La recherche pharmaceutique à l’épreuve des pratiques communicationnelles

Dans quelles conditions s’invente un médicament ? Mue par une démarche pluri‐ disciplinaire, de l’anthropologie de la communication aux Science Studies, cette thèse étudie les stratégies et pratiques communicationnelles mobilisées par l’industrie phar‐ maceutique et les laboratoires de recherche publics lors de l’invention d’un médicament, dans la phase de recherche qui précède les études cliniques. Ce médicament est une na‐ noparticule issue des nanotechnologies, destinée à des applications thérapeutiques (contre le cancer) et diagnostiques (imagerie médicale). Les écosystèmes des réseaux d’innovation sont décrits par une étude ethnographique minutieuse, avec la mise en perspective des interactions multiples qui s’y déroulent.

Comment aborder la question des médicaments

Etat de l’opinion : la lorgnette du grand public 

Cet obscur objet de scandales
De manière récurrente, les médicaments commercialisés posent problème. Chris‐ tian Bonah et Nils Kessel (2011, [339], p. 340) rappellent les affaires des « médicaments tueurs » : ils citent en exemple le Lipobay (ou Staltor) en 2001, la Thalidomide en 1961, le Stalinon en 1954 et la poudre de Baumol en 1951. Ils auraient pu ajouter à cette liste le retrait du Vioxx en 2004 (Hauray, 2009, [326]). Ils y trouvent des similitudes qui tra‐ versent les générations. De l’étude détaillée des « affaires » des années 1950 (les médi‐ caments Stalinon et Baumol), ils concluent :

Ainsi, le scandale médical ne relève pas uniquement d’une indignation des profanes ou d’une exploitation sensationnaliste par les médias mettant en accusation des professionnels de la santé qui se sentent trahis et incompris, créant ainsi une opposition entre la « communauté médicale » et ses publics. Bien au contraire, le scandale et l’affaire médicale peuvent être compris comme un moment d’épreuve que connaît une société où une renégociation de ses valeurs est en jeu. Le phé‐ nomène médiatique, compris dans les logiques propres aux médias, devient ainsi l’essai commun de journalistes et d’experts d’attirer l’attention sur ce qui est considéré par les auteurs comme étant une infraction à une norme. (Bonah et al., 2011, [339], p. 349)  .

Il y aurait donc un fonctionnement « normal » des valeurs sociales, le scandale et la controverse représentant l’exception ? Ou, au contraire, le scandale ferait‐il partie de la norme ? Arrêtons‐nous sur un exemple, le dernier scandale ayant fait vibré l’industrie pharmaceutique française, au point d’avoir forcé le gouvernement français à modifier radicalement l’organisation de l’autorité de régulation du médicament : l’Afssaps (Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé) a du muer en ANSM (Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des produits de santé), par la loi du 29 décembre 2011 relative au « renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé ». C’est l’affaire du Médiator, du nom d’un médicament commercialisé par les labo‐ ratoires Servier, qui en fut la cause. Revenons brièvement sur les faits.

Prescrit durant une trentaine d’années, le Médiator est retiré du marché en novembre 2009 : il est incriminé pour être l’origine de graves lésions des valves cardiaques. Un mois après son retrait du Médiator, le fondateur du laboratoire qui l’avait conçu et promu, Jacques Servier, il est mis en examen pour tromperie et escroquerie, placé sous contrôle judiciaire avec un cautionnement de 75.000 euros, puis mis en exa‐ men pour homicides et blessures involontaires. S’il était mort quelques mois plus tôt, il aurait été auréolé de gloire, avec des funérailles nationales. A 90 ans, c’était l’un des cinq plus importants industriels de la pharmacie française, Servier représentant avec Pierre Fabre l’un des derniers représentants de laboratoires familiaux ayant acquis une re‐ nommée internationale.

Le Mediator a bien existé sur les étagères de pharmacies pendant des décennies, il fut prescrit par des médecins en toute légalité. Mais qui s’est jamais penché sur cette boite noire ? Qui a pensé à l’ouvrir, à revoir les autorisations de mise sur le marché, à s’interroger : « pourquoi, alors qu’il est noté qu’il doit être prescrit contre l’excès de lipides dans le sang, ou pour des diabétiques en surpoids, est‐il prescrit par les médecins comme coupe‐faim » ? Qui avait pointé du doigt cette incongruité : des personnes qui voulaient maigrir, sans être ni diabétiques ni présenter un taux de lipides élevé, consommaient du Médiator. Personne, hormis les journalistes de Prescrire, une revue spécialisée destinée aux médecins et aux pharmaciens, indépendante de la publicité des groupes pharmaceu‐ tiques. Il a fallu qu’un nombre de morts significatif soit signalé pour que les autorités réglementaires se décident à l’interdire. Et là encore, la sphère médiatique n’a pas vrai‐ ment réagit. Il fallut qu’Irène Frachon, une pneumologue brestoise dont personne n’avait entendu parler avant, publie son pamphlet contre le Mediator et son fabricant (2010, [378]) pour que les médias grand public traditionnels se penchent sur ce scandale. C’est ce débat porté sur la place public qui incita en 2011 l’Inspection générale des affaires so‐ ciales (Igas) à produire un rapport décrivant les ressorts de cette affaire et son origine.

Au moment où le benfluorex va être mis sur le marché (1976), la préoccupation des labora‐ toires Servier est de présenter ce nouveau médicament comme ce qu’il est peut‐être – un adjuvant au traitement des hyperlipidémies et du diabète de type 2 ‐, et non comme ce qu’il est à coup sûr – un puissant anorexigène. C’est pourquoi cette firme va tenter d’effacer une trace très visible : le nom même de la substance. Le suffixe « ‐orex » est en effet le segment‐clé retenu par l’OMS pour de‐ signer les agents anorexigènes. (Igas, 2011, [434]) .

Je n’entrerai pas dans les détails de cette affaire bien complexe, aux nombreux re‐ bondissements et tiroirs cachés. Ce qui est reproché à Servier par la justice est d’avoir sciemment caché certains éléments aux autorités régulatrices, aux médecins, à ses colla‐ borateurs et aux patients. C’est un problème communicationnel qui est au cœur de cette affaire. Il y a des éléments qui ont été dissimulés et d’autres privilégiés en fonction d’intérêts commerciaux et de stratégies marketing. L’on peut s’interroger : à quel mo‐ ment existe ce scandale ? Au moment de la mise en examen de Servier en 2011, au mo‐ ment de la sortie du livre de Frachon en 2010, au moment du retrait du Mediator en 2009, au moment des premières alertes publiques à la fin des années 1990 auxquelles personne n’avait fait attention, durant les trente années de prescription du médicament, au moment de son autorisation de mise sur le marché en 1976, au moment où Servier cache certaines données cliniques dont il a possession, au moment des tests cliniques au début des années 1970 (Igas, 2011, [434]), ou au moment de sa conception à la fin des années 1960 ?

La communication est omniprésente dans tous les essais critiques à l’égard de l’industrie pharmaceutique (par exemple Sournia, 1977, [386] ; Pignarre, 2002, [385] ; Angell, 2004, [373]; Blech, 2003, [375]; St‐Onge, 2008, [387]; Horel, 2010, [382]). Leurs propos est souvent de la dénoncer comme un mal à extraire de la chaîne du médicament, au même titre que la connivence de l’industrie pharmaceutique avec les pouvoirs pu‐ blics, les médecins, les pharmaciens, les revues médicales et les associations de patients.

Une industrie lucrative
Egrénons les chiffres clés pour mesurer l’importance de l’industrie pharmaceu‐ tique, son poids économique et son influence sur la recherche et l’innovation. Au niveau mondial, l’industrie pharmaceutique engrange chaque année des centaines de milliards d’euros de bénéfices : 550 milliard d’euros en 2008 juste en commercialisant des médi‐ caments, 716 milliards d’euros si l’on y inclut les dispositifs médicaux, avec un taux de croissance entre de près de 7 % entre 2006 et 2008. L’Europe représente un tiers des volumes des ventes, avec une balance commerciale de 29 milliards d’euros pour l’industrie pharmaceutique, qui emploie 635000 salariés dont près de 20% en recherche et développement (R&D). Au sein de l’Union européenne, la France est le pre‐ mier pays producteur de médicaments, bénéficiant de près de 10% du marché mondial, avec 50 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2009. Cinq groupes pharmaceutiques (Sanofi, Servier, Pierre Fabre, Ipsen, et le LFB) représentent dans l’hexagone plus de 45% des emplois de l’industrie pharmaceutique, près de 60% des investissements de R&D et plus de la moitié des effectifs de recherche de l’industrie. Nous allons évoquer certains d’entre eux dans le cadre du premier chapitre (p. 29 à 123).

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Table des matières

INTRODUCTION
I. OUVRIR LA « BOITE NOIRE » DES MEDICAMENTS
A. Comment aborder la question des médicaments
1. Etat de l’opinion : la lorgnette du grand public
! Cet obscur objet de scandales
! Une industrie lucrative
2. Etat de l’art : la longue vue des chercheurs
B. Pourquoi s’intéresser aux nanotechnologies
1. Les nanotechnologies, présent de l’innovation
! Une question de communication
! Du diagnostic à la thérapie, les « nanos » sont partout
2. Les nanomédicaments, avenir de la pharmacie
! Une révolution thérapeutique et diagnostique
! Un cinquième du marché
II. LES ENJEUX DE CE TRAVAIL DE RECHERCHE
A. Chronique d’une mutation intellectuelle
1. De l’analyse de corpus au terrain ethnographique
! Sortir des controverses et du corpus médiatique
! Découper l’objet d’étude
! Renoncer à l’expertise
2. La déconstruction de l’objet de recherche
! Remettre en question les entretiens
! Aborder le terrain comme un ethnographe
! De la complexité du contexte
B. Poser et résoudre les problèmes
1. Problématique et objectifs
! Ce qui pose problème
! Questions de recherche
! Trois hypothèses
! De l’origine des idées
2. Présentation du terrain
! Laboratoire indépendant versus groupe pharmaceutique
! Lyon, pionnière contre le cancer
3. Eloge des méthodes composites
! Orientation générale
! Le regard communicationnel
! L’idéologie de l’idéologie
! La posture du chercheur
CHAPITRE 1 – LES MYTHES DE LA RECHERCHE PHARMACEUTIQUE
I. L’INNOVATION PHARMACEUTIQUE
A. Les étapes de l’invention d’un médicament
1. Premier mythe : « Pour chaque nouveau médicament, 10000 testés »
! Si tout le monde le dit, c’est que ce doit être vrai
! En amont du pipeline, la chimiothèque
! Optimiser la sérendipité par le ciblage…
! …et par le screening à ultra très haut débit
! Les boites à outil du chercheur
! Combien de substances sont‐elles testées ?
! Toutes les estimations sont spéculatives
2. Deuxième mythe : « Quinze ans de recherche »
! Les étapes de la R&D
! Les délais d’obtention de l’AMM
! Les délais pour fixer le service médical rendu et le prix de vente
! Résultats et interprétations
! La recherche se fait sur un temps long et en plusieurs étapes
3. Troisième mythe : « L’industrie pharmaceutique est innovante »
! Il y a innovation et innovation
! Les innovations ne sont pas légion
La recherche pharmaceutique à l’épreuve des pratiques communicationnelles. L’invention d’un médicament issu des nanotechnologies
! Un serpent de mer
! L’imitation pharmaceutique
! Comment innover sans être innovant
! La fin de l’heuristique
B. Le coût de l’invention d’un médicament
4. Quatrième mythe : « Chaque nouvelle molécule coute plus chère qu’avant »
! La R&D est en crise
! La R&D est productive
! Combien coute la découverte d’un nouveau médicament ?
! Comment sont calculés les coûts
! Pourquoi afficher un manque de productivité de la R&D ?
5. Cinquième mythe : « Nos études économiques sont sérieuses »
! De la difficulté d’obtenir des données
! Le rapport de Public Citizen
! L’empire contre‐attaque
! Qui conteste encore le coût de 802 millions $ par molécule ?
! Contre‐feux : les coûts réels sont sous‐évalués
! Ce que valent réellement les études économiques sur les médicaments
! La France est réglée à l’heure américaine
6. Sixième mythe : « Le budget de la R&D est consacré à la Recherche »
! Qui a la plus grosse part de gâteau ?
! Qu’est‐ce qu’on met dans « R&D » ?
! Résultats et interprétations
! La logique comptable
II. BIG PHARMA EST‐IL INDISPENSABLE ?
A. La part de la recherche publique
7. Septième mythe : « Big Pharma permet aux patients de vivre mieux et plus »
! Les maladies qui n’ont pas de médicaments
! Les médicaments toxiques ou dangereux
8. Huitième mythe : « Sans l’industrie, pas de recherche pharmaceutique »
! Le Top 10 des entreprises pharmaceutiques mondiales
! Les entreprises américaines ne sont pas les plus gros investisseurs
! Les petites entreprises prennent plus de risques que les majors
9. Neuvième mythe : « C’est le privé qui investit le plus dans la recherche »
! La sélection sélective des souvenirs
! Pierre Potier, un pionnier
! Les alliances avec la recherche publique
B. La logique de la fabrication des mythes
1. Comment externaliser les risques
2. Prospective : « Rationalize or Die »
CHAPITRE 2 – « NANOMANIA » : HISTOIRE CRITIQUE DES NANOTECHNOLOGIES
I. PREQUELLE : AVANT LA BATAILLE
A. Les précurseurs qui fabriquèrent la légende
1. Drexler : visionnaire ou charlatan ?
2. Le premier « nano‐machin » ?
3. Fabriquer par le dessein
B. La bataille du premier parti
1. Sur la ligne de départ
2. Publiciser la science, accepter les nanotechnologies
3. Récolter les fruits de la communication
C. La bataille des typologies
1. Une définition floue
2. Une catégorie fourre‐tout
II. LA GUERRE DE TRANCHEES
A. Risques versus bénéfices
1. La construction des inquiétudes
2. De l’éthique
3. De la toxicité
B. Flashback : la course à l’énergie nucléaire
1. Le CEA : du pacifisme à la bombe A
2. Les trois figures du scientifique
! Trois générations de combat
! Le nuage de Tchernobyl
! Les chercheurs engagés
C. Retour vers le futur : pour ou contre les nanos ?
La recherche pharmaceutique à l’épreuve des pratiques communicationnelles. L’invention d’un médicament issu des nanotechnologies.
1. Portrait du scientifique critique
2. Portrait du militant révolté
! Tactique n°1 : faire parler de ses idées, pas de sa personne
! Tactique n°2 : être de bonne foi même dans sa mauvaise foi
! Tactique n° 3 : ne jamais oublier
! Tactique n°4 : ne pas négocier avec ceux qui ne négocient pas
! Tactique n°5 : semer le doute chez son ennemi
III. LA BATAILLE MEDIATIQUE
A. De désordres locaux en débats globaux
1. La science et les citoyens
2. Le débat public national
B. Discours radiophoniques à propos des nanotechnologies
1. Choix méthodologiques
! Pourquoi choisir la radio ?
! La sélection du corpus
! Catégorisation des émissions
! Le langage radiophonique
! La radio, un forum inter‐médiatique
2. Un thème d’actualité qui a mauvaise presse
! La titraille : aucune valeur positive
! La fréquence : un pic à l’inauguration de Minatec
! Qui parle ? La part belle aux physiciens et aux philosophes
! Thématiques : controverses et futurologie
3. Les interviewés savent‐ils de quoi ils parlent ?
! Ce que sont les « nanos » : une question d’échelle
! Les interviewés parlent peu de leurs pratiques quotidiennes
CONCLUSION

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