p31). Sachant que l’acidité des aliments dépend du processus de digestion, les aliments considérés comme « acides » seront aussi vus comme nocifs pour la santé. Seront alors préférés les aliments dit « alcalinisants » qui permettraient de contrebalancer les effets de l’acidité sur le corps. C’est au XXe siècle aux États-Unis et en Europe que des « réformateurs de la santé » ont publié des ouvrages concernant l’acidité des aliments et les craintes sur la santé qui y sont liées. Les craintes, à cette époque, étaient que les aliments acides, qui n’étaient pas complètement digérés par l’estomac, créent des troubles sur l’estomac lui-même. En effet, « une certaine peur persistait à l’égard des aliments acides ou perçus comme tel. On se demandait comment ces aliments acides digérés en partie par l’estomac, milieu acide lui-même, ne provoquaient pas des troubles catastrophiques. En somme, on craignait que l’estomac ne se digérât lui-même! » (Ossipow, 1989, p 30). Il était donc important d’annuler les effets de l’acidité des aliments et corporelle perçue comme nocive pour la santé. Pour ce faire, des régimes ont été proposés, notamment par le docteur William Howard Hay qui, en 1920 proposa un régime destiné à combattre l’acidité corporelle en séparant « les aliments acidifiants des aliments alcalinisants (à consommer en priorité). Selon lui, il fallait manger les hydrates de carbone et les protéines séparément. L’application de ce régime alliée à de fréquentes purges devait supprimer l’acidité corporelle, celle-ci étant perçue comme une infection menaçant le corps. » (Ossipow, 1989, p 30). C’est avec le médecin Hubert Shelton, fondateur du « Sheltonisme », une pratique « naturiste » qui vise à éliminer les maladies par « le repos et le jeûne » et à les éviter en adoptant un régime alimentaire particulier. « Ce médecin texan conférait à l’alimentation une grande importance dans l’étiologie des maladies. Celles-ci ne devaient être soignées que par le repos et le jeûne, sans aucun médicament. Pas de soins – même « naturels » ; pas de cures – même hydrothérapeutiques ! » (Ossipow, 1989, p 31). Shelton disait que les aliments riches en glucides étaient « digérés en milieu alcalin, tandis que les protéines – substances azotées d’origine animale et végétale, telle que la viande, le poisson, les œufs et certains végétaux – le sont en milieu acide. » (Ossipow, 1989, p 31). Il était donc recommandé de ne pas les consommer ensemble, car l’estomac ne pouvant pas les digérer convenablement les uns avec les autres. La crainte d’être en mauvaise santé à cause de l’alimentation est donc également un critère important dans le choix de l’adoption d’un régime végétarien. Ce choix, qui peut être la conséquence d’une peur, permet de définir de nouvelles classifications des aliments en fonctions de facteurs différents de celui de l’éthique animale, de l’écologie ou de la santé sous l’aspect « gras » des aliments. Dans ce cas, les aliments considérés comme « acides » sont la viande et le poisson, également exclus du régime végétariens, mais aussi le pain, les céréales et les œufs, qui sont en revanche admis dans ce régime. Les aliments dits « alcalinisants » sont des aliments admis dans l’alimentation végétarienne comme les fruits, les légumes, le lait et le fromage. Ici, les aliments seront classés selon leur acidité leur alcalinité et seront exclus de l’alimentation ou associés entre eux en fonction de ces critères. En résumé, nous avons vu que les classifications des aliments dans le régime végétariens dépendent de plusieurs critères qui varient en fonction des différents types de végétarisme (large, strict), mais aussi en fonction des théories relatives aux effets des aliments sur le corps et que ce régime alimentaire est « socialement déterminé ».
Sur le plan structurel, la composition d’un menu n’est pas très différente de celle d’un repas omnivore. Les produits végétaux sont choisis à l’avance parmi un choix de légumineuses, de légumes et de céréales. Les sous-produits animaliers, pourtant autorisés dans l’alimentation végétarienne ne sont pas mis au premier plan et ne sont généralement pas vus comme des aliments de substitution aux produits carnés. Les repas végétariens se composent généralement d’une entrée d’un plat et d’un dessert où les apports des différents aliments sont étudiés au préalable. En effet, « De l’avis de beaucoup de végétariens, les aliments idéaux demeurent les végétaux : les sous-produits animaux devraient donc être consommés en petite quantité et ne prendre qu’une importance accessoire dans une séquence alimentaire. L’aliment de base (les céréales et les légumineuses) occupe une autre place que dans les systèmes omnivores. » (Ossipow, 1997, p 76). Les céréales et les légumineuses, appréciées pour leur apport en protéines, remplacent donc les produits carnés.
Si la structure temporelle classique de la prise d’aliments est généralement respectée, c’est surtout en termes de proscriptions et de prescriptions que se fait la différence. Ainsi, outre les aliments carnés qui sont forcément remplacés par des aliments d’origine végétale ou des sous-produits animaliers, certains aliments d’origine végétale mais transformés par l’homme seront également remplacés par des produits moins voire pas du tout transformés, considérés comme moins nocifs pour la santé. Par exemple, le sucre blanc raffiné sera souvent remplacé par du sucre de canne non raffiné qui garde une couleur brune, plus proche du naturel. Les céréales, comme le blé, le maïs, le riz et les légumineuses comme les lentilles ou le soja, constituent également une part importante des repas végétariens. Le fait de remplacer les aliments transformés par des aliments moins transformés révèle une volonté d’être le plus proche possible de ce qui est naturel. C’est ainsi que les végétaux les moins « domestiqués », les plus « sauvages » seront préférés aux végétaux cultivés. Les aliments considérés comme « vivants », c’est-à-dire les aliments crus qui sont en train de pousser comme les graines germées peuvent servir à compléter les repas.
Les végétariens tiennent un discours « ambivalent » au sujet de ces végétaux « vivants ». En effet selon eux, ces derniers sont « vivants » mais dénués de la qualité d’être sensibles, ils ne le sont pas au même titre que les animaux ou que les humains. Certains omnivores émettent à ce sujet des arguments mettant en avant le fait que pour consommer une plante, il faut la « tuer », au même titre que les animaux. Ces arguments, qui apparaissent là comme un moyen de justifier leur consommation carnée en délégitimant l’alimentation végétarienne, sont rapidement réfutés par les végétariens qui estiment que la légitimité de la vie animale n’est la même que celle des végétaux. En effet, « Une plante se développe, mais ne se déplace pas vraiment, elle n’a pas de souffle, il ne coule pas du sang de ses veines. On ne peut pas vraiment dire qu’elle est animée, qu’elle a une âme comme l’animal, même si l’âme animale est de nature inférieure à celle de l’homme », rétorquent les végétariens. » (Ossipow, 1994, p 4). De ce fait, consommer des végétaux permet aux végétariens de ne pas se poser de questions sur le statut des végétaux et de se la poser à propos des animaux. En effet, « la consommation de plante ne les oblige pas à se poser de façon nette la question, déjà évoquée, de la continuité entre humanité et animalité. En consommant une plante, les végétariens n’ont pas le sentiment, comme dans le cas des produits carnés, d’assimiler une vie à la fois semblable et différente de la leur. Le végétal est suffisamment dissemblable pour être consommé. » (Ossipow, 1994, p ).
Les produits carnés représentent tout ce qui est proscrit dans l’alimentation végétarienne. En premier lieu, la viande est un produit de consommation courante en Occident qui s’obtient par la mise à mort des animaux de rente. Les animaux qui ne sont pas abattus et qui sont morts de « mort naturelle » ne sont pas considérés comme consommables pour des raisons d’hygiène. Le système « ontologique naturaliste » occidental définit par Philippe Descola se caractérise par le fait qu’il y a une similarité des caractéristiques physiques et une dissemblance des caractéristiques mentales entre humains et non humains. En d’autres termes, cette ontologie se défini « par la discontinuité des intériorités entre humains et non-humains et la continuité des physicalités, autrement dit, une combinaison de particularisme moral et de gradualisme physique. » (Descola, 2013, p 85). C’est du fait de cette «discontinuité des intériorités» entre les hommes et les animaux que certains animaux seront considérés comme consommables. Il en découle que la classification entre les animaux consommables et ceux qui ne le sont pas dépend, comme nous l’avons vu, de leur proximité avec les hommes mais aussi du fait qu’ils soient carnivores ou herbivores. En effet, seuls les herbivores sont consommés en Occident, à l’exception du cochon qui est omnivore. Les carnivores ne sont pas consommés afin d’éviter tout risque d’anthropophagie indirecte, c’est-à-dire que nous ne mangeons pas un animal susceptible de pouvoir manger de la chair humaine. Mais tous les animaux abattus ne sont pas « viande », seul les animaux herbivores et/ou reconnus comme culturellement consommables sont élevés pour être consommés par la suite. Donc la viande, dans sa « formulation technique […] est un produit consommable d’origine animale » (Vialles, 1987, p 2), mais pas seulement, c’est aussi un produit culturellement défini comme étant consommable. Ainsi, un animal carnivore abattu ne sera pas considéré comme « viande » et pourra même provoquer le dégoût. Par exemple, un animal de compagnie abattu et cuisiné ne sera pas vu comme consommable par les Occidentaux car, dans la culture occidentale, ces animaux ne se consomment pas. Il se produit donc un phénomène de classification des animaux qui entraîne une hiérarchie dans ces mêmes animaux qui va du plus consommable ou moins consommable. La viande est donc aussi un produit qui doit donner envie d’être consommée, d’une part grâce aux représentations qui sont liées à l’animal abattu, mais aussi par le processus de « désanimalisation » effectué que nous verrons plus tard. Aussi, un animal considéré comme consommable, dans certains cas, s’il a été élevé comme un animal de compagnie pourra difficilement être abattu et consommé. Par exemple, « On sait que dans de nombreuse sociétés, l’animal domestique n’est jamais abattu ni consommé en dehors de cérémonie, et chacun a pu observer chez nous des enfants refusant de manger du lapin qu’ils ont nourri. » (Haudricourt, 1962, p 41). Ce qui est considéré comme viande est donc aussi déterminé par l’état affectif et par la relation entretenue avec l’animal. En résumé, nous ne consommons que ce qu’il est admis dans la catégorie du consommable en Occident. Et nous pouvons remarquer qu’il y a, de ce fait, une différence entre ce qui est comestible et ce qui est consommable.
Les végétariens font donc une analogie entre la viande et le « cadavre », ce qui a pour conséquence de leur provoquer du dégoût. Ce qui n’est pas le cas chez les omnivores car, « nous ne voulons pas manger du cadavre – carnivores, non charognard! » (Vialles, 1987, p4). Les omnivores veulent donc manger de la viande et non du « cadavre ». Ce qui est « viande » pour les uns est « cadavre » pour les autres. Le de goût et de dégoût sont des notions culturellement construites et qui dépendent de plusieurs facteurs, notamment religieux, idéologique, moraux etc. Ainsi, la consommation d’aliments qui en Occident semble immorale (comme le chien ou le chat), dépend des représentations associées à ces animaux, que nous détaillerons plus bas. C’est cette représentation différente de la viande qui permet aux omnivores d’en consommer. En résumé, la consommation ou l’abstention de consommation de viande est, en premier lieu, une question de représentation de l’animal et de sa chair. Aussi, les représentations sociales des produits carnés et des végétaux déterminent l’adhésion potentielle au régime végétarien. Elles vont définir ce qui est considéré comme comestible et appétissant au niveau alimentaire et vont déterminer les habitudes alimentaires. La distinction entre la viande, le poisson, les sous-produits animaliers et les aliments végétaux est donc le résultat, dans les sociétés occidentales, de la distinction entre mort et vivant, entre naturel et transformé et n’ont de sens que grâce aux systèmes de représentations qui y sont associés. La viande, pour les végétariens, n’aura donc pas le même sens que pour les omnivores du fait de la différence d’interprétation et de représentation des animaux et du vivant. Dans un cas, la viande sera perçue comme quelque chose de mauvais pour la santé, de « gras et lourd », pouvant inspirer le dégoût et issu d’un être « sensible » mis à mort pour répondre aux besoins alimentaires des hommes et, dans l’autre cas, la viande sera un produit consommable et appétissant nécessaire au maintien et à l’équilibre de la santé physique.

Pour se rapprocher de la nature dans des sociétés industrialisées

Les classifications végétariennes entraînent des représentations des aliments mais aussi au niveau de la santé, de la nature et des animaux. Les aliments qui sont inclus dans l’alimentation végétarienne permettent de se rapprocher de ce qui est naturel. C’est par l’intermédiaire de ces aliments « naturels » et « vivants » que l’accès à la spiritualité est favorisé. Ces aliments permettent également le maintien de l’équilibre de la santé et ce régime alimentaire peut aussi être adopté dans une optique préventive des maladies. Nous verrons plus tard que l’alimentation végétale est une tendance qui s’étend à toute la société et qui se manifeste par un processus de végétalisation des produits carnés. Ce mode d’alimentation révèle donc des représentations sur les animaux avec notamment les sous-produits animaliers qui sont perçus comme consommables pour les végétariens mais qui sont proscrits dans le végétalisme.
Les végétariens composent avec ce qui leur est proposé en matière de consommation pour confectionner des repas équilibrés. Pour ce faire, ils ont procédé à une analyse de la société hyper-productiviste dans laquelle ils vivent pour en arriver à son rejet, au refus du fonctionnement consumériste. Ils rejettent et dénoncent la production industrielle qui dénature les aliments avec l’usage de produits chimiques et préfèrent les aliments les plus naturels possible. En effet, « La provenance des aliments doit être autochtone et sa variation saisonnière. En fonction d’un accord idéal entre le terroir, les aliments et les consommateurs, il s’agit de se nourrir de produits régionaux
« qui poussent en même temps que nous, là où nous nous développons et qui sont adaptés aux besoins de notre corps à chaque saison» disent les végétariens.» (Ossipow, 1997, p 70). Aussi, ils font leurs achats alimentaires dans des magasins spécialisés pour pouvoir répondre à des besoins alimentaires spécifiques. Les végétariens sont plus nombreux chez les cadres, les employés et professions libérales et sont quasi inexistants chez les agriculteurs et les éleveurs. Autrement dit, le végétarisme est présent au sein des catégories sociales moyennes et supérieures qui vivent en ville, mais pas ou peu en milieu rural. Le végétarisme apparaît aussi grâce à la vie en ville car les citadins des catégories moyennes et supérieures qui n’ont pas ou peu de contact avec la vie à la campagne sont plus sensibles à la cause animale. En effet, « Comme l’économie ne dépendait plus de la force animale, et qu’en ville on n’avait aucun contact avec les animaux de la ferme, cela entretenait des attitudes liées à des émotions difficiles, sinon impossibles, à concilier avec l’exploitation des animaux dont vivaient la plupart des gens. Désormais, une image de plus en plus sentimentale des bêtes, animaux familiers et objets de contemplation, allait coudoyer difficilement les faits brutaux d’un monde dans lequel l’élimination des animaux nuisibles (pests) et l’élevage d’animaux pour l’abattoir devenaient de jour en jour plus efficaces. » (Thomas, 1983, p 391). C’est donc à partir de l’industrialisation de l’Occident que les considérations des animaux et de l’environnement se sont transformées avec notamment l’apparition de l’agriculture et de l’élevage intensif. La rupture de contact avec les animaux de rente a donc contribué au changement des sensibilités envers ces animaux qui, auparavant ne pouvaient être considérés que d’un point de vu utilitaire pour les habitants des fermes. Et c’est du fait de l’industrialisation de l’Occident que ce processus d’exode rural s’est accentué et a, en partie, engendré cette « mutation des sensibilités » envers les animaux. Les citadins des catégories moyennes et supérieures sont également plus sensibles à l’aspect hygiéniste de cette alimentation du fait de revenus plus importants qui leurs permettent de choisir les produits qu’ils consomment. Les personnes qui vivent du travail de la terre et de l’élevage n’ont pas les mêmes représentations des animaux que les citadins et ne s’orientent généralement pas vers le végétarisme.
Le végétarisme peut être adopté pour des raisons de maintien de la santé ou à titre préventif. Par exemple, les graines germées occupent une place importante dans l’idéologie végétarienne. Ces graines germées, du fait qu’elles sont en train de pousser sont vues comme un concentré de vie bénéfique pour la santé. « Fervents partisans de toutes les techniques de longévité qu’ils peuvent découvrir, les végétariens considèrent que l’ingestion d’aliments « vivants » améliore la santé et prolonge la vie. » (Ossipow, 1994, p 2). C’est comme si le fait de consommer un aliment vu comme vivant permettait d’incorporer et de s’approprier cette vie et donc de prolonger la sienne. Pour les végétariens la nature est « idéalisée » et leur sert de modèle de base auquel ils se réfèrent pour rechercher un équilibre, une harmonie au sein d’une société de consommation. Donc selon eux, plus on se rapproche de la nature, plus on est certain d’être dans une logique de vie et d’alimentation. La notion de légèreté des aliments est associée au fait qu’ils faciliteraient le transit intestinal et permettraient de favoriser l’accès à la spiritualité. En effet, le corps n’étant pas continuellement occupé à digérer des aliments trop «lourds» peut s’occuper d’autre chose, « Il s’agit de posséder un corps «propre» – vite libéré du travail énergétique accordé à la digestion, exempt de «toxines» et de graisses accumulées – pour pouvoir correctement «vibrer avec la nature», et communiquer avec les autres, ainsi qu’avec soi-même. » (Ossipow, 1989 p 83). C’est pour cette raison que consommer des végétaux au même titre que les herbivores leur semble logique. Comme nous l’avons vu, le fait de se nourrir d’aliments « naturels » permettrait, par le principe d’incorporation, de pouvoir « vibrer » sur la même fréquence que le cosmos. En effet, dans le végétarisme, il est important de consommer, non seulement des aliments sans traitements chimiques, mais aussi de les transformer les moins possible par des processus de préparation comme la cuisson ou de conservation comme la surgélation. Ces procédés dénatureraient « la vitalité des végétaux » et, de ce fait, compliquerait la « communication avec le cosmos » (Ossipow, 1994 p 131). Tout comme dans l’alimentation crudivore et végétalienne, les végétariens donnent donc une place importante aux aliments consommés crus. La différence réside dans le fait que les crudivores consomment tous leurs aliments crus. Ils ne consomment généralement pas d’aliments carnés crus pour des raisons d’hygiène alimentaire mais aussi pour des raisons morales, bien que ces aliments soient autorisés à condition d’être consommés crus. Les aliments cuits chez les crudivores sont vus comme « dénaturés » par les processus de cuisson. Ils perdraient ainsi leur vitalité et donc leur valeur nutritionnelle. Les aliments sont consommés tels quels avec seulement un lavage à l’eau préalable si nécessaire. C’est une alimentation « instinctive », issue de « l’instinctothérapie » appelée comme telle par G.C. Burger. Il préconise une alimentation « originelle » qui ne passe pas par un processus de cuisson. Tout comme les végétaliens, les crudivores ne consomment pas de produits laitiers car ils les perçoivent comme étant issus de l’exploitation animale.
L’alimentation végétale permet donc de se rapprocher de soi-même et du cosmos, par la recherche spirituelle, mais elle permet aussi de se rapprocher des autres. En effet, de nombreux végétariens, comme non-végétariens, participent aux mouvements « tiers-mondistes », dans un esprit de solidarité planétaire. A la différence que chez les végétariens, cette approche qui, à première vue semble totalement philanthropique, cache peut être une dimension prosélyte. En effet, les végétariens pensent qu’une alimentation végétale permettrait d’équilibrer les différences de quantités d’aliments produits et consommés entre les pays en voie de développement et les pays industrialisés, ce qui permettrait par conséquent, de réduire les déséquilibres entres les pays et le gaspillage dans les pays occidentaux. Mais, dans cette optique, la dimension économique et politique indispensable pour avoir une vision exhaustive de l’organisation géo-politique et économique mondiale n’est pas prise en compte.
Tout comme dans le végétarisme en Chine, le végétarisme occidental renvoie à la notion de santé. En effet, le premier sens du végétarisme en Chine est qu’il est relatif à la notion de « purification rituelle ». Cette « purification rituelle » passe par le jeûne avec l’abstinence de certains aliments et l’abstinence sexuelle. Nous détaillerons plus bas les représentations des aliments dans le végétarisme en Chine. De ce fait, la notion de santé est relative à chacun et dépend de nombreux critères. Dans le cas du végétarisme en Occident, l’équilibre de la santé passe, entre autre, par l’abstinence de produits carnés. De nombreux courants de pensées ont pu préconiser les bienfaits pour la santé d’une alimentation végétarienne généralement associée à des exercices physiques et à l’abstinence d’alcool, comme à l’instar du Dr. Paul Carton, fondateur du « Cartonisme ». En effet, c’est au début du XXe siècle que le Dr Carton publie plusieurs ouvrages, prônant notamment un végétarisme « naturiste », associant à la fois étude de l’alimentation (sans viande, « produits transformés », ni alcool), différents exercices physiques et la pratique religieuse permettrait le maintien de la santé. Selon Carton, « l’alimentation physiologiquement correcte » est forcément « naturelle. ». De plus, le végétarisme, tout comme le crudivorisme, végétalisme et la macrobiotique, est souvent associé à un rejet de la médecine allopathique et à une adhésion aux médecines « alternatives », et peut être vu comme une forme de médecine. L’alimentation est modifiée afin d’utiliser et de s’approprier les vertus curatives des aliments. L’alimentation peut aussi être vue comme un moyen de prévention de certaines maladies. Ensuite, le fait d’éliminer les produits carnés et l’alcool de l’alimentation permettrait d’éviter de contracter de nombreuses maladies. En effet, « L’alimentation physiologique possède « des vertus curatives extraordinaires » qui ne se révèlent pleinement que si l’on s’instruit préalablement de la sémiologie spécifique des aliments, c’est-à-dire si l’on sait reconnaître les signes cliniques d’efficacité ou de carence, de tolérance ou d’intolérance individuelle des divers aliments. » (Ouédraogo, 1998, p 2).
L’alimentation naturelle est perçue comme un moyen d’accéder à un équilibre de la santé si elle est associée à un mode de vie particulier qui évite la consommation de produits chimiques comme les pesticides, à travers les aliments. Les pesticides utilisés dans l’agriculture intensive « souillent » ces aliments naturels et sains et qui détruisent la fertilité des sols. Cette notion de « souillure » des aliments, qui équivaut à la notion de pollution de ce qui est naturel, entraîne un sentiment d’insécurité lié au désordre de cette nature. En effet, la couleur et l’aspect de certains fruits ou légumes traités semblent artificiels, en opposition à l’aspect naturel des aliments « bruts », directement ramassés sur l’arbre par exemple. L’insécurité créée la crainte du développement de maladies en lien avec ces traitements. Cette crainte sera équilibrée par le sentiment de sécurité que procure le fait de consommer des aliments « biologiques », non traités et qui sont donc sains. La nature apparaît comme propre, pure, saine, harmonieuse et le fait de la transformer en y introduisant des produits chimiques la dénature. La « souillure » des pesticides vient déranger l’ordre naturel et donc déséquilibrer cette harmonie visée par les végétariens. Cette « souillure », ou « saleté », vu comme telle, résulte de la notion de « pur » ou de « propre » et permet de faire la distinction entre ces deux notions. En effet, « La saleté était une création de l’esprit qui différencie, c’était un sous- produit de la création de l’ordre. » (Douglas, 1992, p 172-173). C’est donc dans une démarche « écologiste » que les végétariens s’encrent, avec comme première manifestation, la consommation d’aliments très souvent « biologiques ».
Les végétariens prônent en quelques sorte la notion de « deep ecology » ou « écologie profonde » en considérant la nature comme un ensemble dont les humains, les végétaux et les animaux font partie et où elle n’est plus seulement vue comme une ressource pour l’Homme mais comme un écosystème dont l’être humain, entre autre, fait partie. En effet, « La deep ecology, cette façon de moraliser et de diviniser le rapport à la nature , aussi bien la nature humaine (qui ne devrait pas se diviser en deux genres, dont l’un, le mâle, l’emporte sur l’autre, la femelle) que la nature animale (qui ne devrait être séparée de l’humaine condition) et la nature du corps (qui ne devrait pas être séparée en bonne et mauvaise natures, santé et maladie, mais être et demeurer en parfait état), semble inconcevable en France. » (Sfez, 1995, p 100). Et pourtant, il semble apparaître une idéologie similaire chez certains végétariens et végétaliens et qui se manifeste avec la création d’un courant « antispéciste ». Ce courant met en avant le fait que le critère de l’espèce n’est pas un critère suffisant pour juger du devenir de cette espèce (animale). Ils veulent, en quelque sorte, effacer la distinction entre espèce humaine et animale. En effet, les antispécistes « expérimentent un mode de vie alternatifs et tentent d’inventer des pratiques non hiérarchiques et non autoritaires, dans une volonté de reconquête de l’existence sous le signe de la liberté et de l’autonomie. Ils veulent inventer un monde sans souffrance et sans domination pour tous, humains et animaux. Le combat que mène le mouvement antispéciste de libération animale revendique un traitement identique pour les hommes et pour les animaux, en vertu de leur capacité commune à vouloir vivre et à pouvoir souffrir. » (Dubreuil, 2009, p117).
En Angleterre, à la fin du XVIIe siècle, une nouvelle idéologie, portée par les chrétiens et diffusée par les catégories sociales supérieures qui vivent en ville, prônant un nouveau statut des animaux qui deviennent « nos frères inférieurs ». Cette idéologie entraîne, plus tard, l’apparition d’une loi qui interdit la maltraitance des animaux. Mais cette loi vise également un autre objectif en lien avec le fait de « civiliser » les catégories sociales populaires. En effet, « La loi de 1835 contre la cruauté envers les animaux déclare son intention de réduire à la fois la souffrance des créatures muettes et la démoralisation du peuple ». On peut ainsi considérer la S.P.C.A. Comme encore un mouvement bourgeois destiné à civiliser les classes inférieures. » (Thomas, 1983, p 243). Il apparaît donc aussi que les idées hygiénistes des catégories moyennes et supérieures au XIXe siècle avait plus pour vocation d’uniformiser les pratiques du quotidien des différentes catégories sociales que de respecter l’environnement. Comme le dit Lucien Sfez, « Un des avatars bien connu depuis les recherches de Michel Foucault est celui de l’hygiénisme du XIXe siècle, où l’on voit bien qu’une écologie de la santé (il fait prêcher l’abstinence et lutter contre les vices du corps et de l’âme chez les pauvres) tient beaucoup plus de la politique, en l’occurrence capitaliste, que de quelconques raisons morales ou de surveillance environnementales). » (Sfez, 1995, p 100). Dans ce cas, l’aspect hygiéniste de l’alimentation végétarienne est une idéologie diffusée à l’ensemble de la société pour des raisons politiques.
Les végétariens peuvent éventuellement se tourner vers le végétalisme après une adaptation au végétarisme. Ce régime alimentaire peut servir de transition entre le régime omnivore et le végétalisme, plus restrictif que le végétarisme. En effet, on ne passe généralement pas d’un régime omnivore à un régime végétalien, la transition entre ces deux régimes alimentaire se fait par l’adoption d’une alimentation végétarienne qui servira d’intermédiaire. En effet, « Le végétalisme est souvent pratiqué avant ou après un régime végétarien, par période, souvent en guise de cure ou de « nettoyage » corporel, une nourriture exclusivement végétale correspondant toujours à l’alimentation idéale dans l’esprit végétarien. Ceux qui l’on essayé et abandonné pour un régime végétarien disent que ce mode alimentaire est difficile à respecter en famille et en société. » (Ossipow, 1997, p 89). Si le végétarisme tend vers une alimentation presque complètement végétale, le végétalisme se veut totalement végétal, naturel. C’est au début du XXe siècle avec Arthur Merrheim, plus communément appelé « Mono », que le végétalisme sera définit comme tel et qu’il se diffusera. Il recommandait l’alimentation la plus naturelle possible à l’exemple des animaux herbivores. Selon lui les aliments « primaires » sont des aliments sains comme les « légumes doués d’une « vie primaire », qui ont poussé naturellement grâce au soleil, à la terre et à l’eau. Tandis que « L’alimentation carnée ou « secondaire » n’est qu’intoxication. » (Ossipow, 1989, p 49). Le végétalisme s’est propagé en Occident grâce H. Ch. Geffroy qui fit publier en 1946 la revue « la Vie claire » dont il était l’auteur. Il fit également ouvrir une coopérative où sont vendus des aliments qu’il considère comme « sains ». En 1952, il constitue, une société anonyme, « l’Aliment sain » afin de confectionner des aliments qu’il pense adaptés à la physiologie humaine, des aliments pour favoriser la pratique du végétarisme. Le végétarisme strict est une forme de végétarisme qui ne permet pas la consommation de chair animale ni de sous-produits animaliers (produits laitiers et œufs). Les sous-produits animaliers sont considérés dans le végétalisme comme des aliments issus de l’exploitation animale ou, comme c’est le cas des œufs fécondés, comme des embryons animaux qui sont tués. L’alimentation crue est aussi très valorisée. Les œufs et les produits laitiers sont aussi perçus comme des aliments gras et lourds à digérer. En effet, « Les végétaliens ne font pas usage de sous-produits animaux et leur alimentation tend par ailleurs à accorder une grande place aux fruits et aux légumes crus. Pour eux, les sous-produits animaux relèvent d’abord soit du meurtre d’une vie en devenir ( les œufs fécondés par exemple), soit du vol associé à l’exploitation des bêtes. Les produits laitiers ainsi que le miel sont donc condamnés. Sur la base d’un argument moins moral et plus scientiste, les sous-produits animaux sont aussi considérés comme trop riches en protéines animales (œufs et produits laitiers ) et en lipides (produits laitiers, en particulier le beurre, la crème et le fromage). Ils sont donc perçu comme lourds. Enfin, ils sont assimilés à une consommation qui éloigne de la nature, une consommation au deuxième degré puisque les végétaux ne sont ingérés qu’indirectement après avoir été mangés par les bêtes. » (Ossipow, 1997, p 88).
Les végétaliens se veulent plus proches de la nature que les végétariens en consommant des aliments uniquement d’origine végétale. Comme nous l’avons vu plus haut, le fait de se rapprocher le plus possible de ce qui est naturel semble être un but à atteindre. Ce sont donc les végétaux qui sont perçus comme nourrissants et importants, ce qui radicalise une idéologie alimentaire qui s’étend jusqu’aux omnivores puisque ceux-ci, on l’a vu, peuvent assimiler la consommation de viande elle-même à l’ingestion de végétaux du fait de la nature herbivore des animaux consommés. Le végétalisme se distingue du végétarisme parce que les œufs et les produits laitiers ne font pas partie des repas. Ces derniers se composent généralement de crudités en entrée suivies d’un plat principal composé de légumineuses pour l’apport en protéines et de légumes cuits, bien que ces derniers ne soient pas toujours présents. Les produits laitiers sont remplacés par des margarines composées d’huiles végétales et par des boissons végétales comme le « lait de soja » entre autre. Ainsi, les œufs et les produits laitiers, comme le poisson, peuvent-ils être vus comme des aliments
« frontières », qui se situent entre régime omnivore et végétarien, mais aussi entre végétarisme et végétalisme.

Les aliments « frontières »

En fonction des représentations associées à la santé et à ce qui est naturel, certains aliments apparaîtront comme des aliments « frontières », qui se situent entre le végétal et l’animal dans les représentations, entre ce qui est consommable et ce qui ne l’est pas et qui sont à la limite des catégories des mangeurs omnivores, végétariens et végétaliens. Nous verrons dans ce chapitre en quoi les œufs, les produits laitiers et le poisson sont des aliments associés à des représentations ambiguës qui suscitent pour cela une distinction entre ces catégories. Une des origines de ces représentations ambiguës viendrait de ce qui est autorisés ou proscrit pendant le carême dans le christianisme romain. En effet, certains aliments du fait de critères que nous allons détailler ont été tout d’abord interdits puis tolérés pendant cette période de jeûne.

Les aliments autorisés dans le carême

Une des origines des représentations des œufs et des produits laitiers en Occident se trouverait dans les représentations chrétiennes de ce qui est autorisé ou proscrit pendant le Carême. En effet, la consommation de ces aliments a été autorisée à partir du XVIIe siècle, tandis que le poisson a été autorisé bien avant, à partir des IXe-Xe siècles. Cette autorisation est révélatrice du statut ambivalent du poisson dont les représentations sont plutôt associées au végétal. La notion de « chair » est différente de celle du poisson, ce dernier n’étant pas vu comme une « viande », il fait pourtant partie des produits carnés. Le poisson, à l’instar des végétaux, n’est pas saigné. C’est peut-être pour cela que le poisson est plus facilement consommé et qu’il est à l’origine d’un autre courant alimentaire, le « pescétarisme ». Le « pescétarisme » est un courant alimentaire nouveau en Occident où la consommation du poisson, ainsi que des œufs et des produits laitiers est autorisé. En outre, le poisson, du fait de son milieu de vie, ne ressemble pas à l’homme du point de vue de ses caractéristiques physiques et il est donc moins sujet à l’anthropomorphisation et à l’empathie. Ces différents éléments font du poisson un « aliment frontière », plus proche du végétal, d’une nature désanimée, que des animaux terrestres dans les représentations chrétiennes. Les représentations sociales sont déterminées par le « bagage culturel » de chacun et par ses « valeurs spécifiques ». La religion fait partie de ce « bagage culturel » et peut participer à la construction de « ses valeurs spécifiques ». Elle joue donc un rôle dans l’élaboration classifications alimentaires. Dans les sociétés occidentales la compréhension des classifications alimentaires passe par l’étude des catégories alimentaires mises en place dans le christianisme romain. Dans ce cas, « La taxinomie alimentaire sur un critère mésologique n’est ici que l’expression commode d’une règle de conduite religieuse qui ne peut rien laisser dans l’indétermination. » (Noélie Vialles, 1998, § 7, non paginé). Dans les premiers temps, pendant les périodes de jeûne, l’interdiction alimentaire s’appliquait aux produits carnés ainsi qu’aux sous-produits animaliers. Il y a donc eu, dans un premier temps, une interdiction totale de consommer des aliments carnés ainsi que des sous-produits animaliers, puis, dans un second temps, il y eut un assouplissement du carême avec tout d’abord, l’introduction du poisson puis des sous-produits animaliers. Ces représentations et les comportements alimentaires qui y sont associés peuvent toujours être en place, comme c’est le cas pour le poisson servi le vendredi. Le poisson est autorisé dans le carême du fait de son rapprochement avec les végétaux. Comme pour les végétaux, la « chair » de poisson est considérée comme «maigre» par opposition à la viande qui, comme nous l’avons vu, est considérée comme un aliment «gras». De plus, la viande est vue comme un aliment « qui procure de l’énergie et, si cette énergie n’est pas dépensée, elle s’accumule dans le sang, donc dans la matière séminale qui en est la quintessence, et elle conduit au plaisir de la luxure. La chasteté et la pudeur […] dépendent donc de l’abstinence de viande. » (Vialles, 1998, § 8, non paginé). La consommation de viande est donc associée au «gras, à l’agréable, à la «réplétion», tandis que le poisson est associé au «maigre», au «méritoire», à la «privation». La « chair » de poisson n’est donc pas la même chair» que celle des «animaux terrestres» du fait de son milieu de vie, de la consistance, de la couleur de sa chair et de ses apports nutritionnels mais aussi du fait de sa non ressemblance, en rapport avec son milieu de vie, avec les hommes. Ainsi, «l’eau» étant «un milieu impropre à la vie humaine, et les vivants qui la peuple sont nécessairement moins familiers aux hommes: matériellement éloignés, perceptiblement très différents, ils se prêtent mal aux projections anthropomorphes et à l’empathie; ils sont à la fois moins proche et moins semblables que les vivants terrestres.» (Vialles, 1998, p 105-116). La saignée, qui rend le sang visible entraîne une identification aux animaux terrestres qui sont abattus puis saignés pour pouvoir être consommés. En effet, la chair de poisson étant « froide et humide comme eux, qui ont peu ou pas de sang, elle « échauffe » moins : elle augmente moins le sang humain qui lui est chaud. Moins agréable et moins dangereuse que celle de la viande sa consommation n’est donc pas soumise aux mêmes restrictions. » (Vialles, 1998, p 109). Le Carême consiste donc à se priver des aliments qui procurent du plaisir, de l’énergie et qui « échauffent » le sang et qui sont donc associés aux plaisirs charnels. Aussi, « si elle n’est pas vigoureusement dépensée en travail, l’énergie s’accumule dans le sang, donc dans la matière séminale qui en est la quintessence, et elle conduit aux plaisirs de la luxure. La chasteté et la pudeur (tempérance appliquée à la vis generativa) dépendent donc de l’abstinence de viande. » (Vialles, 1998, § 8).
Dans d’autres aires culturelles, les œufs sont associés à des représentations très précises, comme c’est le cas en Grèce par exemple. Les œufs pendant la période du Carême en Grèce sont conservés dans le but d’être utilisés à Pâques. Ils sont, dans « le calendrier populaire grec » à la période de Pâques, colorés et seront par la suite apportés à l’église pour y être « béni ». En effet, « Animal et végétal, l’œuf est le support rituel et symbolique, et, l’objet d’une transformation destinée à le rendre imputrescible. Il peut même devenir minéral et se transformer en pierre grâce à cette alchimie pascale (faite du travail technique et de la parole bénédiction : la bonne parole annonçant la résurrection). » (Anest Couffin, 1994, p 178). Ils sont dans ce cas associés à la fécondité. Les œufs à Chypre, toujours pendant la période de Pâques, servent et remplacent même la farine, les œufs « régressent » de l’état d’animal au végétal et représentent ainsi les grains de blé servant à la confection de la farine. Ils sont donc, tout comme le lait, associés à la naissance et à la vie.
Le fait que ces aliments soient autorisés dans le Carême révèle, encore à l’heure actuelle, les représentations « végétales » qui y sont associées. Par exemple, dans certaines sociétés libanaises, la chair de poisson est associée aux végétaux du fait de l’absence de saignée. « Dans le rite maronite -à la différence du rite grec-orthodoxe, par exemple – le poisson n’est pas considéré comme zafra et peut être consommé. On dit du poisson qu’il « n’a pas de sang » ou que « son sang est blanc ». En tant que tel, il n’a pas besoin d’être « saigné », c’est-à-dire soumis à un rite qui rende sa chair consommable. » ( Kanafani-Zahar, 2006, § 25 ). Dans ces sociétés, la consommation de poisson est donc permise pendant le temps du Carême, mais comme il s’agit d’un aliment assez coûteux, il est rarement consommé. Mais au Liban, les produits laitiers et les œufs ne sont pas consommés pendant le Carême. En effet, « Du point de vue des traditions populaires, un adage précise que durant le temps du Carême « le lait de la vache est pour le veau et non pour l’homme ». Les œufs doivent s’accumuler dans les paniers en prévision de Pâques. Il y aurait dans cette abstinence une aspiration à libérer l’animal de l’emprise humaine et à parfaire le désir d’entrer en harmonie avec la nature. Le jeûne correspond ainsi à un temps de repos pour les animaux où l’homme est le plus proche de la nature. » ( Kanafani-Zahar, 2006, § 12 ). C’est comme si le temps du Carême, les hommes devaient se rapprocher de la nature en y prêtant une attention particulière, sans déranger l’ordre naturel. Les ressources alimentaires qui proviennent des animaux terrestres ne sont pas consommées pour laisser place à une nouvelle manière de percevoir la nature et de s’en rapprocher. Comme nous l’avons vu dans le végétalisme, le fait de ne pas consommer les sous-produits animaliers révèle une volonté de se rapprocher du naturel.
En revanche en Chine, la viande mais aussi les produits laitiers et les œufs, ainsi que les plantes « alliacées », sont toujours proscrits et le clergé doit s’abstenir de consommer ces produits dans un but de « pureté rituelle. » (Goossaert, 2007, p 90). Le végétarisme en Chine peut être pratiqué de manière permanente ou occasionnelle. S’il est pratiqué de manière occasionnelle mais régulière, il suit un calendrier liturgique ou des dates d’anniversaire et exclu la consommation de certains mets dont les produits carnés. Le premier sens du végétarisme en Chine est qu’il est relatif à la notion de « purification rituelle ». Cette dernière passe par le jeûne avec l’abstinence de certains aliments et l’abstinence sexuelle. En effet, « les termes chinois d’usage courant qui désignent les pratiques végétariennes sont chizhai, « observer le zhai » et chisu, « manger su ». Le premier terme renvoie à l’un des concepts les plus polysémiques de la religion chinoise, souvent traduit par « jeûne », lié à la purification rituelle et impliquant l’abstinence de divers mets, y compris mais pas uniquement la viande, ainsi que l’abstinence sexuelle. » (Goossaert, 2007, p 66). Le second sens du végétarisme en Chine est relatif au fait de manger « su » c’est-à-dire manger autre que carné. En effet, « Le second terme renvoie plus spécifiquement à la nourriture, mais comme nous allons le voir, su, par opposition à hun, « nourriture carnée », exclus souvent d’autres produits que ceux d’origine animale (nous verrons plus bas comment le lait et les œufs, mais aussi les plantes alliacées et l’alcool sont inclus ou non, suivant les individus, dans la pratique contemporaine). » (Goossaert, 2007, p. 66). L’abstention de consommation d’œufs et de produits laitiers est donc associé au religieux en Chine et n’est pas pratiquée par les végétariens laïcs qui pensent que cette interdiction ne les concerne pas car ils pratiquent plutôt un végétarisme engagé envers les animaux que motivé par des préceptes religieux. La consommation ou non de ces aliments « frontières » révèle l’adhésion ou la non-adhésion à la pratique religieuse. En effet, consommer des œufs et des produits laitiers dans le végétarisme chinois est plutôt associé à une démarche engagée envers les animaux, entre autre, tandis que le fait de s’abstenir d’en consommer est associé à une volonté du « purification rituelle ».
Si l’abstinence de viande est facilement respectée dans le végétarisme, qu’il soit occidental ou oriental, ce n’est pas le cas pour les œufs, les produits laitiers et le poisson dont la consommation peut être adaptée en fonction de l’engagement moral envers les animaux ou de l’engagement religieux. En effet, pour les végétaliens occidentaux, ces aliments sont associés à l’exploitation animale comme nous l’avons vu plus haut tandis que dans le végétarisme, aussi bien en Chine qu’en Occident, ces aliments peuvent être consommés sans que l’on éprouve un sentiment de culpabilité car leur consommation ne remet pas en question le rejet de l’exploitation animale hormis dans le végétalisme. Ces aliments sont donc des aliments qui sont admis ou non dans le régime alimentaire en fonction de représentation associées à, tout d’abord ce qui est permis ou non dans les religions afin d’accéder à une « pureté », mais aussi, comme c’est le cas en Occident, en fonction de s’ils sont associés ou non aux animaux.
Les œufs et les produits laitiers peuvent servir à faire la transition entre végétarisme te végétalisme, ce sont donc des aliments de transition, intermédiaires entre deux régimes, qui sont admis dans le végétarisme puis progressivement éliminer lors du passage au végétalisme. C’est également le cas du poisson qui est souvent le dernier aliment d’origine carné toléré avant le passage au régime végétarien. Le poisson sert donc d’aliment de transition entre le régime omnivore et le végétarisme. Pour les végétariens occidentaux, les œufs ne sont pas considérés de façon négative, ils ne sont pas liés à l’exploitation animale ni à la mort. Mais ils peuvent contenir les substances médicamenteuses que l’animal a pu ingérer, ils peuvent donc être perçus comme mauvais pour la santé, au même titre que les végétaux dénaturés par les pesticides qui sont cultivés en agriculture intensive. Mais cette attitude végétalienne rejetant les sous-produits animaux tout comme les produits issus des animaux comme le cuir ou la laine, pose la question de la place des animaux de rente en Occident, utilisés comme des ressources, qui ne sont plus exploités à ces fins. Les végétaliens remettent-ils en question la domestication et les animaux de rente devraient-ils, selon eux, revenir à la vie sauvage ? Nous verrons plus bas que la domestication n’est pas un processus irrémédiable pour certaines espèces et que le retour à la vie sauvage est possible.

Entre animal et végétal

Les œufs et les produits laitiers sont des sous-produits animaliers qui sont autorisés dans l’alimentation végétarienne car ils ne nécessitent pas l’abattage de l’animal pour les obtenir. Ils ont donc le statut d’aliments inclus dans le régime végétarien mais sont tout de même considérés différemment des végétaux du fait qu’ils ne sont pas autant valorisés. Ils sont admis dans les repas et « ils complètent les menus ou s’insèrent dans un plat cuisiné. » (Ossipow, 1989, p 45). Dans ce sous-chapitre, nous allons détailler les raisons pour lesquelles le poisson, les œufs et les produits laitiers sont associés à des représentations qui font de ces aliments, des aliments de la marge ou intermédiaires entre différents régimes alimentaires en Occident. Nous verrons que le lait est admis du fait qu’il évoque la naissance et donc la vie par analogie avec le lait maternel humain. En revanche le sang rappelle « l’acte meurtrier ». Un des critères déterminant de ce qui est considéré comme animal ou végétal est que le sang soit visible. Le fait que le sang soit versé entraîne l’identification au sang humain et donc l’anthropomorphisation des animaux. Les animaux ou les sous-produits animaliers qui sont vus comme de nature plus végétale qu’animale seront consommés dans l’alimentation végétarienne tandis que ceux considérés comme plus proches des animaux ne le seront pas. Ces aliments peuvent évoquer la vie pour les végétariens et la morts pour les végétaliens. Même s’ils sont consommés dans le végétarisme, ils ne sont pas les aliments les plus valorisés. C’est ce qui fait des œufs et des produits laitiers des aliments « frontières », situés entre le végétal et l’animal du point de vue des représentations. Dans le cas où ils sont autorisés et consommés ils se rapprochent du végétal et dans le cas où ils sont proscrits ils se rapprochent des aliments carnés. Le poisson peut également être considéré comme un aliment « frontière » du fait de l’ambivalence des représentations qui lui sont associées.
Comme nous l’avons vu, le fait de saigner un animal rend le sang visible et c’est ce sang qui va déterminer la catégorie des aliments non consommables pour les végétariens. En effet, « la saignée des animaux terrestres affirme concrètement la réalité de leur sang, c’est-à-dire de sa similitude avec la nôtre, de leur ressemblance avec nous, et donc de l’aptitude de leur chair à reconstituer la nôtre. » (Vialles, 1998, § 21, non paginé). La dichotomie entre « viande » et « poisson » se fait donc principalement grâce à leur ressemblance ou non avec les hommes. La visualisation du sang lorsqu’il est versé au moment de l’abattage des herbivores, permet de faire une comparaison entre l’homme et l’animal. C’est donc pour cela que le poisson est assimilé aux végétaux car, comme pour ces derniers, il n’y a pas d’effusion de sang lorsqu’on les coupe. « En effet, si la saignée est une condition pratique impérative pour obtenir de la viande, et si donc le carné s’identifie au saigné, l’absence de saignée, et a fortiori de sang, est la marque distinctive du non carné : les végétaux bien sûr, mais aussi les œufs et laitages (d’origine animale mais obtenue sans effusion de sang), et enfin les poissons et autres vivants aquatiques. » (Vialles, 1998, § 13, non paginé). Le problème se pose avec les poissons qui « saignent », comme le thon. Ce poisson, une fois péché, devait être suspendu un moment pour que le sang s’égoutte. Ce procédé permet un « blanchiment » du poisson, en fait, « il s’agit d’aligner le réel sur l’idéal, d’imposer à cette chair indocile sa « vraie » nature de poisson, de la conformer au mieux au standard de sa catégorie. » (Vialles, 1998, § 19, non paginé). Ainsi, la chair du thon exsangue se rapproche plus de la chair des autres poissons. Les critères de la saignée et du milieu de vie de l’animal consommé conditionnent les représentations des aliments. C’est ainsi que le poisson, moins sujet à l’identification, sera un aliment à part dans les classifications des animaux consommables et c’est peut être pour cette raison qu’il est fréquemment demandé aux végétariens s’ils consomment ou non du poisson. De plus, au restaurent, il peut arriver qu’un plat nommé « végétarien » soit un plat servi avec du poisson. Nous allons voir en quoi le sang et le lait s’opposent dans les représentations, ce qui permet d’obtenir des classifications d’aliments intermédiaires.
Ce qui caractérise le poisson et qui permet de le classer plus du coté des végétaux que les produits animaux est l’absence de sang lors de sa mise à mort. Ainsi, « Un poisson n’est pas un animal : voilà toute l’explication, en termes simplissimes. S’il se trouve présenter une apparence de sang, cela reste un sang de poisson, trop différent de celui des vivants terrestres pour justifier une saignée. L’absence de saignée affirme l’irréalité de ce sang, et renvoie son porteur et sa chair à leur catégorie véritable de « poisson ». » (Vialles, 1998, p 113). Le fait que la mise à mort d’un animal soit obligatoire pour obtenir de la viande est un facteur déterminant du rejet de cet aliment pour les végétariens. La viande sera donc considérée comme un aliment « mort » tout d’abord du fait qu’elle nécessite pour être produite, l’abattage de l’animal mais aussi car le sang visible rappelle le sang humain lorsqu’il est versé. Les produits carnés qui suscitent le plus le dégoût des végétariens sont donc les morceaux de viande « rouge » où la présence de sang est visible. « Ingérer un aliment carné revient à introduire la mort en soi, à affaiblir son propre corps, à devoir se représenter sa propre mort. » (Ossipow, 1994, p 129). Mais ce sang qui est versé en grande quantité dans les abattoirs est bien du sang animal, qui est perçu comme différent du sang humain par les abatteurs. Ils font une distinction entre le sang humain et animal et ce procédé devient un « mécanisme de défense ». (Vialles, 1987, p 84). En effet, le sang évoque la violence et la mort s’il est versé massivement. Dans les abattoirs, les sangs ne sont pas les mêmes, et si, le sang animal est visible, le sang humain ne doit pas l’être pour distinguer les animaux des hommes et car le seuil de tolérance des hommes à la vue du sang est plus bas que pour les autres personnes.
L’opposition du lait et du sang dans les représentations permet d’établir une classification des aliments issus du lait des animaux comme les produits laitiers (fromages, crèmes etc.) et de ceux qui nécessitent une saignée, ce qui a pour but de les rendre consommables. Cette classification s’établira donc, comme nous l’avons vu, en fonction des aliments qui semblent contenir du sang, ceux qui ne semblent pas en contenir et ceux qui contiennent du lait. Le lait, dans les représentations est associé à la vie, car il évoque la vie du fait d’une ressemblance avec le lait maternel humain. Le fait de traire une vache, par exemple, apparaîtra donc comme un acte « naturel », comme si ce lait destiné aux veaux pouvait être naturellement partagé avec les humains. De ce fait le lait apparaît comme un aliment inoffensif caractéristique du développement de la vie. Pour les végétariens, nous avons vu que la consommation de viande est avant tout la consommation au « second degré » des végétaux ingérés par les animaux herbivores et qui se retrouveront dans la chair de ces mêmes animaux. De même, ce processus est valable pour les sous-produits animaliers, dont la consommation est également vue comme l’ingestion de végétaux au « second degré », c’est-à-dire à travers les œufs et les produits laitiers consommés. Ces aliments ne sont donc pas valorisés dans l’alimentation végétarienne où il est important, comme nous l’avons vu, de consommer des végétaux au « premier degré », par consommation directe. Les classifications des aliments d’origine animale sont donc déterminées par le fait que le sang soit versé ou non. Et, ce qui caractérise principalement la viande c’est qu’elle nécessite la mise à mort d’un animal mais aussi que le sang soit versé. Le sang visible dans la viande rappelle inévitablement le sang humain ce qui provoque le dégoût des végétariens qui assimile de ce fait la chair animale et la chair humaine. L’identification aux animaux terrestres, du fait de leur ressemblance physique avec l’homme (au niveau des organes), est plus facile que l’identification aux végétaux et que le fait que le sang soit versé lors de l’abattage d’un animal contribue à renforcer cette identification. C’est cette identification qui entraîne l’anthropomorphisation des animaux et peut également générer de l’empathie à leur égard. Ce qui n’est pas le cas des végétaux, qui ne possèdent pas de sang et qui ont une forme différente de celle des être humains. En résumé, c’est parce que les animaux nous ressemblent physiquement que nous pouvons leur prêter des caractéristiques humaines, qu’ils fonctionnent comme nous. Mais certaines religions exotiques ont pu contribuer aux représentations syncrétiques occidentales concernant les animaux. Nous avons vu que les sous produits animaliers, comme le poisson sont sujets aux représentations ambivalentes du fait d’influences diverses et de la notion de sang, tantôt animaux, tantôt végétaux selon celui qui les observe. Nous avons vu plus haut que les végétariens ne voient pas de continuité entre vie animale et végétale et nous verrons qu’en revanche, ils conçoivent une continuité entre vie animale et humaine.

Des influences « exotiques »

Certaines influences, comme le bouddhisme ou le taoïsme, participent à l’installation de ces représentations. Dans ces philosophies, les animaux ne sont pas consommés du fait de leur sensibilité et du fait que ce sont des « êtres animés » qui suscitent la compassion, au même titre que les humains. En effet, ils sont vus comme faisant partie d’un « tout » régi par des lois d’interdépendance. Ainsi, les animaux sont des êtres sensibles sujets à la souffrance, semblables aux humains. Certains végétariens partagent cette vision du monde où les « séries psychiques » peuvent renaître dans le corps d’un animal ou d’un être humain. Les animaux y sont vus comme « nos semblables », des êtres vivants qui suscitent la compassion. En effet, les religions exotiques ont également une influence auprès des végétariens tant sur l’aspect de la non-violence envers les animaux que sur les raisons potentielles de cette non-violence comme le fait de les qualifier « d’êtres sensibles ». Par exemple, dans le bouddhisme, les êtres humains n’ont pas un statut supérieur aux animaux, ce qui entraîne l’impossibilité de les exploiter et de les consommer. En effet, « tous les êtres animés, quelle que soit leur condition, souffrent de n’être pas libres et de devoir subir ce que leur impose leur conditionnement. Hormis leur forme extérieure et leurs qualités respectives, les êtres ne représentent ainsi aucune différence ontologique. » (Cornu, 2013, p 143). Les influences religieuses et philosophiques orientales sont bien réelles dans les représentations des végétariens en Occident, même s’il apparaît que ces influences sont réinterprétées et adaptées au mode de vie occidental. Il est possible d’entendre que le corps des animaux est un support à la réincarnation. La notion de réincarnation suppose l’existence d’une « âme » qui se réincarnerait vie
après vie. Pourtant, les végétariens occidentaux ne revendiquent pas une affiliation à une communauté religieuse mais ils se disent plutôt inspirés par diverses philosophies orientales. En effet, « Dédaignant l’attribution de toute étiquette, ils préfèrent parler d’ « orientation spirituelle », individuelles, ou de « recherches intérieures », puisant dans les traditions tant chrétiennes qu’orientales. Ils font part d’un intérêt marqué pour diverses formes d’ésotérisme et de réincarnation. » (Ossipow, 1989, p 71).
Dans le végétarisme occidental, les animaux ne sont pas consommables du fait d’une « intériorité » qu’ils peuvent avoir en commun avec les humains. Ce critère peut rejoindre l’idée que les animaux sont sensibles et que, de ce fait, ils deviennent sujets à la compassion et donc à l’anthropomorphisation. La notion d’altérité s’étend alors aux animaux auxquels on attribue un statut
nouveau dans les représentations sociales. Ce nouveau statut « ontologique » peut être qualifié « d’hybride » car il semble être constitué d’éléments issus de différents courants de pensée ou vision du monde. La tendance ontologique « naturaliste » semble être recomposée et adaptée en fonction de différents critères comme le « bagage culture » ou l’industrialisation mais aussi grâce à certaines influences, notamment d’autres religions. Dans le cas du végétarisme, l’adoption de ce régime permet d’affirmer l’identité individuelle en s’opposant, comme nous l’avons vu, au mode de pensée et au système de pratique dominant et l’adhésion à ce régime dépend aussi des représentations sociales de chacun. Ainsi, les produits carnés auront un sens différent pour les végétariens et les omnivores définit par leurs représentations sociales de ces produits et des animaux. En effet, la représentation sociale vue comme « une activité cognitive qui permet aux individus d’interpréter la réalité sociale et de la reconstruire en fonction de leur bagage culturel et des valeurs liées à leur appartenance spécifique. C’est en même temps un processus qui oriente des pratiques et des comportements. » (Ossipow, 1997, p 13). Les végétariens vont reconstruire leur réalité à partir des différents concepts comme l’écologie ou le principe de réincarnation, entre autre. Ils vont s’approprier certains traits religieux ou philosophiques, certaines notions, et en rejeter d’autres, en fonction de ce que leur paraît cohérent et respectueux, ce qui dépend de leur propre système de valeurs. La religion peut donc faire partie de ce « bagage culturel » mais aussi les influences religieuses ou philosophiques non-occidentales qui vont contribuer à la création d’une nouvelle philosophie de vie caractéristique des végétariens occidentaux.
Nous avons vu que la vision du sang détermine ce qui est représenté comme plus proche du végétal ou de l’animal et donc ce qui est exclu de l’alimentation végétarienne. Au contraire, le lait représente ce la vie et est donc autorisé dans ce régime alimentaire. Mais s’il est symbole de la naissance et de la vie parmi les végétariens ce n’est pas le cas parmi les végétaliens qui voient en ces aliments l’exploitation animale et même la mort des embryons de poussins en ce qui concerne les œufs fécondés. Les aliments seront donc répertoriés en fonction de ce qu’ils représentent au sein des différentes communautés de végétariens ou de végétaliens. C’est ainsi que le poisson sera perçu comme plus proche des végétaux que des animaux, à l’exception des poissons qui saignent. Le poisson sera donc le plus comestible des aliments carné du fait de la couleur de sa chair blanche exsangue. Nous avons également vu que les influences philosophiques ou religieuses occidentales et non-occidentales ont contribué au développement de certaines représentations, notamment à propos de la viande et du statut des animaux. Nous allons maintenant voir quelles sont les conséquences sur les représentions alimentaires, végétariennes ou non, de ces représentations des animaux en Occident.

Une idéalisation du végétal qui s’étend aux produits carnés

Les représentations des végétariens, qu’elles soient issues d’une influence bouddhiste ou le fruit d’une construction occidentale, entraînent une réduction de la frontière entre animaux de compagnie et animaux de rente qui seront vus, eux aussi, comme des êtres anthropomorphes. Ces derniers ne sont plus tout à fait des animaux élevés pour être consommés ou exploités, ils se situent à la limite de l’humanité et, de ce fait, des caractéristiques mentales leurs sont attribuées. Ce qui entraîne un glissement du statut d’animal de rente au statut d’animal de loisir, à l’instar du cheval, qui n’est quasiment plus élevé dans le but d’être consommé ni exploité, mais seulement exploités à des fins de loisir. Dans ce chapitre, nous allons détailler, outre l’industrialisation de l’Occident, les processus mis en place qui contribuent à l’anthropomorphisation des animaux ainsi que les conséquences sur la société de cette projection sur les animaux des caractéristiques humaines.

Une transformation des animaux de rente en animaux de loisirs

Les changements de rapport à la nature et aux animaux ont entraînés chez les occidentaux un changement de considération de soi et des autres. A l’origine, la domestication des plantes et des animaux à partir du néolithique imposent des changements dans les relations sociales. Comme l’écrivait H.G. Haudricourt, « Cette révolution néolithique a surtout été envisagée d’un point de vue quantitatif : l’augmentation des ressources alimentaires rendait possible un accroissement démographique qui à son tour permettait une meilleure division du travail, un progrès des techniques et une différenciation sociale, l’apparition des classes par exemple. C’est sur cet aspect de cette révolution que je voudrais appeler l’attention; sur les changements dans les rapports entre l’homme et la nature et sur les conséquences quant aux relations interhumaines» (Haudricourt, 1962, p 40). Ce processus s’est intensifié à l’époque moderne les animaux étant devenus des « animaux de la discorde » au centre de conflits, d’opposition de points de vue et d’intérêts. En effet, « S’entremêlent et se confrontent à l’échelle mondiale et locale, des arguments à la fois scientifiques, éthiques, sentimentaux, économiques, sanitaires, identitaires et politiques. » au sujet des animaux. (Manceron et Roué, 2009, p 5). Les divergences de point de vue au sujet du statut des animaux entraînent la création de groupes militants défendant les intérêts de ces animaux toujours d’un point de vue anthropocentrique. Aussi, « Les conflits sont aujourd’hui « ubiquistes », comme les animaux eux-mêmes et comme les collectifs sociaux qui parlent en leur nom. Les lieux, les problèmes identifiés, les hommes et les animaux concernés forment des agencements conflictuels singuliers qui recouvrent à chaque fois des enjeux sociaux et environnementaux spécifiques. En même temps, ils témoignent tous, à leur manière, d’une nouvelle forme d’intégration des animaux dans la sphère du social rarement égalée pour leur existence. En confrontant les points de vue sur la place que les animaux occupent ou que les hommes leur ménagent, sur les relations vécues ou rêvées tissées entre eux et nous, sur leurs statuts multiples et contradictoires, sur leurs droits, nos devoirs et nos usages, les hommes élaborent des récits à propos d’eux-mêmes. » (Manceron et Roué, 2009, p 5). C’est en effet en abordant la question de la place des animaux dans les sociétés occidentales que l’homme peut aussi définir la sienne au sein de l’écosystème. C’est ainsi que des mouvements écologistes qui prônent une vision biocentrique plutôt qu’anthropocentrique évoquent des questions qui n’avaient pas lieu d’être auparavant en Occident, où l’Église mettait en avant la supériorité de l’homme sur la nature.
Comme nous l’avons vu plus haut, l’écologie profonde revoit la position de l’homme dans la nature, plus exactement dans la « Biosphère » et le place ainsi comme dépendant de cet équilibre naturel. Comme le dit Luc Ferry, le terme « Biosphère » « ne désigne pas, comme on pourrait le croire à première vue, la simple totalité des êtres vivants. Il définit plutôt l’ensemble des éléments qui, au sein de l’écosphère, contribuent au maintien et à épanouissement de la vie en général. » (Ferry, 1992, p 131). De ce fait, l’environnement devrait être revalorisé car c’est de lui que la survie de l’homme dépend. Ce concept renverse les normes établis par le système capitaliste où l’homme est dispose à sa guise des animaux et de l’environnement, où tout est perçu comme une potentielle ressource économique. L’écologie profonde « permet de faire la différence entre un amour de la vie encore « homocentrique », réservé aux êtres humains », vision encore majoritairement partagée en Occident, « et un amour « holistique », portant sur le tout « biogénique » dont dépend directement ou indirectement notre existence. » (Ferry, 1992, p 131). Cet « amour « holistique » » apparaît alors comme un but à atteindre entraînant ainsi une restructuration profonde des manières de produire et de consommer, mais aussi des comportements et des considérations envers l’environnement. Cette tendance à l’écologie profonde se note dans l’apparition de comportements mettant en avant les méfaits de certains produits pour l’environnement et la volonté, en apparence, de les supprimer du marché, comme c’est la cas des sacs en plastiques par exemple. Cette tendance se note également dans l’inquiétude liés aux méfaits du productivisme sur l’environnement. Aujourd’hui, on s’inquiète des méfaits du productivisme pour la planète car ses conséquences dramatiques la santé et la bien être des hommes, mais indirectement cette fois, en passant par la prise en compte du dégèlement climatique lié à la pollution. Le modèle hyper-productiviste à donc des conséquences négatives sur le mode de vie de certains hommes, mais aujourd’hui, on voit qu’il a ou qu’il aura également des conséquences négatives sur tous les hommes (dérèglement climatique, pollution avancée de certaines villes etc.). Le statut des animaux remit en question révèle ainsi que c’est même une vision du monde qui est remise en question. Les frontières symboliques se réduisent, comme nous allons le voir aussi avec les animaux de rente.

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Table des matières

Introduction
I – Une alimentation « naturelle » dans des sociétés hyper-productivistes 
1) L’alimentation végétale des catégories sociales moyennes et supérieures
2) Les origines puritaines du végétarisme
3) Les classifications alimentaires végétariennes
4) Les aliments inclus et exclus
5) Pour se rapprocher de la nature dans des sociétés industrialisées
II – Les aliments « frontières »
1) Les aliments autorisés dans le carême
2) Entre animal et végétal
3) Des influences « exotiques »
III – Une idéalisation du végétal qui s’étend aux produits carnés 
1) Une transformation des animaux de rente en animaux de loisirs
2) La viande « végétalisée »
Conclusion

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