La matérialité du médium comme configuration dialectique

À l’épreuve de la mort

Quentin Tarantino, un célèbre réalisateur américain, constitue une référence artistique importante pour nous puisque plusieurs de ses films rendent hommage à des oeuvres du passé, que ce soit au point de vue thématique, narratif, sémiologique ou pictural. Dans son film À l’épreuve de la mort (Death Proof), réalisé en 2007, un psychopathe nommé Stuntman Mike (Kurt Russel) tue des femmes avec sa voiture. Avec ce film, Tarantino s’inspire du cinéma d’exploitation des années soixante-dix centré sur les poursuites en voiture. Les cascades sont réalisées à la manière de ces films, sans l’aide d’effets visuels numériques110. Phénomène intéressant : Tarantino a choisi de tourner son film en pellicule 35mm et, par la suite, d’altérer celle-ci physiquement de manière à émuler l’esthétique des films de genre de cette époque et si chers à ses yeux. On raconte qu’il aurait même traîné la pellicule sur le pavé d’un stationnement afin de lui infliger une usure similaire aux pellicules-films ayant été projetées à maintes reprises dans plusieurs salles de cinéma.
Les efforts de Tarantino afin de simuler l’expérience des films de genre des années soixante dix ne s’arrêtent pas là. En effet, son film fait partie d’un projet plus vaste, soit un programme double intitulé Grindhouse et mettant en vedette À l’épreuve de la mort en seconde partie ainsi que le film Planète terreur (Planet Terror), réalisé par Robert Rodriguez, en première partie. Introduits et séparés par de fausses bandes-annonces, ces deux films se veulent un hommage non seulement aux films d’exploitation de l’époque, mais aussi – et c’est là le plus important – à l’expérience spectatorielle liée à ce phénomène. Très populaires dans les années soixante-dix, les cinémas américains dits « Grindhouse111 » étaient en réalité des salles de second circuit où étaient projetés des films – majoritairement des séries B – à prix réduit et souvent en programme double ou triple. Dans la plupart des cas, ces films étaient projetés à toute heure du jour et de la nuit, ce qui a grandement contribué à l’usure des pellicules-films utilisées pour la projection. C’est pourquoi les films de genre (horreur, science-fiction, érotisme, etc.) sont maintenant considérés comme étant un porte-étendard de la matérialité du cinéma analogique.
Avec son film À l’épreuve de la mort, Tarantino a redoublé d’efforts afin de reconquérir l’esthétique liée au phénomène des salles de cinéma Grindhouse des années soixante-dix, allant même jusqu’à abîmer manuellement la pellicule-film. De son côté, Rodriguez a procédé tout autrement avec Planète terreur. Il a en effet tourné son film en numérique pour ensuite simuler les dommages de type analogique avec des logiciels spécialisés. Tendant davantage vers la caricature du genre, l’image du film de Rodriguez a été retouchée à outrance en postproduction, donnant un produit « inorganique » qui est un symbole criant – voire un porte-étendard – de l’ère du cinéma numérique. Au sujet de la caricature, Gaudreault et Marion mentionnent que l’exagération « peut cependant s’avérer significative et rendre saillants des traits latents qui, une fois révélés et hypertrophiés, apparaissent tout à coup, et de façon paradoxale, évidents ».
C’est précisément ce à quoi parviennent les films de Tarantino et de Rodriguez, puisqu’ils mettent en évidence de manière très importante la particularité des films de genre des années soixante-dix. Ils soulignent l’impact de la matérialité du médium analogique dans le rendu de l’oeuvre. « De telles qualifications ‘‘forcées’’ du média contribuent aussi à mieux mettre en évidence les séries culturelles qui s’assemblent pour constituer un média à une époquedonnée ». Il est donc pertinent pour nous de réfléchir les artéfacts – les « difficultés optiques » selon Edgar Morin – de la technologie argentique à la lumière de ce phénomène.
C’est de cette manière que nous sommes en mesure de les considérer comme des outils de création évocateurs.
Ce phénomène est quelque chose qui fait du contact (entre le projecteur et la pellicule, les mains et la pellicule, l’air ambiant et la pellicule, le plancher et la pellicule) un résultat visuel (la patine sur l’image filmique). Grindhouse constitue donc une référence clé puisque, bien que visant le même objectif, les deux films qui le composent contrastent l’un avec l’autre au niveau du procédé créatif et du rendu visuel. Il s’agit également d’un bel exemple de la mise en relation entre l’analogique et le numérique. C’est d’ailleurs cette dialectique évocatrice entre deux technologies qui inspirera le processus créatif derrière Doux-Amer, le courtmétrage qui accompagne ce projet de recherche.
Dans son ouvrage, Didi-Huberman parle de « capacité d’intégration formelle des accidents de support », phénomène qui peut autant s’attribuer à la peinture, à la sculpture, qu’au cinéma. Comme nous l’avons déjà établi, la pellicule-film est énormément sujette aux accidents de support et aux difficultés optiques. La capacité de ce médium à intégrer ces accidents est très forte et c’est ce qui, pour nous, fait la force de sa matérialité. Comme c’est le cas pour le film Grindhouse, ce phénomène a donné naissance dans les dernières années à l’esthétique de l’image argentique altérée, directement inspirée du cinéma de genre des décennies passées. Cette esthétique fait aujourd’hui partie intégrante de la poïétique de plusieurs cinéastes, mais fait également partie du système perceptif des spectateurs. Nous nous trouvons même devant un « code pictural » bien établi et aujourd’hui utilisé ailleurs qu’au cinéma (télévision, jeux vidéo, etc.).
Tarantino et Rodriguez démontrent parfaitement avec l’expérience cinématographique qu’est Grindhouse qu’ils ont su intégrer les accidents de support dont parle Didi-Huberman. Cette manipulation du médium filmique constitue une démarche parmi d’autres permettant de reconquérir la capacité poétique de l’image et faire de celle-ci un catalyseur d’émotions plus efficace. Avec ce phénomène, nous assistons à « l’immémorial d’un savoir-faire116 » qui rencontre une pratique actuelle pour former ce que Didi-Huberman appelle l’« image dialectique » d’un objet anachronique ou parfois « inactuel ». C’est aussi ce à quoi nous sommes en train d’assister au cinéma avec les nombreux remakes ainsi que la production de films qui reprennent les thèmes et les esthétiques du passé tout en étant actualisés dans une démarche plus contemporaine.
Cette affirmation explique en partie le rapport entre l’empreinte et le temps, entre l’image dialectique et tout ce qu’elle est capable d’exprimer, tout ce qu’elle a « capturé » dans son cadre, mais aussi son hors-cadre. C’est aussi de cette manière que se construit la capacité poétique de l’image filmique lorsque celle-ci réussit, par les empreintes issues des difficultés optiques, à faire ressentir des émotions au spectateur à l’aide d’une « puissance fantomatique ». Pour nous, cette puissance, à l’ère du numérique, tire sa force de la survivance de la matérialité du médium analogique. L’impact sur le cinéma de fiction de ce « fragment pictural » est souvent sous-estimé.
Didi-Huberman parle également d’oeuvres d’art qui ne sont pas encore parvenues à ce qu’il appelle la « lisibilité » de l’histoire, où « […] l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair, […] image dans laquelle passé et présent se dévoient, se transforment, se critiquent mutuellement […]». C’est précisément ce phénomène qui opère au sein des oeuvres de Tarantino et de Rodriguez, qu’il serait possible de qualifier d’anachroniques pour cetteraison. Celles-ci forment ce que Walter Benjamin nommait une « constellation, une configuration dialectique de temps hétérogènes ». Effectivement, nous assistons aujourd’hui à la création d’un cinéma où l’Autrefois et le Maintenant se croisent pour donner naissance à des oeuvres dites hétérogènes. Cela peut se produire au niveau thématique, en s’inspirant des structures narratives et des thèmes du cinéma d’hier, ou, comme nous l’avons vu avec Grindhouse, au niveau de la technicité, en faisant des artéfacts de la pellicule-film un attribut artistique. De ce fait, ces artéfacts deviennent une « charge symbolique […] qui décuple aussi bien le pouvoir affectif que le pouvoir significatif de l’image ».
Cette configuration dialectique à laquelle nous assistons aujourd’hui en ce qui concerne le cinéma de fiction ne semble en être qu’à ses débuts. Le remploi de techniques, de philosophies et d’esthétiques liées à la culture analogique est un phénomène de plus en plus fréquent. Cette phase, qui se déroule en temps réel devant nos yeux, ne pourra sûrement être analysée avec précision que plus tard, avec le recul nécessaire. Pour le moment, si l’on se fie à la recrudescence de l’intérêt pour la technologie argentique et les accidents de supports qui s’y rattachent, il serait possible d’affirmer que cette esthétique serait peut-être, tout comme la voiture de Stuntman Mike dans le film de Tarantino, à l’épreuve de la mort…

Le passé revient

Le 23 août 2013, le chapeau d’un article en ligne de L’Express intitulé Star Wars 7 tourné sur pellicule allait comme suit : « Pour tourner Star Wars : Épisode 7, le réalisateur J.J. Abrams a choisi de revenir au bon vieux procédé de la pellicule 35mm. Une idée de génie124 ». Déjà, avec le qualificatif « bon vieux procédé », nous sentons l’approbation d’Iris Mazzacurati, l’auteure de cet article, non pas sans une apparente satisfaction teintée de nostalgie. Ce positionnement est renforcé sans équivoque lorsqu’elle affirme qu’il s’agit d’une idée de génie. Mazzacurati poursuit en expliquant que « […] les spectateurs retrouveront le grain et l’image qui faisaient cruellement défaut à La Menace fantôme ou à
La Revanche des Sith […]125 ». Ce passage nous renseigne sur plusieurs aspects de la situation qui nous préoccupe, plus particulièrement avec la notion de grain. Cet élément, propre à l’ontologie de l’image argentique, constitue la différence majeure qui alerte l’oeil – la perception – du spectateur sensible à l’image filmique. Mazzacurati mentionne que ce n’est pas seulement le grain qui faisait défaut aux films de la série tournés en numérique plus tard, au tournant des années 2000, mais aussi l’image, dans sa plus simple expression et sa totalité la plus globale. Selon elle, l’absence de grain affecte donc directement l’image filmique au sein de son identité intrinsèque et de son fonctionnement. Cette absence de grain, pour suit elle, faisait aussi « cruellement défaut » aux films des années 2000.
Nous retrouvons ici une perception spectatorielle foncièrement affectée par l’image numérique des trois films de la saga Star Wars, sortis entre 1999 et 2005, à l’époque où le réalisateur George Lucas se faisait une fierté de produire les films avec le maximum d’outils numériques. C’est l’une des raisons pour lesquelles il est aujourd’hui considéré comme l’un des pionniers du cinéma numérique. Sa trilogie Star Wars du début des années 2000 constitue en effet un moment décisif dans le développement et l’implantation de la technologie numérique dans le monde de la production ainsi que la diffusion cinématographique. Ces films enfoncèrent non pas un, mais plusieurs clous dans ce qui était de plus en plus considéré comme le cercueil du cinéma argentique. Le second film de la trilogie, L’Attaque des clones (Attack of the Clones, 2002), est historique en ce qu’il fut le tout premier film entièrement tourné en vidéo numérique haute définition. À partir de ce moment, le changement fut définitivement amorcé et de plus en plus de films furent tournés à l’aide de caméras numériques. Conséquemment, les salles de cinéma se dotèrent de projecteurs numériques, ce qui aida à réduire considérablement les coûts de distribution. Rappelons que le cinéma de fiction est une industrie principalement motivée par les profits ; cette donnée très importante a bien évidemment pesé dans la balance lors de la révolution numérique.
Mais voilà que, dix ans plus tard : surprise ! L’effet de balancier se fait sentir avec le retour à la pellicule 35mm pour la production des trois nouveaux films de la saga Star Wars qui verront le jour entre 2015 et 2019. Qu’est-ce que cela peut bien signifier, surtout à la lumière des prédictions de George Lucas selon lesquelles la technologie numérique serait le futur de la production cinématographique ?128 Est-ce que, comme se le demande Dave James, l’auteur de l’article Why has Star Wars turned its back on digital film ?, la révolution numérique serait maintenant morte ? Pour sa part, le réalisateur J.J. Abrams n’a à ce jour jamais tourné de film en numérique. Avec Star Wars, le réveil de la force (The Force Awakens, 2015), son désir fut de retrouver le feel de la première trilogie, à l’opposé du rendu « trop propre et trop précis130 » des épisodes II (2002) et III (2005). C’est précisément à ce niveau que se joue la puissance fantomatique des revenances et des survivances dont parle Didi-Hiberman131, avec « quelque chose revient, qui s’en était allé ».
J.J. Abrams n’est pas le seul à prendre parti pour l’argentique. Comme le mentionne Dave James dans son article, plusieurs réalisateurs ont le sentiment que la matérialité (la « tangibilité », tel que James y fait référence) de la pellicule-film est impossible à reproduire avec la netteté des images numériques provenant d’un système très régenté. À cause de sa composition chimique, la technologie argentique est soumise à un fonctionnement plus aléatoire ; cela est susceptible d’affecter autant les couleurs que la netteté du visuel, ce qui procure aux images filmiques leur style définitif. Il s’agit d’un effet qui ne se simule pas133. Steven Spielberg et Quentin Tarantino, pour ne mentionner que ceux-ci, sont de fervents partisans de la pellicule-film et refusent encore de tourner un film entier en format numérique.
Certains réalisateurs font même appel à la pellicule 16mm dans le but de retrouver l’esthétique liée à la matérialité du médium argentique. Nous pensons ici au film Le Cygne noir (Black Swan, 2010), réalisé par Darren Aronofsky et tourné presque entièrement en 16mm, format qui possède selon lui un grain qui met une distance avec la réalité134. Pour nous, cette distance, c’est la puissance d’illusion et la capacité poétique de l’image.
L’esthétique analogique a donc un impact sur l’efficacité des images : « […] on y retrouve le grain très appuyé du 16 mm qui donne un aspect authentique et amateur [documentaire] au film. Et surtout, […] on se surprend à avoir la chair de poule durant de très nombreuses séquences […] ».
Donc, même s’il faut, selon Iris Mazzacurati « un peu aimer faire mal aux mouches pour relever une différence flagrante136 » entre la pellicule 35mm et la vidéo haute définition, nous sommes en train de constater que les différences dans le rendu de l’image filmique sont visiblement plus importantes qu’on ne le croit. Si ce n’était pas le cas, pourquoi plusieurs films tournés ces temps-ci, dont plusieurs grandes productions hollywoodiennes, reviendraient-ils à la technologie argentique ? Serions-nous en train de faire marche arrière
– ou du moins s’ajuster – vis-à-vis une révolution technologique qui aurait été surestimée ? Ce phénomène – ce mouvement – est en plusieurs points comparable au disque vinyle (issu lui aussi de la technologie analogique), qui refait tranquillement mais sûrement son apparition sur le marché. Parallèlement – et pour des raisons similaires – le cinéma analogique au niveau consommateur est lui aussi en train de vivre un genre de résurrection.
En effet, la pellicule Super 8mm est sur le point de faire un retour, tel qu’annoncé par Kodak, l’une des plus grandes compagnies de production de pellicule-film. Celle-ci a récemment révélé la mise en marché d’une petite caméra Super 8 dite hybride et alliant les fonctionnalités de la caméra numérique conventionnelle (écran à cristaux liquides, port USB, etc.) et celle d’une caméra pellicule 8mm137. La venue de cette nouvelle caméra représente beaucoup de choses, à la fois pour le cinéma amateur et indépendant, mais également pour le monde du cinéma dans un sens plus large. Le retour d’une technologie qualifiée comme en voie de disparition est signe que quelque chose s’est perdu en cours de route – en cours d’évolution – quelque chose d’impossible à remplacer avec les nouvelles technologies, le numérique en l’occurrence.

L’aura et le fantastique latent

Plus tôt, nous avons parlé de cette tendance anthropomorphique – animiste – que nous avons à conférer des traits humains aux éléments et aux objets qui nous entourent. C’est ainsi que nous en sommes venus à parler du concept de « supplément d’âme » tel qu’élaboré par Gaudreault et Marion. Cette notion se rattache à celle de l’aura qui, selon Didi-Huberman139, ne serait ni une notion mystique ni un « mot de passe » nostalgique. L’aura serait plutôt l’une des clés pour comprendre l’efficacité de l’image, « « auratique » de fait car chargée en termes de contenu140 ». Didi-Huberman souligne également la connivence fondamentale entre la caractéristique phénoménologique de la présentation auratique et la caractéristique matérielle du processus de formation des images. En l’occurrence, l’aura d’une oeuvre cinématographique peut potentiellement être liée à la matérialité du médium filmique, hypothèse qui nous anime et que nous soutenons dans la présente recherche.
Selon Walter Benjamin, l’aura d’une chose serait « l’expérience du regard porté sur un objet et qui est en quelque sorte retourné par lui sur le regardant ». Donc, pour qu’il y ait perception spectatorielle, il doit y avoir participation spectatorielle, avec tout ce que cela implique. Si l’on en croit Didi-Huberman, il n’y a pas d’aura sans apparition d’un lointain et sans regard retourné. Cette apparition du lointain serait aussi pour nous le fameux contact dont parle abondamment Didi-Huberman dans son ouvrage. Les images filmiques d’hier captées sur pellicule (premier niveau d’empreinte) et affectées d’une usure physique (second niveau d’empreinte) ne sont-elles pas l’apparition de ce lointain, soit d’une expérience passée, tout en étant proches, juste devant nos yeux de spectateurs ? Cette situation soulève une question de temporalité, alors que nous constatons que la technologie analogique a la capacité de retenir différentes strates visuelles qui, à leur tour, deviennent des couches discursives. Pour Morin, il s’agirait d’un « signe », soit « le produit le plus abstrait, le plus tardif du cinéma : il ne peut être assimilé qu’après un certain usage et une certaine évolution ». Lorsque toutes ces couches sont mises en relation, leur effet synergique a la capacité de produire un dialogue unique entre l’image et le spectateur, selon la disposition de ce dernier bien entendu.
De ce phénomène se dégage une aura bien particulière pour un spectateur étant disposé à recevoir – à assimiler – ces signes liés à la matérialité de la technologie analogique. Nous avons donc la conviction que le cinéma a ce pouvoir : celui de nous aider à reprendre contact avec une origine bien précise, un lointain bien fixé dans une empreinte sculptée sur la pellicule-film par la lumière. Ce renouement, qui ne peut avoir lieu que si le spectateur a déjà fait l’usage de ce signe en question, pave ensuite la voie à son expérience et sa participation affective. Voilà qui précise la notion de « configuration dialectique » dont nous parlions un peu plus haut.
Morin, pour sa part, ne parle pas d’aura mais bien de « halo fantastique ». Pour lui, ce halo accentue, dans l’art de la photo, le fantastique latent impliqué dans l’objectivité même de l’image144. Ce « fantastique latent » est au coeur de la démarche artistique de Quentin Tarantino et Robert Rodriguez, dans la mesure où ces deux artistes caressent le même objectif : accentuer, à l’aide de la matérialité du médium, la capacité poétique de l’image filmique, et ce, dans le but de reprendre contact avec une certaine origine. C’est ainsi que pourra se dégager le fantastique latent dans l’image, élément qui engagera à son tour la participation affective du spectateur. Comme nous le verrons plus loin, cette même démarche sera mise à l’épreuve avec notre projet de création.

LA PERCEPTION SPECTATORIELLE EN LIEN AVEC L’IMAGE FILMIQUE

Ce qui compte ce n’est pas l’image ; l’image n’est que l’accessoire du film.
Ce qui compte, c’est l’âme de l’image.
Abel Gance

La perception et la phénoménologie

Dans les chapitres précédents, nous avons vu comment le médium analogique – sa matérialité et ses accidents de support – constitue un fragment susceptible d’offrir un supplément d’âme au tout que constitue une oeuvre filmique. Ce faisant, les images se voient bonifiées d’une aura – d’une âme –, élément qui serait, selon Walter Benjamin, l’une des clés pour comprendre l’efficacité des images et, aussi, autant de conditions phénoménologiques qui définissent un certain rapport entre le regardant et le regardé145. La texture visuelle liée à la technologie argentique produirait également une couche de sens supplémentaire, que nous appelons aussi « couche discursive », faisant partie d’une forme de langage et donc capable d’établir un dialogue autant avec le créateur que le spectateur. Ce dialogue opère toutefois sous la forme relativement difficile à cerner des émotions, qui elles sont générées par cette fameuse capacité poétique de l’image. En considérant le fait que « [l]a perception est modelée […] par une vision psychologique dont la mobilité, l’indépendance par rapport à l’image rétinienne, constituent un des grands mystères de l’esprit humain […]146 », nous allons tenter de mieux comprendre ce système et cette dynamique complexes. Pour ce faire, nous allons nous pencher sur la manière dont nous recevons et traitons les images en tant que spectateurs de cinéma, mécanique qui sera subséquemment prise en compte dans une démarche créative de notre part avec le film Doux-amer.
[T]oute perception est une hallucination correctement conduite à partir de signes. Mais au cinéma, c’est une prodigieuse reconstruction syncrétiste où viennent s’intégrer sons, voix, odeurs, qui s’effectue à partir de la seule image visuelle […].
Selon Aumont, ce serait le « phénomène fictionnel » qui inciterait davantage notre participation. Au cinéma, ce phénomène prendrait sa force « […] sur la base des vertus propres de son dispositif et de sa matière sensible […]148 ». Pour nous, cette matière sensible est le médium physique puisque c’est lui qui construit l’image visuelle. Plus tôt, nous avons parlé de la notion d’empreinte et de la manière dont cela se répercute sur les images tirées de la pellicule-film. Dans son ouvrage, Edgar Morin abonde dans le même sens : « [c]ertes, dès son apparition sur terre, l’homme a aliéné ses images en les fixant sur l’os, l’ivoire, ou la paroi des cavernes. Certes, le cinéma est de la même famille que les dessins rupestres des Eyzies, d’Altamira et de Lascaux […]149 ». Il est clair que, de prime abord, Morin désire envisager le caractère visuel du cinéma dans son historicité150. Vu la nature complexe et – plus important que tout – subjective du sujet, traiter de la perception spectatorielle constitue une tâche ardue.
L’art du cinéma, l’industrie du film ne sont que les parties émergées à notre conscience d’un phénomène qu’il nous faut essayer de saisir dans sa plénitude.
Mais la partie immergée, cette évidence obscure, se confond avec notre propre substance humaine – elle-même évidente et obscure, comme le battement de notre coeur, les passions de notre âme.
À partir de ce point, par où commencer notre quête de compréhension de la puissance des images filmiques sur notre psyché ? C’est ici que la phénoménologie entre en jeu, pratique qui traite de l’expérience vécue d’un point de vue philosophique. La phénoménologie, c’est aussi « l’étude des faits de l’expérience vécue, indépendamment des principes ou des théories (étude des rapports du sujet humain avec le monde, de la signification de la réalité sociale…)152 ». Puisque nous ne pouvons pas nous permettre d’entrer trop en profondeur dans les dédales des sciences cognitives, au risque de nous y perdre, la phénoménologie, accompagnée entre autres des théories d’Edgar Morin, constitue un excellent port d’attache pour notre étude.

La magie

Dans Le Cinéma ou l’homme imaginaire, Edgar Morin parle de la manière dont plusieurs théoriciens caractérisent le cinéma168. Jean Epstein parle d’« art spirite », Michel Dard affirme que « [l]e cinéma est rêve », notion rejoignant celle de Paul Valéry qui demande « [n]’est-ce pas aussi un rêve que le cinéma ? » tandis que Maurice Henry dit : « [j]e vais au cinéma comme je m’endors ». Cette notion qu’est celle du rêve occupe une place importante dans l’ouvrage de Morin. D’ailleurs, le mot « rêve » fait partie d’un champ lexical récurrent où les mots « magie, merveilleux, irréel, etc. » expriment le désir impuissant d’exprimer l’inexprimable. Ils sont « les mots de passe de l’indicible ». Et Morin d’ajouter : « [n]on qu’ils ne veuillent rien dire ; ils ne peuvent rien dire ».
De prime abord, il peut paraître inconcevable d’affirmer que les mots ne peuvent rien dire.
Cette notion prend toutefois tout son sens à la lumière de la thèse de Merleau-Ponty selon laquelle « un film ne se pense pas, il se perçoit ». Dans cette optique, comment serait-il possible de mettre des mots justes et fidèles sur cette perception, sur ce ressenti de la part du spectateur de cinéma ? Il faut tout de même tenter de définir une zone à l’intérieur de laquelle les rouages de la perception sont susceptibles de nous apparaître plus clairement, et c’est ici que les travaux de Morin entrent en jeu. Même si l’ouvrage de ce dernier remonte aux années cinquante, ses théories et son approche restent des plus pertinentes pour nous. Après tout, seule la technologie a évolué depuis ; le spectateur, lui, est sensiblement resté le même, dans sa grande sensibilité humaine et dans sa manière de percevoir les images.
Morin mentionne que « théoriciens, universitaires et savants retrouvent pour qualifier le cinéma les mêmes mots, la même double référence à l’affectivité et à la magie ». Il affirme lui-même que le cinéma se produit, en partie, sous « l’action de la magie des métamorphoses». De plus, selon Moussinac, l’image cinématographique maintient « le contact avec le réel et transfigure aussi le réel jusqu’à la magie ». Ces notions de métamorphose et de transfiguration rejoignent directement celle de la cinématographiation offerte par Gaudreault et Marion lorsqu’ils parlent d’injecter « dans les images un supplément venant transcender le simple enregistrement et révéler un nouveau potentiel du moyen d’expression174 ». Pour nous, c’est essentiellement ce nouveau potentiel qui constitue cette magie dont Morin parle abondamment et qui caractérise l’ancrage théorique de son ouvrage.
Comme il le précise : « [l]a magie est notre cadre de référence […] [c]ar […] nous n’identifions nullement le cinéma à la magie : nous mettons en relief les analogies, les correspondances ». La magie à laquelle nous faisons ici référence n’a donc pas de lien avec l’aspect surnaturel auquel elle est souvent associée, mais plutôt à sa « puissance de séduction, d’illusion et de charme séducteur ». Il faut également préciser que « [l]a magie n’a pas d’essence : vérité stérile s’il s’agit simplement de remarquer que la magie est illusion. Il nous faut rechercher les processus qui donnent corps à cette illusion ». C’est justement par ce pouvoir, celui de séduction et d’illusion, que la magie constitue pour nous l’un des moteurs qui alimentent la capacité poétique de l’image, puisque l’image filmique est elle-même une illusion. « La magie […] c’est l’image considérée littéralement comme présence et survie.178 » L’image est présence et survie, car, tel que nous l’avons déjà établi, elle est une empreinte, soit le contact d’une absence. En retour, ce contact d’une absence constitue la présence de l’image dont parle Morin, tandis que la notion de survie qui l’accompagne rejoint celle de survivance de Didi-Huberman. Une fois de plus, nous nous retrouvons face à la puissance fantomatique de l’image, où le lointain (les images d’un autre temps), de par la manière où il est fixé sur un support matériel (le médium filmique) est susceptible de générer des sensations et des émotions (la capacité poétique) chez le spectateur du présent. N’oublions pas que l’acte de percevoir est toujours inscrit dans l’immédiat, dans le maintenant et dans le présent. Le contact avec l’absence, c’est donc le spectateur qui, maintenant, regarde l’empreinte de l’image du passé, phénomène qui crée survie et présence, soit la survivance.
Ce phénomène opère dans une « zone syncrétique, fluide, que l’on appelle le domaine du sentiment, de l’âme ou du coeur. La magie y est en germe dans la mesure où l’image est présence […]181 ». Nous voilà donc un peu plus en mesure de comprendre dans quel contexte cette fameuse magie peut opérer. C’est aussi de cette manière qu’un film – l’image filmique – ne se pense pas, mais qu’il se perçoit. Pour le spectateur de cinéma, tout se joue dans le domaine de l’affect, soit celui du sentiment, de l’âme ou du coeur. C’est ainsi qu’il peut recevoir et traiter la magie de l’image. Morin précise qu’il se réfère à la magie « non pas comme à une essence, mais comme à certain stade et certains états de l’esprit humain ».
Ces états sont souvent nébuleux ainsi que difficiles à comprendre, ce qui rend plus ardue la tâche de décoder la perception spectatorielle. Après tout, « […] magie, subjectivité et participation affective constituent une grande zone d’ombre où règnent les raisons que la raison ne connaît pas184 ».
Au sein de cette facette de la perception spectatorielle repose donc une systémique où tous les éléments sont interdépendants : « [t]out ce qui est image, tend dans un sens à devenir affectif et tout ce qui est affectif tend à devenir magique. Dans un autre sens, tout ce qui est magique tend à devenir affectif185 ». Enfin, c’est aussi là qu’opère la phénoménologie, l’outil nous permettant d’explorer ce phénomène plus en profondeur. Pour ce faire, il est important, dans une certaine mesure, de doser ce que la « conscience rationnelle et objective » apporte à cette équation, au risque de voir s’hypertrophier « la vie ‘‘intérieure et affective’’186 ». Nous parlons ici des deux pôles cruciaux que sont l’objectivité et la subjectivité et de l’équilibre fragile qu’ils entretiennent dans le processus de perception – et de participation – spectatorielle.
C’est parce que toute participation débouche en même temps sur une subjectivité et une objectivité, une rationalité et une affectivité qu’une dialectique circulaire entraîne le film comme système objectif-subjectif, rationnel-affectif.

La photogénie

Selon Dziga Vertov, la photogénie est liée au charme de l’image cinématographique.
Morin, lui, définit la photogénie comme suit : « [l]a photogénie est cette qualité complexe et unique d’ombre, de reflet et de double, qui permet aux puissances affectives propres à l’image mentale de se fixer sur l’image issue de la reproduction photographique189 ». À l’époque où Morin a rédigé son ouvrage, la technologie analogique constituait la seule manière de reproduire et de diffuser des images. Depuis, comme nous le savons, la technologie numérique a effectué une percée flamboyante dans le domaine de la captation et de la diffusion des images filmiques190. Si la photogénie constitue un « […] transfert sur l’image photographique des qualités propres à l’image mentale […]191 », nous pouvons assurément établir que ce même processus est possible sur l’image numérique. C’est toutefois la manière dont ce processus opère et les résultats inhérents qui diffèrent largement.

La participation

Nous avons établi un peu plus tôt que, selon Merleau-Ponty, notre perception – et notre participation – face aux images filmiques est différente de celle que nous entretenons face au monde réel. « L’image cinématographique, à qui il manque la force probatoire de la réalité pratique, détient un pouvoir affectif tel qu’elle justifie un spectacle. À sa réalité pratique dévaluée correspond une réalité affective éventuellement accrue […]199. » Cette réalité affective, c’est aussi le « charme de l’image200 ». À ce sujet, Morin parle de ce qui est ressenti devant le spectacle du cinéma en utilisant le terme « affectivement vécu », par opposition au « pratiquement vécu » de l’expérience humaine quotidienne.
Il y aurait ainsi une sorte de « potentiel émouvant202 » par-delà la propriété cinématographique des choses. Ce potentiel est révélé par l’expérience spectatorielle, qui en est une très subjective.
Il y a des langages de mots, il n’y a qu’un langage de cinéma. Ce qui n’a de nom dans aucune langue se trouve précisément avoir le même nom dans toutes les langues […] Le langage du cinéma, dans son ensemble, est fondé, non sur des réifications particulières, mais sur les processus universels de participation.
C’est dans cette participation, qui est « le lieu commun à la fois biologique, affectif, intellectuel des énergies humaines premières », que tout se passe pour le spectateur. Ce langage du cinéma est effectivement issu d’une dialectique qui opère entre l’image filmique et le spectateur et nourri par des couches discursives (des couches de sens). « Cette qualité qui est, non dans la vie, mais dans l’image de la vie, comment la définir ? La photogénie est ‘‘cet aspect poétique extrême des êtres et des choses’’ […]205. » Puisque la participation qui nous intéresse est liée à la poésie issue de l’image filmique – le charme de l’image –, nous caractérisons donc cette participation comme « affective ».
Dans le cinéma de fiction, l’image de la vie est recréée soit par un processus chimique (des grains issus des sels d’argents) ou par un processus électronique (des pixels issus d’un calcul binaire). Chacune de ces technologies recrée et représente la vie différemment, même si les nuances sont parfois subtiles. Selon nous, cette manière de représenter le réel, liée à la photogénie, influence la participation affective plus qu’on ne le croit. La structure de l’image argentique est donc bien différente de celle numérique, car il est possible de percevoir à l’oeil nu le « fourmillement » du grain, soit cette texture légèrement sablonneuse qui est au coeur même de la structure de l’image et qui est constamment – mais très subtilement – en mouvement. Avec l’image numérique, nous avons davantage un effet de stabilité et de lissage dû à l’immobilité du pixel.
En fin de compte, « [l]’esthétique est la grande fête onirique de la participation […] ».
Tout comme les différentes techniques de mise en scène, elle tend à « exalter et pré-fabriquer la participation du spectateur ». Tel que Morin le mentionne, « pour se concrétiser objectivement avec plus de précision et plus d’aisance, la participation a besoin d’un support extérieur […]210 ». Au cinéma, ce support est le médium. Ce fragment de la forme opère évidemment en synergie avec les autres fragments : « [l]e film porte en lui l’équivalent d’un amorceur ou d’un déclencheur de participation qui en mime à l’avance les effets211 ». Tel que nous l’avons vu plus haut, la participation du spectateur dépend de cette systémique relativement fragile. « Le cinéma c’est exactement cette symbiose : un système qui tend à intégrer le spectateur dans le flux du film. Un système qui tend à intégrer le flux du film dans le flux psychique du spectateur. »

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Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE 1
Notre territoire de recherche-création dans un contexte d’évolution technologique
1.1 L’Invasion des profanateurs
1.2 Le mimétisme technologique
1.3 Le numérique comme élément déclencheur
1.4 Températures technologiques
1.5 Les « morts » du cinéma
1.6 Les couches discursives
CHAPITRE 2
La matérialité du médium comme configuration dialectique
2.1 L’empire des sens
2.2 L’animisme
2.3 Petite ontologie de l’image analogique et numérique
2.4 L’empreinte
2.5 Le meilleur des deux mondes
2.6 À l’épreuve de la mort
2.7 Le passé revient
2.8 L’aura et le fantastique latent
CHAPITRE 3
La perception spectatorielle en lien avec l’image filmique
3.1 La perception et la phénoménologie
3.2 La magie
3.3 La photogénie
3.4 La participation
3.5 Le réel et l’illusion du réel
3.6 Le contexte
CHAPITRE 4
La capacité poétique de l’image filmique
4.1 La poésie cinématographique
4.2 Le visible et l’invisible
4.3 Le temps
4.4 Le souvenir
4.5 La photogénie comme élément poétique
4.6 La sensation
CHAPITRE 5
Une poïétique inspirée de la matérialité du cinéma analogique
5.1 Prélude
5.2 L’expérimentation à caractère phénoménologique
5.3 Suite de l’expérimentation
5.4 Doux-amer
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
FILMOGRAPHIE
APPROBATION ÉTHIQUE

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