La rupture avec l’autre et les failles d’une ouverture

Le « surcroît de l’être sur les figures », l’autre rendu à son étrangeté : une seconde rupture

Au centre du phénomène d’aliénation relevé par les écrits des trois poètes, ainsi que du langage qui lui correspond, s’exprime alors un refus inévitable de « l’autre, de l’inconnu, de l’indéchiffrable », qui ne trouvent guère leur place dans l’ensemble des « garde-fous » faisant loi.
En effet, cet « inintelligible », que les hommes rejettent par crainte de son obscurité – nous paraphrasons ici Jaccottet – est, précisément, le siège de l’altérité en tant qu’être, chose ou phénomène qui échappe aux significations et ne donne à éprouver que la gratuité indicible et renversante de son existence. Lorsque les mots et concepts familiers se confrontent à une forme d’altérité, ils refusent l’opacité qui fonde son existence, son étrangeté, pour la placer sous l’égide du dicible et du signifiant, « avec la sûreté d’un somnambule ». Le dehors, les êtres et les réalités insaisissables ainsi rejetés, leurs visages « s’effacent », se dissolvent, et l’homme cesse de participer à un monde qui repose sur l’inconnu même, pour s’emprisonner, « étouffer » dans la familiarité de l’aveuglement, et de l’indifférence. C’est ainsi que s’effectue, dans les œuvres des poètes ici étudiés, la conscience d’une première rupture avec l’autre, rupture d’une modernité au sein de laquelle sévit une profonde désinscription de l’être dans son rapport à ce qui lui échappe, lui fait face – dans son rapport au monde et à tout ce qui est autre que soi. En opposition avec ce phénomène et avec ce langage qui se clôt sur lui-même, la poésie demande alors « de retrouver ce surcroît des êtres sur les figures », écrit avec profonde justesse Yves Bonnefoy dans son essai intitulé « Hofmannsthal et la poésie ». Surcroît des êtres sur les figures, du dehors sur le soi, du monde sur le langage : la poésie risque l’ouverture à l’autre dans toute l’obscurité de sa présence, les mots s’exposent à leur dehors, dans la recherche d’un rapport rendu plus juste par son incomplétude.

La dangereuse ambivalence de l’ouverture à l’autre : deux motifs

Nous avons, jusqu’à présent, principalement cité et commenté des écrits en prose et poèmes que l’on pourrait souvent qualifier de programmatique108, puisque traçant explicitement la posture même du poète, ainsi que sa conception du poème. Ceux-ci évoquent en effet principalement une prise de lucidité face aux illusions de la signification, du conceptuel et du saisissable, murs fermés au dehors ; et font état de la possibilité d’une nouvelle ouverture, exposition à l’autre resurgissant dans toute son épaisseur, son surcroît et son étrangeté, ainsi que de ce qui, en lui, menace la parole tout en la tirant vers le réel, monde «advenu». Si les éléments que nous avons ainsi relevés sur un seul et même plan, rapprochant récits et correspondances fictives (Carnets de Malte Laurids Brigge,
Lettre de Lord Chandos, Lettres du Voyageur à son retour), discours (Remerciement pour le prix Rambert) tout autant que poèmes, semblent alors plutôt relever de l’instauration – ou de la dissolution – d’une poétique, et de ses efforts ou incapacités quant à cet autre qu’elle recherche, ce dernier apparaît aussi en tant que tel, dans des poèmes qui, eux, se risquent à dire son apparition. Deux motifs, que nous proposons ici de commenter, en sont notamment le foyer récurrent : celui de la nuit, espace propice à l’ouverture – intime ou obscure – à l’étrangeté, et des oiseaux, incarnations même de l’altérité dans toute l’ambivalence de sa présence. Ils sont la démonstration même de l’exercice de cette poétique hésitante rendue visible au sein même des recueils, poèmes dont les mots exposés portent à la fois l’espoir de la réalisation d’une brèche dans le « simulacre »,
participation plus juste au monde dès lors qu’elle inclut le dehors de l’autre, et l’effroyable refus de ce dehors qui renvoie à soi celui qui tente de sortir du clos, insaisissable présence dont l’évanescence éteint les dernières braises de la parole.

« Prendre appui sur l’abîme » : Leçons et la réversibilité du « contre »

La montagne, lieu privilégié de l’exposition chez Rainer Maria Rilke, est aussi celui de la rupture-ouverture chez Philippe Jaccottet – lieu de frontière, seuil, opposition. Il s’avère que le recueil Leçons a failli former son titre autour d’elle, comme l’indique José-Flore Tappy dans sa notice pour l’édition de la Pléiade : Des premières notes, intitulées « Le Livre des morts », jusqu’au manuscrit définitif, Jaccottet hésite longuement sur le titre du livre : « Contre la frontière », « Contre la montagne », « Leçon au pied de la montagne », « Leçon sous la montagne »…
Montagne et frontière sont bel et bien assimilées, et la notion d’obstacle-limite est véhiculée par cet « au pied » ainsi que ce « sous », évoquant, pour le premier, un mur s’érigeant bien au-delà de soi, et pour le second, le poids des pierres qui accablent – « c’est sur nous maintenant / comme une montagne en surplomb ». Si Philippe Jaccottet s’est détourné d’un titre incluant le mot «montagne», ne désirant pas fixer sur celle-ci « une allégorie de la mort », nous retiendrons cependant un autre terme qu’il a failli retenir et qui semble, à bien des égards, pouvoir structurer son recueil : «contre». Cette préposition, aussi anodine soit-elle, parait être le nœud du rapport à l’ultime étrangeté que porte la mort, dans Leçons, et incarner ce qui à la fois, menace et permet la parole dans la confrontation.

La mesure d’une distance : « toile tremblante » de la rupture

Dans une prose intitulée « Oiseaux invisibles », Jaccottet s’attarde sur un sentiment de plénitude offert par l’apparition et le cri d’oiseaux, au-dessus des plaines, donnant à sentir la distance qui le sépare de cette «effervescence sonore» : Chaque fois que je me retrouve au-dessus de ces longues étendues couvertes de buissons et d’air […] je perçois, à ce moment de l’année, invisibles, plus hauts, suspendus, ces buissons de cris d’oiseaux, ces points plus ou moins éloignés d’effervescence sonore. […] Je sais que je voudrais, à ce propos, faire entendre quelque chose (ce qu’il incombe à la poésie de faire entendre, même aujourd’hui), et que cela ne va pas sans mal. C’est une chose invisible […] c’est une chose suspendue […] ; c’est une chose, surtout, qui rend sensible une distance, qui jalonne l’étendue ; et il apparaît que cette distance, loin d’être cruelle, exalte et comble.
La manifestation de l’altérité, portée ici par les oiseaux dont les cris résonnent dans le vaste dehors, se veut une « mesure » au sens peut-être le plus évident du terme : estimation, acte d’appréhension d’une distance, donnée attribuant à l’espace une longueur, d’un point à un autre. Cette distance, si elle révèle une séparation comme nous avons pu l’évoquer dans les précédents mouvements de ce propos, est cependant ici source d’exaltation, et « comble ». Ce verbe est significatif, dans la mesure où le vide nous exilant de la présence de l’autre semble, avec cette mesure initiée par le cri des oiseaux, soudainement pouvoir prendre une teneur nouvelle, s’emplir d’une forme de tension pour permettre un rapport : «l’intervalle n’est pas plus ce qui sépare que ce qui joint ; il est possibilité d’une jointure et d’une alliance aussi bien que le risque d’une séparation et d’un désaveu», écrit Jean-Luc Steinmetz à propos de la poétique de Jaccottet.

La mesure-modération : retenue, imminence, approche, « presque »

Survivance, ombre, disparition, poussière, fumée, faible flamme, vapeur… Tels sont les mots qui parsèment le recueil Airs (1961-1964), ouvert par une citation de Joseph Joubert : « Notre vie est du vent tissé ». La «toile» faillible, mesure de la distance, réapparaît ici, ainsi qu’un silencieux souffle de ce qui tremble encore pourtant vers la vie : ces éléments sont ce qui tient ensemble les divers poèmes du recueil. En 1966, dans un article de la Gazette de Lausanne, Philippe Jaccottet dit des écrits de Joubert qu’ils sont « à mi-chemin entre le plus léger et le plus lourd », là où « les espaces entre les pensées sont à la fois séparation et liaison, créant pour finir une vaste étendue poreuse, transparente, éminemment respirable ». Si ce commentaire du poète, certes consacré à des maximes, reprend tout de même ici la notion d’un espace donnant à la fois la mesure d’un lien et d’une séparation, ainsi que l’intuition d’une étendue invisible, ce qui nous intéressera davantage désormais est ce « mi-chemin » qu’évoque Jaccottet, qui peut s’appliquer à la posture adoptée par le poète dans des recueils tels que Airs : incomplétude, retenue, imminence, «presque», modération. Certains poèmes de cet ensemble instaurent en effet, explicitement, une attitude mesurée envers le dehors : Où nul ne peut demeurer ni entrer voilà vers quoi j’ai couru la nuit venue comme un pillard Puis j’ai repris le roseau qui mesure l’outil du patient .
Ce poème paraît de nouveau entrer en écho avec cette toile déchirée « à force d’être seul et de chercher des traces » que nous évoquions précédemment : l’intrusion, l’abus, l’avidité ressentie malgré soi envers un dehors inhabitable, foyer d’une altérité qui ne peut être possédée, au sein duquel se projette le souhait d’une unité résolue pour toujours, sont sensiblement les mêmes.

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Table des matières

Introduction
I) La rupture avec l’autre et les failles d’une ouverture
1) Un monde moderne « où rien n’existe mais où tout seulement signifie » : l’exclusion de
l’altérité, de son obscurité
2) Le « surcroît de l’être sur les figures », l’autre rendu à son étrangeté : une seconde rupture
a) Ce qui fait face ou se dérobe
b) Le fugitif et le périssable : le poème face à l’altération
3) La dangereuse ambivalence de l’ouverture à l’autre : deux motifs
a) Nuit
b) Oiseaux
II) Une poétique du laisser-partir
1) De l’exil de l’autre à l’errance vers l’autre : « perception ignorante » et exposition
2) « Prendre appui sur l’abîme » : Leçons et la réversibilité du « contre »
3) La nécessité de l’Abschied
a) L’ « adieu », une poétique de la disparition
b) Les Sonnets à Orphée et l’ « ordre des métamorphoses »
III) La « mesure » : une réponse au « que reste-t-il ? » de l’autre dans le poème
1) La mesure d’une distance : la « toile tremblante » de la rupture
2) La mesure-modération : retenue, imminence, « presque » et approche
3) La mesure musicale : un battement sourd, une rumeur
Conclusion
Bibliographie

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