LA POÉSIE D’AUTOGLORIFICATION EN MILIEU WOLOF DU BAOL

Le système des ordres

    Ce sont les catégories de la société politique wolof d’après Abdoulaye Bara Diop, les ordres sont des catégories sociales constituant l’ « armature » de la société monarchique. Elles sont hiérarchiques et héréditaires. Elles entretiennent des rapports de domination (politique) et d’exploitation (économique). Les ordres dans la société wolof se structurent suivant deux facteurs distincts. L’un correspond à la dimension liberté-servilité. Il crée une division binaire de la société gor (jambur), jaam (homme libre / esclave). Dans la société wolof traditionnelle la condition libre ou servile établit la différenciation des personnes en leur conférant un statut héréditaire supérieur ou inférieur. L’autre facteur de structuration de la société est politique, l’existence de la monarchie crée des ordres nouveaux par division binaire des catégories précédentes en référence au pouvoir politique. Chez les gor ou jàmbur apparaît l’opposition buur / baadoolo. Les buur sont les chefs qui détiennent le pouvoir ou peuvent y accéder ; les baadoolo, les sujets qui subissent le pouvoir et ne peuvent y prétendre. En termes d’ordre et non plus de simple statut politique. Les garmi, la noblesse au sein de laquelle se recrutent les buur, les souverains, de l’autre les baadoolo qu’on nomme « gens du peuple ». Les esclaves à leur tour connaissent la distinction essentielle : jaami-buur / jaami-baadoolo (esclave de la couronne /esclave des gens du peuples) selon le statut politique de leur maître. La société wolof monarchique est composée de cinq ordres principaux : garmi, jàmbur, baadoolo, jaami buur ; jaami baadoolo.
Les garmi : Ils occupent le sommet de la pyramide sociale. Ce sont les familles royales à l’intérieur desquelles on recrutait le roi.
Les jambur : Les jàmbur ont une situation de vie plus ou moins aisée. Ils occupaient une haute fonction à travers les familles de laman (ancien chefs de communauté et propriétaire des terres).
Les baadoolo : Le terme désignant cette catégorie sociale serait d’origine pular et signifierait « sans force », « sans pouvoir ». Il s’agit en gros de la « masse du peuple », groupe ne bénéficiant d’aucune autorité, d’aucun pouvoir. Ils subissent le pouvoir et lui doivent redevances et prestation de travail. Ils ne peuvent effectuer le métier des armes contrairement aux garmi et aux jambur. Ils sont les principales victimes des razzias et pillage et constituent le réservoir d’esclaves de la classe dirigeante.
Les jaam : jaami-buur / jaami-baadoolo (esclave de la couronne ou des gens du peuples) Ils sont des captifs de guerre et vivent généralement dans la cour royale et leurs maitres ont sur eux le droit de vie et de mort.

L’altérité

   L’altérité est un concept utilisé dans de nombreuses disciplines comme la philosophie, l’anthropologie, l’ethnologie et la géographie. Le mot vient du latin alteritas, qui signifie différence, l’antonyme d’ « altérité » est « identité ». L’altérité renvoie à ce qui est autre, à ce qui est extérieur à un « soi », à une réalité de référence, qui peut être l’individu, le groupe, la société, la chose, le lieu. Le thème de l’altérité est très présent dans la poésie champêtre wolof. Au champ le jeune cultivateur n’est pas seul, il est avec d’autres jeunes de sa génération. Cependant, l’autre qui peut être homme ou objet est très présent dans nos textes. Cette altérité dans le kañu trouverait sans doute sa justification, d’une part par la concurrence car les jeunes se lancent des défis et excellent dans le geste et la parole. Et d’autre part, elle est centrée sur le performateur afin de le galvaniser par le biais de l’autoglorification. Le discours s’adresse à ses concurrents dans le même champ. Il cherche à se distinguer et à montrer ses différences par rapport à eux. Amade Faye ajoute à ce propos : « toute parole était agression ou allusion agressive, de part en part traversée par une métaphore guerrière ou s’entrecroisent défis et provocation ». L’altérité dans cette expression poétique, a comme point focal une agressivité verbale dans tous les instants. Cependant il est important de signaler que cette agressivité n’est pas physique, elle est discursive. Comme le montre le chant ci-dessous :
Ma mën guné ak baayam
Ndax Baay ba doolé ba da jeex
Té gune ba doole ba dikagul
Je suis plus fort qu’un père et son enfant
La force du père est épuisée
L’enfant n’a pas encore acquis une force suffisante. (Chant 34) Dans ce chant, l’énonciateur s’adresse à ses concurrents dans les champs. Les destinataires du message sont les jeunes de la même classe d’âge et de la même force physique. Cette parole lancée est un défi à soi-même, à l’autre destinataire et témoin. Le but du poète est de faire naître un sentiment d’exaltation et de supériorité. Le performateur fait recours à des parole imagées et symboles qui lui permettent de s’identifier aux autres comme l’illustre ce chant :
Ndama akk ndamari bokkul
Ndama yeel ba day gatt
Xuuru ganaaw ga taaba
Deun ba angase
Lumu yótu jot ko
Lumu dóor mu ñibi allaaxira
Celui qui a une courte taille est tout à fait différent d’un nain
Le petit a les os courts,
Des jambes courtes
Une colonne vertébrale large
Une poitrine saillante
Il atteint toujours son but
Et quiconque encaisse son coup, séjourne dans l’au-delà. (Chant 44) Dans ce chant la personne de petite taille se voit comme le meilleur au champ en glorifiant sa personnalité et ses caractères physiques. En se comparant aux autres, il se déclare le meilleur et lance un défi. Dans ce poème ci-après, le cultivateur ne fait que relater ses prouesses et exprimer fièrement sa personnalité. Le héros « apparait comme hors norme, excessif et foncièrement inimitable : il n’est pas à proprement parler un exemple, ni un modèle, il est plutôt « un moteur » qui donne l’élan et la tension nécessaires pour permettre la mise en pratique d’une idéologie commune dont il symbolise l’une des composantes ».73C’est ce cas de figue qu’on retrouve dans ce chant ci-après ou le performateur met en avant sa force physique et son courage.
Waaw góor suka péll gi
Ndax péll gi romb nga daw
Te mag mu la sol wogantiku
Mbaa mu sonn lool
Koo ni bu suba ñu daje
Guddi googa du nelaw
Mbaa bu nelaweet du yandoor
Ndonoy yaay Majigen jóob
Nii nga mën a mel
Doomu ñay ñay lay doon
Baay Yata ku bëgg xam
Nga toji sa mbandum yaay
Ku bëgg kula duma nga tooñ ku la mën
Brave Suka !
Tu surclasses tous les autres jeunes
Tout adulte qui veut te porter retroussera ses manches
Sinon, il lui en coûtera
Celui qui osera te défier
Ne dormira pas la veille
S’il parvient à dormir son sommeil sera léger
Héritier de Majigen jóob
C’est cela ta légitime ambition
Le fils d’un éléphant ne saurait être qu’un éléphanteau
Baay Yata, qui veut le vérifier
N’a qu’à casser le canari de ma mère
Qui veut être battu, provoque plus fort que lui. (Chant 7)
C’est précisément dans le but de singulariser en montrant sa différence avec autrui que les noms des ancêtres peuvent être associés à la performance. Il faut comprendre que les ancêtres cités sont glorieux et par conséquent le cultivateur cherche à s’identifier à eux. Le fait d’évoquer le nom de l’ancêtre donne l’illusion d’avoir personnellement participé à la geste par laquelle l’ancêtre a acquis son nom. Ce besoin de s’identifier à l’ancêtre s’explique par l’importance que la société wolof se fait du sens de l’honneur. C’est ainsi que Senghor affirme dans un de ses interviews : « Pour les Sénégalais, comme pour la plupart des Soudano-sahéliens, il y a deux mots importants et qui sont à la base de notre conception de la vie : C’est le jom, le sens de l’honneur et le kersa, la maitrise de soi ou la retenu, la pudeur. Ces traits sont caractéristiques du modèle épique en milieu wolof qui de par un comportement héroïque accomplir des actions d’éclat individuelles pour mériter un renom et sauver l’honneur des ancêtres. L’extrait du chant ci-après est un exemple illustratif :
Ma donn Samba Ngajal Mafan
Ma donnTéeñ ak Mafan
Ma donn Mayaasin jeŋ maaroo
Jigéen ju mën góor
Je suis l’héritier de Samba Ngajal Mafan
Je suis l’héritier de Teeñ et Mafan
Je suis l’héritier de Mayaasin jeŋ maaroo
Une femme plus forte que les hommes. Chant 4 (v13 à la fin).
Dans cette poésie d’autoglorification du kañu, l’autre peut aussi désigner la chose ou un objet :
Daaba ak daabali bokul
Daaba xuuru ginaawam day ya
Loxo ya day bar jot
Lu mu yootu jot
Lu mu dōor nga agg suuf
Daaba est différent de daabali ;
Daaba au dos creux ;
Ales mains longues et agiles
Tout est à sa portée,
Ses coups sont fatals. Chant 46 (v2 au v6).
Dans ce chant, le locuteur attaque ses protagonistes qui sont probablement ces concurrents ou l’auditoire. Ainsi par le biais de la comparaison, de la métaphore et de la parole imagée, il montre sa supériorité par rapport aux autres.

L’hyperbole

   L’hyperbole désigne une réalité par un discours exagéré. Elle consiste à exagérer, à amplifier une idée ou une réalité, dans le but de la renforcer et la mettre en avant. Elle fait en général référence à quelque chose d’impossible dans un but ironique ou de dramatisation. Dans les textes wolofs, l’hyperbole est employée pour mettre en exergue le courage ou la témérité du héros. C’est le cas dans ce chant de labeur à travers lequel le performateur exalte ses valeurs :
Ñii ngi dëppu
Man mane cëpp ne cëreet ni gēndel !
Di beegu nim yeew
Di tàweeku nig laspeer
Njool Soda Laay sëggal bay
Ceux-ci sont courbés
Moi, je suis droit, puissant et complet comme un ange :
Je m’enroule sur moi-même tel un boa
Je me tends telle une lance pierre
Njool Soda Laay penche toi et mets- toi au travail.Chant 46 (v15 au v19).
Dans ce chant, le performateur par le biais de l’hyperbole :
« Je me tends telle une lance-pierre »
«Je m’enroule sur moi-même tel un boa »
Agrandit ses actions et mit en avant ses qualités portées à leur paroxysme. Ce procédé suscite respect et admiration chez les destinataires car le locuteur apparait comme une personne hors norme, excessive et inimitable dans les champs. Cependant dans cet extrait le performateur utilise un ton épique pour déclamer sa performance. L’hyperbole a pour but de valoriser et d’exalter les valeurs héroïques du cultivateur et de le hisser au rang le plus élevé d’où la comparaison à un ange. Elle met en scène des situations extraordinaires dans lesquelles le personnage accède au statut de héros véritable.

CONCLUSION GÉNÉRALE

   En somme, le traitement du sujet « La poésie d’autoglorification en milieu wolof : l’exemple du kañu », nous a donné l’occasion de revisiter le riche répertoire de la société wolof du Baol mais aussi d’apporter notre modeste contribution à la revalorisation et à la sauvegarde de nos langues maternelles. Malgré l’influence d’une société de type occidentale dominée par l’écriture, l’oralité reste toujours vivante en Afrique. Elle est un moyen efficace pour véhiculer les valeurs culturelles africaines. Ainsi, l’oralité est un domaine très large qui offre un champ de recherche très varié. La littérature orale africaine est composée de plusieurs genres parmi lesquels le conte, l’épopée, le mythe et le chant. Cette société wolof produit un nombre important de chant surtout pendant les travaux champêtres parmi lesquels le kañu ; qui est une poésie réflexive où l’auteur fait ses propres louanges en montrant ses qualités et parfois son appartenance. Cette catégorie de poésie champêtre par laquelle le cultivateur chante ses propres louanges, constitue notre corpus. Il convient de préciser que nous avons d’abord procédé à la présentation de la société wolof du Baol dans laquelle les chants sont recueillis. Ensuite nous avons traduit et transcrit le corpus et nous avons abordé l’étude thématique avant de faire l’analyse discursive et stylistique. L’ethnie wolof est la plus représenté au Sénégal. Elle représente environ 40% de la population note Bassirou Dieng. Elle donne au pays une langue de communication parlée par plus de 70% des citoyens. Cependant, malgré les nombreuses recherches sur cette société, l’origine n’a jamais été clairement déterminée. La société wolof se distingue par la superposition de deux systèmes celui des castes et celui des ordres. Cette société garde encore aujourd’hui beaucoup d’aspect de cette stratification sociale mais les plus notoires restent la division géer /ñéeño « caste/non caste » et les barrières sont encore maintenues par l’endogamie et au niveau des ordres, seule la notion de badoolo subsiste encore mais sans opposition avec le buur d’autrefois. L’intérêt majeur de ce travail qui se situe dans une perspective à la fois littéraire, sociologique et linguistique, est d’abord la volonté réelle de participer à la conservation et la divulgation de la culture wolof sénégalaise méconnus par la frange jeune. Notre but est de mettre à l’abri ce type de langage et de le porter aussi à la connaissance du public car « la culture, c’est ce qui répond à l’homme quand il se demande ce qu’il fait sur terre »78. Mais aussi, elle permet d’être en contact direct avec cette société et de connaître leur mode de vie et leur manière de faire dans leurs différentes manifestations culturelle. A travers l’analyse, nous avons abordé quelques thèmes que nous avons jugés essentiels pour la compréhension de ses textes oraux. Ces thèmes sont étudiés en rapport avec les textes. Autrement dit leur explication est à chaque fois illustrée par des passages tirés de différent poème. Par ailleurs, il est important de souligner que la poésie d’autoglorification du kañu est créée dans un contexte spatio-temporel bien défini. La déclamation du kañu varie en fonction du lieu où le poète cultivateur mène ses activités. L’analyse thématique de notre corpus montre que la poéticités des textes et la richesse des thèmes ont fait que notre étude est loin d’être exhaustive, mais comme le dit l’adage wolof « su yoon jeexul, waaxisul du jeex » (tant qu’il y a la matière, on peut toujours continuer à œuvrer). Cependant l’étude des différents genres littéraires est nécessaire pour mieux se rendre compte de la richesse de la culture wolof. Chaque chant répond à un contexte de création, et se spécialise par sa visée particulière comme le souligne Assane SYLLA : « Dans la société wolof, toutes les activités sont soutenues et argumentée par la parole composée d’où la richesse de la littérature tant par l’abondance des œuvres produites que par la variété des genres et des thèmes abordés ». Le chant wolof est le reflet d’une société, l’illustration d’une existence et d’une vision du monde. L’analyse discursive révèle l’effet pragmatique de la parole, c’est-à-dire l’instant où elle est produite et l’effet qu’elle produit sur son destinataire. Quant à l’analyse stylistique, elle montre la dimension poétique du kañu. Pour séduire son public, le chanteur wolof fait recours aux figures de styles et aux images qui lui permettent d’élever son langage au-dessous du langage courant. Le but du poète est de faire naître un sentiment d’exaltation avec l’utilisation de procéder propre à l’épopée comme l’exagération, la comparaison. Par ailleurs, l’analyse de notre sujet de recherche montre les valeurs ancestrales de la société wolof comme le culte du travail et le refus du déshonneur. Mais malheureusement l’éducation traditionnelle wolof est délassée au profil de l’éducation moderne occidentale. Ce qui n’est pas sans conséquence, car les valeurs de jom (dignité) de ngor (refus du déshonore) de courage d’amour du travail, en somme toutes les vertus qui faisaient la fierté de la communauté wolof sont en disparition. Toutefois, en raison de la mécanisation de l’agriculture et le développement exponentiel des nouveaux moyens de communication moderne le kañu est en voie de disparition et il serait important de sauvegarder ce riche patrimoine culturel pour cerner son caractère multidimensionnel et en faire une étude comparative avec d’autres genres comme l’épopée.

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Table des matières

INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE : PRÉSENTATION DE LA SOCIÉTÉ WOLOF DU BAOL
CHAPITRE I : PRÉSENTATION HISTORIQUE ET GÉOGRAPHIQUE 
I.1 Approche historique
I.2 Localisation géographique
I.3 Contexte de production et justification du sujet
CHAPITRE II : ORGANISATION SOCIALE ET QUELQUES PRODUCTIONS LITTÉRAIRES
II.1 Le système des castes
II.2 Le système des ordres
III.3 La production littéraire
DEUXIÈME PARTIE : CORPUS
CHAPITRE I : TRANSCRIPTION ET TRADUCTION DU CORPUS
TROISIÈME PARTIE : ANALYSE DU CORPUS
CHAPITRE I : ANALYSE THÉMATIQUE
1. Le travail
2 .L’altérité
3. L’héroïsme
CHAPITRE II : ÉTUDE SPATIO-TEMPORELLE
1. Etude de l’espace
2. Étude du temps
CHAPITRE III : ANALYSE DISCURSIVE
CHAPITRE IV : ANALYSE STYLISTIQUE
CONCLUSION GÉNÉRALE
BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE

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