La révision heideggerienne de l’intentionnalite husserlienne : l’« ek-stase » temporelle

L’être-auprès du monde, ou la mondanéité

L’être-auprès désigne le dasein en tant qu’il est préoccupé auprès de ce qui est là. Par exemple, lorsque je joue à un jeu vidéo, mon comportement est tel que je me préoccupe de ce qui se passe là, dans le jeu ; cela veut dire que je réunis et anticipe toujours les différents paramètres devant être pris en compte pour y jouer aussi longtemps que je joue. Ce fait de réunir et d’anticiper, c’est ce qu’Emmanuel Martineau traduit comme « préoccupation circonspecte » de l’être-auprès-dumonde. Il signifie un mode de l’être où « l’usage de l’outil se soumet à la multiplicité de renvois du ‘‘pour…’’. La vue propre à cet ajointement est la circon-spection » . Sans trop nous y attarder, retenons que ce comportement à en vue, c’est-à-dire vise, une totalité de « renvois » soumis à notre préoccupation. Ces renvois sont eux-mêmes définis comme d’autres outils auxquels l’outil présent renvoie en tant qu’on « l’utilise lui aussi pour… ». Dans le cas illustratif qu’est ici le jeu vidéo, j’utilise la manette de jeu pour jouer au jeu ; la manette de jeu, pour jouer au jeu, renvoie elle-même à tous ses boutons, qui eux-mêmes renvoient à différentes actions possibles dans le jeu, et ainsi de suite.
Notons alors que, pour le dasein, la distance physique entre la manette, le jeu affiché à l’écran, et la console qui lit le jeu, n’est pas visée, et bien au contraire, cette distance et ces éléments strictement physiques du monde où je suis sont occultés, eux-mêmes mis à distance . Ainsi, lorsque le dasein utilise ce qui est là « en-vue-de », cette vue est déterminée non pas par quelque vision des yeux, ni, encore moins, par quelque connaissance préalable de distances ou de propriétés physiques, objectives et mesurables. Cette vue est déterminée par ce qu’on a appelé la préoccupation circonspecte, qui d’une part unifie les renvois entre différents outils, et d’autre part les oriente vers ce dont le Dasein se préoccupe, en fonction de l’action à accomplir.
Elle explicite une façon de comprendre le monde pour agir.
En bref, donc, être-auprès du monde, cela désigne le comportement (et dès lors aussi le type d’intentionnalité) que j’ai lorsque je mène à bien une action. Je peux être allongé sur un lit sans être auprès de ce lit – parce que l’action que j’accomplis, c’est de lire – et je peux être auprès de la sorcière qui parle dans ce livre – que je le lis – tout en étant allongé sur un lit auprès duquel, intentionnellement, je ne suis pas. Soulever ces nuances nous importe, puisqu’elles vont nous permettre de comprendre comment le dasein peut, par exemple, changer le monde par son projet sans que cela ne soit encore manifeste dans l’espace « objectif » de ce monde.
Mais un problème apparaît : si le monde de l’être-auprès ne trouve pas son fondement dans l’espace physique, dans quoi est-il fondé ? Heidegger nous répond : dans la compréhension.

La compréhension comme rapport entre affection et projets

A présent, il va s’agir pour nous d’adresser le contenu du Chapitre V d’Être et Temps où est introduit pour la première fois le concept de projet.
En même temps que nous allons retracer le cheminement par lequel cette introduction a lieu, nous devrons simultanément accorder une place importante aux concepts phénoménologiques d’affection et d’explicitation, qui vont éclairer à nouveau la compréhension. Mettre au clair l’articulation de ces trois concepts va d’une part nous permettre de tisser un lien avec nos schémas de l’intentionnalité Husserlienne, et d’autre part permettre de caractériser précisément le projet qui vient de Soi, tel que nous pourrons ensuite le distinguer du projet qui vient du « On » ; cela s’avèrera être un point crucial pour expliquer pourquoi un projet ne peut être réduit à une anticipation ou à une imagination. Mais d’abord, reprenons nos acquis, et mettons-les en application dans un exemple capable d’illustrer leur pertinence.
Être-là, c’est être-au-monde, et être-au-monde, c’est toujours déjà comprendre une totalité d’usages possibles aux alentours. Le dasein comprend ses alentours pour y agir, et cette compréhension dessine le monde dans lequel il se trouve. Aussi cette dernière expression, « se trouver quelque part », est elle-même rendue possible parce que l’être-là se comprend comme  faisant partie d’un monde d’usages possibles. « Se trouver là » veut dire : « se situer dans un champ d’usages possibles pour… ». Par exemple, lorsque je « me trouve au milieu de la route », je suis en fait déjà en train de me situer dans la possibilité offerte par cette route (remarquablement, de me faire renverser par une voiture), et de rapporter cette possibilité à ce pour quoi je m’ouvre sur mes possibilités. Que ce soit pour retrouver mes amis, pour traverser la route, ou tout simplement pour que soit possible tout ce que je projette comme possible pour moi à l’avenir, la possibilité de me faire renverser par une voiture m’apparaît alors comme contraire à quelqu’une de ces projections. Je vais donc me déplacer de là où je me trouve afin de m’orienter à nouveau dans un sens qui rende possible les projections susmentionnées. Notons alors que ce comportement subséquent (me dégager de la route) a été annoncé par ma compréhension du monde, en tant que celle-ci impliquait en elle un rapport entre des projections de possibilités lancées par le monde, et des projections de possibilités lancées pour moi. En « me trouvant » au milieu de la route, je m’apprête en fait déjà à « sortir du passage » puisque « se faire renverser » est contraire à ces possibilités pour lesquelles je me suis ouvert sur le là où je me trouve. Je me suis trouvé comme jeté vers cette possibilité de me faire renverser, et c’est ce qu’a voulu dire pour moi « se trouver sur la route ». La totalité de cette signification est déterminée d’une part par une projection de possibilité à réaliser qui était déjà là avant que je ne m’y trouve (celle de rejoindre mes amis), et d’autre part par une projection de possibilités annoncées par le là où je me suis trouvé (comme celle d’être disposé à me faire renverser).
Ce dernier exemple, nous a donc permis de mettre en scène l’apparition des quatre éléments constitutifs du « Là » selon Heidegger : l’affection, le projet, la compréhension et l’explicitation.
Prenons le temps de montrer la place qu’ils y ont occupé.

L’explicitation

Mais ce dernier moment de l’exemple, où je comprends ce que je dois faire pour réaligner mon « être-jeté intoné » avec des possibilités projetées, a jusqu’ici échappé à notre présentation de l’analytique d’Heidegger. Chez lui, ce moment apparaît sous le terme d’explicitation. Voici comment il est introduit : En tant que comprendre, le Dasein projette son être vers des possibilités. Cet être compréhensif pour des possibilités est lui-même, par le rejaillissement de celle-ci en tant qu’ouvertes vers le Dasein, un pouvoir-être. Le projeter du comprendre à la possibilité propre de se configurer. Cette configuration du comprendre, nous la nommons l’explicitation. En elle, le comprendre s’approprie compréhensivement ce qu’il comprend. Dans l’explicitation, le comprendre ne devient pas quelque chose d’autre, mais lui-même.
Mettons au clair ce passage. Heidegger y explique qu’en mettant en rapport l’affection de l’être-là avec ses projets, la compréhension devient une nouvelle possibilité : celle de configurer ce rapport entre possibilités, pour réaliser la possibilité projetée. C’est ce pouvoir de configurer l’affection qui est nommé « explicitation ». « L’explicitation n’est pas la prise de connaissance du compris, mais l’élaboration des possibilités projetées dans le comprendre ».
Prenons à nouveau notre exemple : une fois que j’ai compris qu’en vue de retrouver mes amis, je dois sortir de cette route où je peux me faire renverser, je peux expliciter ce « je dois sortir de cette route ». Cela veut dire que je peux configurer les possibilités offertes par les étants auprès desquels je suis, pour sortir de la route, pour échapper à cet être-jeté qui ne m’oriente pas vers mes projets. Ainsi, l’explicitation du compris modifie ma préoccupation en sa circonspection, et me permet d’altérer et de réélaborer ma mondanéité – ou encore, elle me permet de « mettre à jour » mon usage des alentours. C’est ainsi qu’Heidegger peut écrire :
À la question circon-specte : qu’est cet à-portée-de-la-main déterminé ? la réponse explicitante correspondante est : il est pour… L’indication du pour… n’est pas simplement la nomination de quelque chose, mais le nommé est compris comme ce comme quoi ce qui est en question doit être pris.
Cette reconfiguration de la « totalité de tournure » qui l’oriente dans le sens de mes projets à partir de mon affection va complétement modifier « de quoi il en retourne » dans mon monde, comment ce dernier se pratique. Nous pouvons alors revenir à l’analyse de l’être-là comme préoccupation circonspecte : l’explicitation s’y manifeste dans la circonspection comme préacquisition (comment ça peut être pratiqué), pré-vision (ce qu’il faut atteindre) et anticipation (la pratique que je conçois comme permettant d’atteindre ce qui est visé). Tout ceci se présente de façon synthétique au cours de l’action. Mais cette circonspection explicitée n’a pu apparaître que parce que ma compréhension a vu (compris) la distance entre mon « être-intoné par le là » et mes projets. C’est bien ensuite cette vision qui a explicité l’étant qui se présente à moi comme étant là pour servir à me mettre sur la voie d’une possibilité déjà visée.
Et, en nous rapportant une dernière fois à notre histoire, dès que j’ai compris ce que je dois faire, la totalité de tournure des usages qui m’environnent change : ma préacquisition de comment utiliser des trottoirs estmobilisée par la prévision de sortir du milieu de la route, ce qui me fait anticiper l’action de montersur le trottoir.

Les deux temporalités

Il y a deux temporalités qui sont distinguées dans l’ontologie d’Heidegger, deux manières d’être au temps. L’une, quotidienne et énonçable est dite « inauthentique », là où l’autre, existentielle et seulement possible, est dite « authentique ».
Ce qui caractérise la première temporalité, c’est que l’avenir, le présent et le passé s’y posent comme substances homogènes, continues, sans ruptures. C’est le temps qui passe. Si le présent, le passé et l’avenir y sont mis sur le même plan, comme somme de « maintenant », c’est parce que le projet qui explicite le présent par des énoncés a déjà fixé l’avenir et s’ancre déjà dans le passé. Alors, le passé se rattache sans souci à ce présent-ci, et l’avenir y est déjà contenu tout entier ; le temps est vécu par l’être comme substance continue et homogène.
Au contraire, dans la temporalité « authentique », passé, présent et avenir sont radicalement distingués ; ces dimensions se révèlent comme trois modes distincts de l’être-là, trois « ek-stases » irréductibles. La reconnaissance de ces ekstases empêche de concevoir le temps comme une pure continuité universelle homogène. C’est le temps qui s’obtient et qui se perd. Si le passé, le présent et l’avenir y sont en tension, c’est parce que le présent n’est que le vécu de la tension entre ce que l’être a déjà été et ce qu’il peut avoir le souci de devenir. Alors, le présent s’oppose à la fois au passé et à l’avenir comme effort de garder le rapport entre son être-été et ses projets.
Cette tension n’est pas sans « danger ». En effet, le dasein peut à tout moment rechuter dans l’ek-stase du passé, c’est-à-dire dans la répétition d’une possibilité qu’il a déjà été en voie de devenir, et qu’il peut à tout moment projeter à nouveau (affection) ; ou bien tomber entièrement dans l’ek-stase de l’avenir, qui est la pure résolution de réaliser une possibilité de son être à partir du « là », résolution qui tend à abolir les autres possibilités qu’il peut devenir, qu’il peut jeter audevant de lui-même. Alors, l’être-là fait un effort pour se tenir dans le présent, entendu comme tension entre les possibilités que l’être a déjà jeté au-devant de lui mais ne jette plus, et celles qu’il se donne à présent à réaliser avant de mourir.
Nous pouvons encore préciser la différence entre ces deux temporalités en introduisant le vocabulaire spécifique qu’Heidegger leur prête. Dans son ontologie, la temporalité inauthentique est dite combiner l’oubli, la présentification et l’attente, là où la temporalité authentique est dite combiner la répétition et le devancement, qui forment par leur tension l’instant.
Le passé inauthentique est « oubli », en tant qu’il s’agit toujours déjà d’un oubli des possibilités qui avaient été projetées comme avenir, mais ne le sont plus. Le passé du dasein est privé de ses « projets de l’époque », pour utiliser une formule simple ; c’est cet effacement des projets passés qui est désigné par Heidegger comme oubli. Le présent inauthentique, pour sa part, est un acte qui fixe une durée homogène entre le passé et l’avenir, qui pose un passé sans projets abandonnés, et un avenir sans projets nouveaux. Cet acte, le phénoménologue l’appelle la « présentification ». Le présent y figure comme étalon de tout le passé et de tout l’avenir. Enfin, l’avenir inauthentique, fixé par cet étalon qu’est le présent homogène, continu, ne peut naître d’un souci propre, et naît plutôt de l’acceptation absolue des projets jusqu’ici « présentifiés ». Alors l’avenir ne peut qu’être attendu, comme devant nécessairement advenir par une force indépendante de Soi-même. On éprouve que dans cette temporalité, tout est déjà joué d’avance. C’est le « s’attendre à… ». Aussi peut-on dire que le dasein y éprouve seulement une curiosité à l’égard de l’avenir, et non un souci de le devancer par Soi-même.
Etudions maintenant le vocabulaire associé à la temporalité authentique. Comme nous le disions précédemment, cette temporalité est vécue comme tension entre des « être-été » et des projets. L’« être-été » est une répétition des possibilités propres ; le dasein est ce qu’il a déjà été en voie de faire advenir. Et cette possibilité lui paraît, à tout moment, comme pouvant à nouveau être le principe de son devancement – aussi doit-il assumer en chaque instant ses projets avortés ou abandonnés. Ce plan de l’être-été est en tension directe avec celui des résolutions. Ce dernier regroupe l’ensemble des projets de l’être en cours de réalisation, ceux qu’il n’a pas abandonné ni avorté, et qu’il jette toujours déjà au-devant de son là. Cet avenir authentique consiste ainsi à « devancer » le « là » pour y faire advenir les possibilités propres à soi-même ; ses projets. Cette combinaison de l’être-été et des projets, résolus et devançants, font alors naître « l’instant », comme tension immédiate entre l’être-possible que le dasein a déjà été, et celui qu’il est en cet instant résolu à devenir. Cette tension peut être figurée comme un arc présentement tendu entre la naissance et la mort de l’être-là, qui dit le choix de cet être-là compris en son être-au-monde

Résumé du concept de projet acquis

Nous avons enfin terminé notre travail consistant à récupérer le concept de projet chez Heidegger, et à montrer comment ce dernier dépasse l’aporie du projet comme imagination et/ou anticipation. Nous pouvons maintenant résumer nos acquis : en tout projet, il y a un « là » à dépasser, une angoisse à éprouver, et un être à totaliser comme ensemble de possibilités réalisables avant de ne plus l’être. De là, concevoir le projet comme une présentification insouciante et équivoque de certaines possibilités énoncées, c’est passer à côté de l’épreuve du souci impliqué en chaque appel à réaliser un projet. Nous opterons plutôt pour une conception du projet qui saisit ce terme comme une instantanéité soucieuse et résolue à réaliser certaines possibilités jaillissant d’angoisses totalisantes de l’être qui a été. Ainsi, nous distinguerons le jaillissement d’images transcendantes qui caractérise l’imagination du jaillissement de possibilités pouvant effectivement légiférer l’avenir qui caractérise l’angoisse. De même, nous retiendrons que l’anticipation est la contrepartie insouciante du projet, et que le souvenir est une façon détachée de se présenter ses possibilités passées qui contraste avec la façon de se les présenter comme encore envisageables qu’est « l’être-été » soucieux.
Tout ceci nous permet alors de simplifier par deux schémas une opposition globale ayant la stricte ambition de montrer comment le parcours seulement affectif constitue bien, par opposition à celui qui est seulement soucieux, deux modes strictement inverses entre lesquels l’être peut osciller.
Comment réaliser ces schémas ? Ils sont en fait déjà préfigurés dans les deux derniers que nous avons dessinés plus haut. Nous avons alors gardé le même code couleur pour que des renvois puissent facilement être faits : une flèche circulaire violette dessinera ici le parcours de l’angoisse (la « structure du souci ») et une flèche circulaire bleu claire dessinera le parcours de l’affection (l’ « être-intoné par le là »).

Sartre ou Clouscard ? Le projet de l’existant qui apparaît ex nihilo pour soi s’oppose au projet mobilisant le code acquis dans la cité pour la cité

La première tâche qui s’impose à nous sera ici de restituer la façon dont « l’affection curieuse » et le « devancement angoissée » ont tous les deux étés intégrés aux raisonnements respectifs de ces deux auteurs. Puis, nous devrons montrer en quoi, malgré cette identité de principes, il y a une profonde opposition entre leurs manières d’intégrer ces deux cheminements, et de comprendre leur articulation. La contradiction entre leurs conceptions sera présentée comme irréductible. Alors, nous essaierons de montrer en quoi cette irréductibilité ne se pose pas seulement sur un plan théorique, mais pratique. En effet, au-delà d’une différence simplement paradigmatique, entre deux théories concurrentes mais également valable, nous voulons montrer que ces deux manières de comprendre ce qu’est un projet traduisent bien modes distincts de vivre, d’éprouver et de pratiquer ses projets. Ainsi, ces deux types de projets ne proposent pas les mêmes façons d’entrer en relation les uns avec les autres, ni les mêmes façons d’engager des relations de transformation et d’usage de la matière. Nous pouvons résumer l’enjeu de cette différence en la reconduisant sur trois axes : celui du type de totalisation de l’être (intuitive ou linguistique), celui du statut accordé à la subjectivité (sujet néantisant l’en-soi pour-soi ou sujet codifiant l’en-soi pour une pratique commune), et enfin celui des conséquences dans le relationnel et dans la pratique matérielle(conflit et tragédie ou reconnaissance et apprentissage).

Le regard dit les relations concrètes, alors que l’être-avec reste abstrait

Cependant, malgré cette connivence avec Heidegger, Sartre rejette deux aspects fondamentaux de son ontologie : d’abord, le caractère abstrait de la relation aux autres dans cette dernière. La distinction entre « l’être-avec » et « l’être-à… comme tel » ne satisfait pas Sartre,qui proposera le regard comme réalité concrète de la relation visée/visant, par laquelle peut être pensée les relations concrètes avec autrui.
Le projet d’autrui, comme le mien, est un jeu de visant/visée, et c’est ainsi dans le regard qu’il trouve son instance phénoménologique concrète.
Regarder autrui, c’est le comprendre dans mes projets ; le regard d’autrui me projette dans sa compréhension du monde.
Dès lors, une dialectique du projet regardant et du projet regardé peut être pensée, élaborée, tirée en ses dernières conséquences. Le projet Heideggérien (comme affirmation de ses possibilités propre à l’encontre de toute échéance dans le On-même) est alors restitué comme regard regardant se défiant d’être regardé – comme défi envers le regard des autres (de l’indifférence au sadisme).
Et l’échéance dans le « On-même » sera elle-même distinguée en deux regards : celui qui regarde pour être regardé (de l’amour au masochisme ) et celui qui se regarde comme regardé avec d’autres (« l’être-avec » comme tel et le « Nous »).

La liberté remplace la mort dans la détermination du projet

Mais c’est le deuxième aspect que Sartre rejette de l’ontologie d’Être et Temps qui nous intéressera le plus : l’idée que le néant de l’être soit fondé dans l’être-pour-la-mort. En effet, si Sartre reconnaît bien qu’il y a une angoisse dans la totalisation qui pousse l’être à se projeter, il refuse de postuler que cette totalisation soit toujours motivée par la certitude de sa propre mort comme telle.
Contre cette idée, il proposera plutôt que la totalisation repose sur la notion de manque d’être par l’être, elle est alors la prise de conscience que l’être que je suis n’est pas ce qu’il a été, et donc qu’il peut être autre qu’il n’est. Et ceci est pensé comme la conscience absolue de sa propre liberté. L’angoisse est alors interprétée comme angoisse de devoir choisir librement parmi ses possibilités.
Quelles conséquences ce déplacement a-t-il sur son concept de projet ? Cela implique que ce dernier n’est plus un devancement de la mort, mais une tentative de se « récupérer » parmi toutes ses possibilités. En effet, la prise de conscience de la liberté a ici lieu lorsque, pour moi, je totalise tout ce que j’ai déjà été, afin de savoir ce que je peux être à partir de ce que je ne suis plus.
Sartre postule donc la totalisation non pas comme évènement de l’angoisse, mais comme acte libre de réduire parmi ses possibilités propres, et de fonder son existence par un projet.
Ce projet a alors chez lui la structure « [d’]être pour soi ce que je ne suis pas en-soi, et [d’]être en soi ce que je ne suis pas pour-soi ». Un projet, c’est donc ici une possibilité puisée depuis l’être que j’ai été, que je jette au-devant de ce que je suis pour la réaliser à nouveau, mais ailleurs, différemment.
Défini, ainsi, la notion de projet ne fait qu’une avec celles de manque et de valeur. En effet, ce dont je manque n’existe que sous la forme d’une valeur visée par mon projet, comme ce que mon être, en soi, doit réaliser, pour soi, pour être ce qu’il n’est pas (en ce moment même). Aussi la valeur, lorsqu’elle se réalise, cesse d’être simplement pour soi, et devient en soi ; et ce mouvement lui-même fait que le projet disparaît, puisque la valeur, comme ce que porte l’êtrepour soi au-devant de son en-soi, ne sert plus à rien.
La satisfaction de ce qui manquait à l’être est alors l’angoisse de ne plus poursuivre de valeur.

Le déplacement du problème de l’inauthenticité vers celui de l’esprit de sérieux

Si nous avons donc pu tisser un lien entre le projet Sartrien et Heideggérien, il nous reste à comprendre ce que fait le premier de la problématique du deuxième, qu’est la dichotomie entre authenticité et inauthenticité. En fait, nous venons de montrer que le parcours qu’Heidegger discerne comme celui de l’affection (qui permettra l’échéance dans les projets des autres) correspond au procès de totalisation dont parle Sartre, et qui permet de trouver de nouveaux manques et de nouvelles valeurs pouvant constituer le nouveau projet du pour-soi.
C’est donc parce que l’être à présentifié, qu’il s’est souvenu, qu’il a anticipé et imaginé qu’il peut, ultimement, en venir à agglomérer et faire la somme de toutes ces présentifications, sur le mode angoissé du devoir-choisir, et qui fait naître pour lui un projet. C’est en cet instant que lui apparaît ce qui lui manque en-soi et ce qui a de la valeur pour-soi ; dans cette somme. Ainsi, chez Sartre, ces deux moments de l’être, qui nous avaient été présentés par Heidegger sur le mode d’une dichotomie entre « devancement » et « échéance », se révèlent finalement comme unité d’un seul et même mouvement. Ce sont chez lui les deux facettes de la même action humaine. D’un côté, l’être humain s’éclate pour totaliser son monde comme somme de possibilités de l’être, et de l’autre côté, il se concentre sur ce qui a été totalisé comme offrant pour lui des possibilités dont la valorisation fait apparaître le manque. Alors, l’acte de se laisser affecter par le monde pour le comprendre, pour l’intégrer, et se laisser annoncer ce qui va arriver en se faisant « l’être-en-soi », est opposé à l’acte complémentaire de porter sur soi le souci de réaliser une possibilité, de décréter son avenir par un projet.
Ainsi Sartre opère-t-il un déplacement où ce n’est pas seulement « la structure du souci » qui doit être assimilée au pour-soi Sartrien, mais aussi, paradoxalement, l’« affection curieuse » ; ce sont, dans la philosophie existentialiste, les deux facettes irréductibles de toute action humaine.
Nous serons alors tentés de dire que le « parcours de l’affection curieuse » est aussi un type de projet, celui de ne pas encore en avoir, ou d’être affecté par le monde. Ou encore, c’est le moment de la résolution indéterminée, d’ouverture sur des possibilités diverses pouvant par lasuite faire office de « possibilités propres ».
Ceci lui permet donc de reformuler la problématique de l’inauthenticité comme action d’échouer dans les projets des autres. Il s’agit alors d’un choix de se laisser affecter par eux. Et tout comme l’inauthenticité fuyait l’angoisse inhérente à l’authenticité, cette action sera prise comme une fuite de l’angoisse inhérente à la liberté de choisir ses projets. Ce sera le choix de ne plus se donner le choix. Et cette fuite de la liberté, Sartre lui donne un nom bien précis : c’est l’esprit de sérieux.
Nous y reviendrons lorsque nous opposerons la conception de Sartre à celle de Clouscard.
Retenons, pour le moment, ce que nous cherchions : chez Sartre, l’« affection curieuse » et « la structure du souci » sont deux dimensions de l’action, elles sont toutes les deux constitutives de la liberté humaine. C’est toujours déjà pour-soi que je me nie pour être-le-monde-en-soi, sans cela je ne pourrais jamais totaliser le monde. En totalisant le monde, j’y puise des possibilités que je pourrais poursuivre, vouloir réaliser par moi-même. Alors, cette totalisation du monde que j’ai été en soi, je la dépasse pour moi, vers une possibilité puisée depuis cette totalisation, comme ce que mon être a à être (ou à avoir).

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Table des matières

PARTIE I – QU’EST-CE QU’UN PROJET ? LES ENJEUX D’UNE DEFINITION CONCEPTUELLE
CHAPITRE 1 – L’INTENTIONNALITE HUSSERLIENNE COMME CONSCIENCE SE DEPASSANT VERS
I) Reprise de l’analyse phénoménologique des Leçons
II) Schématisation de l’acquis
III) Résumé de l’apport de la phénoménologie Husserlienne dans l’élaboration d’un concept générique de projet
CHAPITRE 2 – LA REVISION HEIDEGGERIENNE DE L’INTENTIONNALITE HUSSERLIENNE : L’« EK-STASE » TEMPORELLE QUI JETTE L’ETRE CERTAIN DE SA FINITUDE VERS SES POSSIBILITES LES PLUS PROPRES
I) L’intentionnalité comme caractère d’un comportement dans le monde
II) Le montage Heideggerien du rapport de l’être à ses possibilités. Etre-auprès, être-avec et être-soi-même comme tripartition
III) Le projet est fondé dans le néant : l’angoisse comme expérience de la finitude formule le souci de l’être qui l’appelle à réaliser ce qui lui est possible avant sa mort
IV) L’être-avec du dasein l’engage dans des projets qui l’éloignent des siens les plus propres, et le rend étranger à tout questionnement authentique sur son avenir : la dichotomie authenticité / inauthenticité
CHAPITRE 3 – SARTRE OU CLOUSCARD ? LE PROJET DE L’EXISTANT QUI APPARAIT EX NIHILO POUR SOI S’OPPOSE AU PROJET MOBILISANT LE CODE ACQUIS DANS LA CITE POUR LA CITE
I) Situer la place accordée à l’ « affection curieuse » et au « devancement angoissé » dans les deux systèmes. La dialectique fuyante de l’en-soi et du pour-soi chez Sartre résonne avec la synthèse de l’organico-affectif et du sensoriel-moteur chez Clouscard
II) Synthèse. La mise en conversation du projet chez Sartre et du projet chez Clouscard dessine une problématique : comment composer des projets consistants ?
PARTIE II – QUE SIGNIFIE LA NOTION DE PROJET DANS LA LITTERATURE DU MANAGEMENT CONTEMPORAIN ? 
CHAPITRE 4 – DELIMITATION DU PROPOS. MANAGEMENT ET CAPITALISME
I) Management
II) Capitalisme
III) Management et Capitalisme
CHAPITRE 5 – « LA CITE PAR PROJETS » 
I) Le réseau comme fond ontologique depuis lequel se détache tout projet
II) Le projet comme activation temporaire d’un réseau
III) La cité par projet comme mutation du capitalisme
CHAPITRE 6 – ETABLIR UNE DISTANCE CRITIQUE AVEC LA CITE PAR PROJET : REPRENDRE SON CODE COMME RESULTAT HISTORIQUE DISANT LA LOGIQUE D’UN CERTAIN DEVENIR

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