L’alimentation et l’informalité urbaine

L’alimentation et les processus d’urbanisation 

« La modernité est une aventure, une avancée vers des espaces sociaux et culturels pour une large part inconnus, une progression dans des temps de rupture, de tensions et de mutations. » (Georges Balandier, Le détour. Pouvoir et modernité, 1985) .

Comment évoluent les rapports entre les mangeurs et les aliments dans le contexte de l’urbanisation accélérée ? Comment penser le changement alimentaire d’une ville en pleine croissance dans le contexte de la globalisation et localisée dans un bassin culturel nonoccidental ? La compréhension des changements sociaux a été le projet de la sociologie depuis ses origines et les trajectoires de la modernité (Martuccelli, 1999) ont bâti l’édifice conceptuel de la discipline. Toutefois la globalisation et les trajectoires différenciées des changements dans les pays du Sud Global, au-delà du relativisme culturel, ont poussé à des changements paradigmatiques et ont remis en cause les modèles hégémoniques (Comaroff et Comaroff, 2012). L’urbanisation des mégavilles contemporaines comme Jakarta, Rio de Janeiro, Mumbai, entre autres, se caractérise par la centralisation, la fragmentation et l’accélération (Amin, 2013b). Georges Balandier, définis les mutations comme des changements cumulés, insistant sur le caractère de passage d’une structure sociale à une autre,

« affectant plusieurs instances de la société globale et apparemment irréversible ; elle [la mutation] réfère aux transformations profondes et devenues manifestes des structures sociales et des agencements culturels ; ainsi qu’aux crises qui en résultent» (Balandier, 2004 [1971]).

L’alimentation mute aussi et bouleverse en retour l’organisation spatiale et les comportements des mangeurs. L’objectif de ce chapitre est de donner les fondements théoriques pour une compréhension des dynamiques du changement de l’alimentation dans le contexte de ces villeslà. Afin de poser les fondements pour un exercice de mise en perspective avec les théories dominantes sur le changement alimentaire, nous présenterons dans un premier temps un tableau de pensée des changements de l’alimentation contemporaine au travers de quatre tensions paradoxales identifiées. Ensuite, nous présenterons trois grilles de lecture contemporaines des liens entre l’alimentation et l’urbanisation au travers des approches systémiques, écologiques et socio-spatiales. Finalement, dans une démarche de compréhension de l’individualité historique particulière de la modernité de l’alimentation des populations urbaines pauvres de Jakarta, nous terminerons ce chapitre par une articulation des principaux paradigmes qui fondent les explications des modes du changement social.

Tensions contemporaines de l’alimentation urbaine

L’exercice de construction de types-idéaux fait partie de la démarche sociologique depuis ces débuts comme un moyen de connaissance dépourvu de tout sens normatif ou axiologique. Aux fondements de la sociologie compréhensive de Max Weber, il s’agit de tableaux de pensée composés par la conception des rapports entre la théorie et les phénomènes sociaux auxquels, dans la démarche empirique, le réel se confronte (Schnapper, 2012). L’exercice consiste à ordonner des phénomènes, selon les points de vue choisis pour former un tableau qui grossit les traits d’une réalité qui ne peut pas être retrouvée empiriquement, mais qui permet sa discussion théorique.

« Ils [les idéaux types] présentent une série d’événements construits par la pensée qu’on retrouve très rarement avec leur pureté idéale dans la réalité empirique et souvent pas du tout, mais qui d’un autre côté, parce que leurs éléments sont pris à l’expérience et seulement accentués par la pensée jusqu’au rationnel, servent aussi bien de moyens heuristiques à l’analyse que de moyens constructifs à l’exposé de la diversité empirique » (Weber, 1992 [1917], p. 393).

La pensée sur les changements alimentaires a fait l’objet de plusieurs exercices d’articulation dans la sociologie de l’alimentation. Jean-Pierre Poulain dans Sociologies de l’Alimentation présente « Les permanences et mutations de l’alimentation contemporaine » (Poulain, 2002b) ; Alex McIntosh, dans le chapitre « Food and Social Change » de son ouvrage Sociologies of Food and Nutrition (McIntosh, 1996) introduit les débats contemporains qui lient l’alimentation et le changement social, et Alan Warde développe quatre thèses sur les changements dans les comportements alimentaires (Warde, 1997). La figure du mangeur constitue le pivot de plusieurs de ces exercices de conceptualisation. Dans l’Homnivore, Claude Fischler explique le changement au travers des figures du « mangeur éternel» et du « mangeur moderne » (Fischler, 2001) ; Paul Ariès consacre son livre La Fin des Mangeurs aux « métamorphoses de la table à l’âge de la modernisation alimentaire » (Ariès, 1997), et François Asher consacre un ouvrage à la caractérisation du Mangeur Hypermoderne et des forces transformatrices de son comportement (Ascher, 2005). Ces apports théoriques ne sont pas nécessairement convergents dans leur approche de la modernité alimentaire. Nous proposons un tableau de pensée, dans les termes de Dominique Schnapper, apte à déceler les grandes lignes de tels changements. Quatre mouvements de la modernité ont été identifiés et nous les présenterons suivant leurs échelles d’action du global à l’individu : premièrement, les évolutions de l’alimentation entre particularismes et massification à l’échelle globale ; deuxièmement, les conséquences de l’industrialisation et ses paradoxes ; troisièmement, les mouvements d’économisation de l’alimentation entre les mondes domestique et marchand et finalement, les effets sur le mangeur.

Entre particularismes et massification, l’échelle globale des changements

La constitution d’un répertoire culinaire se fait par l’interaction entre les cultures et les biotopes, mais aussi par les échanges culturels qui permettent que des cultures intègrent dans leurs répertoires des pratiques, ingrédients, savoir-faire et voire même aussi les plats centraux et emblématiques des autres (Hubert, 1995). La question des convergences des modèles alimentaires globaux avec le modèle occidental a largement été étudiée. Certains auteurs postulent que les éléments empiriques ne suffisent pas à caractériser par eux-mêmes les degrés de convergence ou de divergence, car ceux-ci dépendent du poids que l’on donne aux types de particularités et donc du paradigme avec lequel on les regarde (Schmidt, 2009). Ainsi, plusieurs voies s’offrent à cette intégration des cultures culinaires.

Les mouvements de localisation et délocalisation de l’alimentation se manifestent par l’augmentation de la diversité de produits accessibles et donc par leur présence dans des latitudes autrefois improbables (Poulain, 2002b). Ces évolutions sont dues notamment aux progrès techniques appliqués à la conservation et au conditionnement et sont aussi en lien avec les avancements dans les transports, le tout impulsé par les politiques internationales de libéralisation des marchés et l’interdépendance économique. Les échanges mondialisés régulent la qualité des aliments et leurs formats, ce qui participe à l’homogénéisation des produits parfois au détriment du goût et autres facettes originelles. Lors de ces déplacements, les aliments bougent dans tous leurs états, des semences aux produits entièrement transformés changeant radicalement les dimensions des filières du manger et des acteurs impliqués. De même, ces déplacements brouillent les repères temporels comme les saisons. L’alimentation s’inscrit ainsi au cœur de problématiques globales, par exemple celle d’un distancement entre le mangeur et l’aliment mesuré en food miles, élaborée notamment par la littérature anglo-saxonne dans la lignée des travaux de Tim Lang sur l’écologie de la santé publique au prisme des disponibilités alimentaires (Lang, 1999; Lang et Caraher, 1998).

Dans ces flux transnationaux, certains éléments (produits, plats ou recettes) s’implantent plus que d’autres dans des bassins culturels très variés. C’est le cas notamment des enseignes et recettes du fast food américain comme le hamburger ou la pizza. Ces dernières, ayant déjà subi un premier processus d’adoption (la pizza venait de l’Italie et le hamburger de l’Allemagne) par la restauration de masse, ont été diffusées depuis les Etats-Unis. Ce type de restauration se caractérise par un mode d’organisation tayloriste où prime le travail à la chaine et l’économie d’échelle (Ritzer, 2013). Par exemple, le modèle des restaurants McDonalds permet une implantation très facile et rapide car toute la chaîne de production est conçue d’avance et est d’emblée adaptée au menu vendu. De plus, la diffusion de l’american way of life appuyée par le marketing et la globalisation des séries télévisées et des films, assurent en amont la clientèle. Toutefois, ces implantations n’ont pas lieu de façon uniforme mais subissent des déclinaisons en correspondance avec le modèle sur place. A l’occasion, le logo de McDonalds en France est jaune et vert (et non rouge) et les recettes à base de fromage affiné et autres sont dans le menu. A Jakarta, les restaurants des chaînes de poulet frit comme KFC s’implantent dans la ville en plusieurs formats : restaurants, food courts, stations de portage à domicile ou encore des locaux plus petits installés dans les gares de la ville pour rendre de plus en plus accessibles leurs produits pour tous les citadins (c’est le cas, par exemple, de la gare de Manggarai, entourée de kampungs). En plus de la massification de la restauration, des produits industrialisés trouvent aussi leurs assises dans tous les pays s’ouvrant au marché international. C’est le cas de CocaCola, un produit originellement industrialisé qui a été intégré dans les diètes un peu partout dans le monde grâce à des adaptations des taux de sucre ou de gaz carbonique selon les goûts locaux. Par ailleurs, un éventail de produits transnationaux a pu se tracer un chemin vers les supermarchés : yaourts, snacks, pâtes, biscuits, etc. et s’inscrire dans les répertoires quotidiens mondiaux.

Les mouvements de massification ont lieu aussi au niveau des représentations et savoir-faire qui circulent entre les pays inscrivant des alimentations allochtones dans les imaginaires autochtones par des processus de réappropriation et de métissage (Corbeau et Poulain, 2002). Ces recompositions sont toujours en mutation et touchent les différents bassins socioculturels de façon différenciée selon des facteurs socioéconomiques et sont particulièrement manifestes au sein de groupes ayant connu des flux migratoires importants et notamment dans ceux où plusieurs cultures ont cohabité. Bien au-delà d’un brassage généralisé et homogénéisant, dans ces espaces sociaux des mouvements de mise en-commun se conjuguent avec des résistances et des oppositions, comme l’a démontré Laurence Tibère pour l’espace social alimentaire de La Réunion (Tibère, 2009). Des assemblages culinaires de références diverses participent à la construction des identités et se présentent comme une entrée privilégiée pour la compréhension culturelle et son évolution. Les baromètres alimentaires de représentativité nationale permettent de voir comment les processus de modernisation influencent les cuisines autochtones, comme a été démontré en Malaisie (Poulain et al., 2015). En l’occurrence, Susie Protschky démontre comment l’identité des colons hollandais en Indonésie s’est construite et s’est maintenue à travers un rejet public des plats et pratiques autochtones, notamment la consommation d’aliments dans la rue, mais qui étaient néanmoins présentes et valorisées dans la sphère privée (Protschky, 2008).

Des particularismes émergent aussi et prennent parfois plus de force suivant l’avancée des mouvements de massification. Des démarches de patrimonialisation sont visibles qui revendiquent les traditions gastronomiques locales. Par exemple dans plusieurs pays d’Amérique du Sud, des organisations de chefs de restaurants ont initié des démarches de mise en relation directe avec les producteurs afin de protéger le patrimoine naturel. Plusieurs partent dans les recoins des Andes ou de l’Amazonie à la recherche de recettes, de produits et de savoirfaire qu’ils vont par la suite présenter stylisés dans leurs restaurants citadins suivant le modèle européen des restaurants gastronomiques. A Jakarta, des chefs nationaux, aujourd’hui de renommée internationale, « revisitent » les recettes traditionnelles de régions lointaines pour les présenter dans les grands restaurants gastronomiques. Les mouvements de patrimonialisation se manifestent aussi par le développement de labels de qualité et d’origine comme les AOP ou AOC qui sauvegardent des savoirs faire traditionnels et des produits d’origine à travers la régulation des protocoles de production (Ascher, 2005; Bessière, 2001; Poulain, 2002). Ces labels communiquent directement avec le mangeur en le rassurant sur la provenance et les conditions de production (Codron et al., 2006; Sirieix, 1999).

Le rapport de stage ou le pfe est un document d’analyse, de synthèse et d’évaluation de votre apprentissage, c’est pour cela rapport-gratuit.com propose le téléchargement des modèles complet de projet de fin d’étude, rapport de stage, mémoire, pfe, thèse, pour connaître la méthodologie à avoir et savoir comment construire les parties d’un projet de fin d’étude.

Table des matières

Introduction générale
Première partie L’alimentation et l’informalité urbaine. Le cas des kampung à Jakarta
Chapitre un : L’alimentation et les processus d’urbanisation
Chapitre deux : Contextualisation du mode de vie et de l’alimentation dans les kampung jakartanais
Deuxième partie De l’objet sociologique à la pratique de terrain
Chapitre trois : Les socialisations de l’alimentation de rue. Axes d’analyse et problématisation sociologique
Chapitre quatre : La mise en œuvre du terrain : acteurs, accès et outils méthodologiques
Troisième partie L’alimentation du mangeur de rue : itinéraires individuels, morphologies culinaires et modes de vie
Chapitre cinq : Les temps de l’alimentation quotidienne
Chapitre six : La production sociale des espaces culinaires
Chapitre sept : L’actualisation des sociabilités alimentaires au prisme de la mixité sociale dans les kampungs
Conclusion générale
Bibliographie

Lire le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *