La préface du roman ou comment « passer le Rubicon »

Les Mémoires dans la tradition littéraire française

Se to urn ant du côté des lexicographes59 , F rédéri c Charbonneau met en év idence les trois sens d is tincts du terme « mémoire» qui subsistent au XVIIe siècle : mémo ire, au singulier, désigne un document juridique, fina ncier, etc.; au pluri el sans maj uscul e, il désigne plu s particulièrement un document d’ hi storien (adversaria), une sorte de fichier ou de brouill on ; enfin Mémoires, avec une maj usc ule, désigne une oeuvre d ‘ hi storien (Commentarii), qui se suffit à elle-même6o D’abord opposés « à l’ Hi stoire comme le brouillo n à l’oeuvre définiti ve, comme le fichier à la thèse, comme un élé me nt d ‘analyse à une synthèse61 », les mé moires acquièrent la majuscule « grâce à la qu a lité de leurs rédacteurs, grâce à la di gnité des faits do nt ces Princes, Ducs, Maréchaux, Chanceli ers fo nt le récit62 ». Désormais plus qu ‘ une simple « source presque exclusive » de l’hi stoire, les M é moires « n’ o nt plus ri en des matériaux bruts, des notes décousues, qu i leur o nt donné naissance : [ .. . ] ce sont des oe uvres littéraires63 », conclu t A ndré Bertière. Or, ce passage du simple document subordonné à l’ histoire à une oeuvre autonome, ressortissant aux belles- lettres, n’ est pas une fin en soi pour les rédacteurs de Mémoires. Au contraire, ceux-ci sont, tel un Blaise de Monluc, plus soucieux « de bien faire que de bien dire» : « J’ay donc voulu dresser les miens [mes Commentaires sur le modèle de César], mal polis, comme sortans de la main d’un soldat et encor d’un Gascon, qui s’est tousj ours plus soucié de bien fa ire que de bien dire64 ».

Ce « préjugé nobiliaire contre l’ écrit65 » amène Marc Fumaroli à penser qu ‘« [i]1 a fallu [ … ] de bien pui ssants motifs pour que de grands seigneurs, des généraux d’armée prennent la plume, et courent le risque de se voir attribuer le nom infa mant d ‘auteur66 ». Ces « motifs» résultent d ‘ un « climat » bien particuli er, bien français67 , que Fumaro li , dans son article phare intitulé « Les Mémoires au carrefour des genres en prose », décrit en ces termes: La grande rhétorique hi storique, à l’ imitation des hi storiens de l’ Antiquité, n’avait guère de chances de s’épanouir ou d’être pri se au séri eux en France. C’est dans un climat de règ lements de co mptes, et non seulement entre Monarchi e et Noblesse, mais aussi entre M onarchie et Parl ements, entre Catholiques et Protestants, entre fracti ons littéraires ri va les, entre ordres re li ~ i e u x ri vaux, entre Gallicans et U ltramontains, que se développe l’ immense littérature des Mémoires 8. Face à « l’impossibilité d ‘écrire une Histoire de France qui ait la maj esté et l’ imparti alité de l’antique69 » et, de façon corollaire, face à une historiographie parti sane, l’aristocratie prend ell e- même la plume, écrit des Mémoires qui « sont [ … ] à prendre dans un sens très concret, celui de dossier préparé devant le tribunal de la postérité, mais aussi celui de compte exact de la balance pour ainsi dire des échanges entre une grande famille et la dynastie régnante70 ». Singuli èrement, si les nobles acceptent de « passer le Rubicon » au péril de leur réputation , c’est qu ‘ il importe de la rétablir. Aux prises avec l’ ingratitude d ‘ un ro i, disgraciés injustement, calo mni és par des historiens stipendiés – et qui plus est, souvent de « basse extraction 71 » -, les mémorialistes assurent leur défense, se justifient, donnent leur version des fa its, de l’ histo ire. Co mme l’écrit Frédéric Charbonneau,

Caractères dominants des Mémoires Nous le disions, à l’ origine de la démarche mémorialiste, Emmanuèle Lesne postule « la prise de consc ience d ‘ une rupture », de l’abolition d ‘ un monde. Le mémorialiste est un vaincu de l’ hi stoire et, au fondement de son écriture, il y a, comme Nadine Kuperty-Tsur le remarque, un «sentiment de privation d[e] [son] statut social [ .. . ]. Spolié de ses droits, il l’est du même coup de son identité. Le nouveau rapport des nobles à l’histoire se lit dans leur volonté d’ assumer eux-mêmes la faço n dont il s y seront représentés 110 ». Di sgracié, l’auteur adopte une écriture à la fois curative, à l’ image, nous dit Bernard Beugnot, du livre de retraite: Né [ … ] d’une perte ou d’ un manque, le li vre de retraite, comme les mémoires [ … ] [,] répond à un besoin ou à une vo lonté de reconstruction dans la débâcle d’une carrière, d’une vie ou d’une époque. [ … ] Li eux d’écriture et thèmes de prédilection, retraite, disgrâce et prison sont aussi les zones de refuge pour les valeurs dégradées. Mise en scène du désordre du monde, les mémoires plaident pour la sauvegarde, mythique il est vrai, et le rétablissement intérieur de l’ ordre perturbé et trahi , pour la permanence dans une époque jugée décadente de valeurs [ … ]111 et combative: « L’expérience de la di sgrâce ne représente pas seulement un des mobiles psychologiques de l’ écriture des Mémoires, elle appelle et impose en réponse un type très particulier de discours.

L’accusé doit se disculper et, pour ce faire, il a recours à un discours relevant du plaidoyer l 12 ». À une histoire générale, officielle, publique et souvent injuste à leur égard ou à l’égard des leurs 113, les mémorial istes opposent leurs Mémoires, particuliers, officieux, privés : par l’écriture, ils corrigent l’ histoire et la parachèvent, s’ y objectent en déposant leurs propres documents en preuve l14 ; il s travaillent à la cohérence l15 et à la pérennité de « leur monde aboli ». Dans le procès l’6 qui les oppose à l’histoire, les mémorialistes recourent à l’art de persuader par le langage pour infléchir le jugement des destinataires. Dans ce genre où « [I]e pacte de sincérité est unanime l1 7 », où « avant [même] d ‘ entamer le récit-plaidoyer de sa vie, le mémorialiste multiplie ses promesses de ne dire que la vérité l1 8 », la captatio benevolentioe se fait sans tarder: « L’incipit du récit comporte parfoi s une captatio benevolentioe à saveur de pacte: j’y étais, vous devez donc me croire, à charge que je me so is retiré définitivement l1 9 ». Il s’agit là, pour Frédéric Charbonneau, de « l’ un des nerfs de la rhétorique mémoriale l2o » : la sincérité est pour le mémoriali ste un argument [00 ‘] : que le mémoriali ste ait ou non dit, ou voulu dire, « la » ou « sa » vérité, est secondaire; ce qui compte est qu ‘ il ne cesse de proclamer et d’établir qu’il est sincère – mineure d’un sy llogisme dont la maj eure serait qu’il sa it la vérité, la conclu sion qu ‘ il faut le croire. Il élabore son ethos – au sens que donne Aristote à ce terme – et, construi sant cette image de lui-même, il marque l’appartenance de son texte à la rhétorique et son désir de persuader le lecteurl 21

Pour amener le lecteur à accorder foi à sa vision du monde l22 plutôt qu ‘à celle de l’histoire, le mémorialiste se ménage une crédibilité à toute épreuve, fondée en tout premier lieu sur le rappel de la qualité de son lignage 123 . Les arguments – évoqués précédemment – du témoignage oculaire et de la simplicité du style, « traits fondamentaux 124» du genre selon Bertière, traits qui participent au paradoxe « plus mal mais mieux » évoqué par Kuperty, viennent aussi consolider cet ethos particulier. Comme l’explique cette dernière, le premier argument, lié à l’exposition des « valeurs morales » du mémorialiste, permet à celui-ci « de faire de la subjectivité de son point de vue le garant de l’objectivité du récit », de « convaincre [1 e d estm. atal. re1 d e 1a ve/n.t e/ d u texte 125 »

Les Mémoires dans la tradition littéraire québécoise

Dans son essai intitulé La littérature québécoise depuis ses origines 148, Laurent Mailhot, après un passage « obligé» par Furetière – et par Fumaroli – et le rappel de la différence qui existe entre les Mémoires et l’autobiographie en ce qui a trait au sujet traité, écrit que «[m]algré quelques Mémoires seigneuriaux, judiciaires, militaires, ecclésiastiques, universitaires, médicaux, syndicaux, athlétiques, ce sont les Mémoires politiques (politiciens) qui dominent ici depuis toujours l49 » ; et, après s’être très rapidement intéressé à quelques politiciens mémorialistes (notamment René Lévesque, Lise Payette et Georges-Émile Lapalme, lesquels ont tous écrit au XXe siècle), il se tourne du côté des écrivains et lance sans ménagement : « [l]es écrivains ont été peu enclins aux Mémoires 150. » Le traitement accordé aux Mémoires dans cet essai est assez symptomatique de la place attribuée – si place il y a l51 – à ce genre dans la critique québécoise. À notre connaissance, aucune étude, sur la base d’un corpus québécois, n’ a fait des Mémoires son unique objet. Le genre réussit néanmoins à se nicher à l’intérieur d ‘études de référence portant sur la littérature québécoise et à laisser son sillon dans le champ des travaux sur la littérature intime.

Au sein des études d ‘ ensemble, comme le Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec l52 et La vie littéraire au Québec l53 , la description de Mémoires particuliers l’emporte haut la main sur une caractérisation du genre. « Des origines à 1900 », le Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec recense et analyse brièvement quatre mémori alistes publiés au Québec à la fin du XIXe et au début du XXC siècIe l54 : Philippe Aubert de Gaspé (1866) ; Robert Shore Milnes Bouchette (1903)1 55; Élisa-Anne Baby (1891) ; Pierre de Sales Laterrière (1873) . Dans le troisiè me volume (1840-1869) de La vie littéraire au Québec, à la suite d ‘ une rapide présentation de textes divers relevant du journal , des lettres ou des Mémoires, regroupés sous la rubrique « écrits intimes », ce sont les Mémoires de « Robert- Shore-Milnes Bouchette », « d’Eliza Anne Baby » , d ‘Antoine Gérin-Lajoi e et de Philippe- Joseph Aubert de Gaspé qui sont analysés, sur une page ou deux 156.

Au chapitre des travaux sur la littérature intime, nous retrouvons l’étude de Françoise Van Roey-Roux , intitulée La littérature intime du Québec 1S7 . D ans la section qu’elle consacre aux M é moires dans son ouvrage, la chercheuse nous offre d’abord « [l]e portrait classique du mémorialiste» : celui d ‘ un homme (ou d ‘ une fe mme), écri vain d ‘ occas ion et non de profession , qui , ayant été mê lé so it par les hasards de la naissance, soit en vertu de sa pro fession aux grands événements ou perso nnages de son époque, fait le récit de ce qu ‘ il a vu, entendu ou vécu en co mpag nie de ces grands personnages. Éc rits parfois durant les événements, mai s généralement bien des années plus tard, les mémoires ont tous cette caractéri stique d ‘être l’oeuvre d ‘ un indi vidu qui décrit les faits co mme il les a vus, sans affirm er que c’ est bien ainsi que les choses se sont passées. Il ne prétend pas juger avec le recul de l’ hi storien : sa seule qualité est la sincérité. C’est ell e qui fo nde la vérité de ses textes [00 ‘] Le mémoriali ste consciencieux in sistera fortement sur le caractère parti culi er de son récit l58

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Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : Le genre des Mémoires
Prolégomènes
1.1 Les Mémoires dans la tradition littéraire française
1.1. 1 Genèse
1.1.2 Évoluti on
l.1.3 Caractères dominants des Mémoires
1.104 Mémoires et autobiographie
1.2 Les Mémoires dans la tradition littéraire québécoise
CHAPITRE 2 : Préfaces et pactes
2.1 La préface
2.1.1 La préface du roman ou comment « passer le Rubicon »
2.1.2 La préface des Mémoires ou comment donner un coup d’envoi
2.2 Le pacte de lecture
2.2.1 Le pacte romanesque
2.2.2 Le pacte mémorialiste
CHAPITRE 3: Les Mémoires de Philippe Aubert de Gaspé dans le prolongement
des Anciens Canadiens
3.1 Les anciens Canadiens ou des « Mémoires déguisés» : un lieu commun
3.2 Lecture mémorialiste des Anciens Canadiens
3.3 Défense et illustration du régime seigneurial
304 Défense et illustration d ‘ une aristocratie terrienne et militaire canadienne
CHAPITRE 4: Les Mémoires de Philippe Aubert de Gaspé dans le prolongement des Mémoires aristocratiques d’Ancien Régime
4.1 Chateaubriand, Bassompierre, Monluc, Mille de Motteville, La Rochefoucauld .. .
et Philippe Aubert de Gaspé
4.2 Un malheur n’arrive jamais seul sous la plume de Gaspé: shérif déc hu,
seigneurs déchus
4 .3 Phi li ppe Aubert de Gaspé à la rescousse de la noblesse calomniée
ou la plaidoirie mé morialiste
4.3 .1 La noblesse rêvée de Philippe Aubert de Gaspé
404 « « Tout est perdu fors l’ honneur » [François 1er] » (AC, p. 262) : Les Mémoires,
un moyen d ‘express ion des sentiments aristocratiques, nationalistes et individualistes
CONCLUSION: L’écriture mémorialiste de Philippe Aubert de Gaspé
BIBLIOGRAPHIE

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