La notion de PIETE chez PLATON

Eὐεϐής employé comme adjectif

    S’interrogeant sur ce en quoi consiste la vie bonne, Socrate et son interlocuteur Protarque arrivent à se demander si la vie bonne est une vie de plaisir. C’est dans cette recherche que Socrate interroge Protarque en ces termes : « un homme juste (δίκαιος), pieux (εὐεϐής) et bon n’est-il pas aimé des dieux ? »1. Assurément la réponse serait oui. L’homme pieux de ce passage, c’est celui qui craint Dieu avec respect et amour : c’est en un mot le dévot. La piété serait alors une sorte de dévotion. C’est alors à juste titre que les Lois réprimandent les impies en les incitant à abandonner leurs façons de vivre « pour se porter vers celles qui favorisent la piété », celles qui favorisent la crainte et le respect des dieux aussi bien en paroles qu’en actes. La façon de vivre qui favorise la piété consiste à ne pas « douter de l’existence des dieux, croire que les dieux se désintéressent des affaires humaines, considérer que les dieux puissent être fléchis par des sacrifices et séduits par les prières »2. Bref, croire à l’existence des dieux, bannir l’idée que les dieux se désintéressent des humains et offrir des sacrifices désintéressés, telle est l’exigence d’une vie pieuse, exigence dont le non respect est réprimandé dans les Lois. Dans la Lettre II, l’usage du mot ‘’saint’’ conforte plus notre position sur le sens qu’on lui donne. S’adressant à Denys II, Platon affirme que « nous ne pourrions certes rien faire de si saint que de nous en préoccuper ». Faire quelque chose de saint, c’est se préoccuper d’une conduite convenable, éviter toutes paroles ou tous actes défectueux dans nos relations mutuelles les uns avec les autres et mieux, dans ce contexte où Platon envisage le règne d’un philosophe roi ou d’un roi philosophe, faire quelque chose de saint, c’est éviter tout acte tyrannique qui révèle le caractère odieux de celui qui s’y applique. Le mot saint révèle tout ce qui est respectable, commode, ce qui craint la volonté divine et respecte l’importance de la valeur humaine.

Le pieux en tant qu’adjectif

  A la suite de la deuxième tentative de définition d’Euthyphron, Socrate se donnait comme préoccupation de soumettre à examen la nouvelle définition. Il l’exprime en ces termes : « Examinons bien ce que nous disons : ce qui est aimé des dieux et un homme aimé des dieux, sont pieux ; tandis que ce qui est haï des dieux et celui qui l’est sont impies »1. L’homme pieux (ὅσιος) serait celui aimé des dieux et impie (ἀνόσιος) celui qui est haï par les dieux. Les dieux incarnant l’idée de sainteté, ne peuvent s’allier à ce qui est impur ; ils ne peuvent aimer que ce qui est en accord avec leur nature. Pour être donc aimé des dieux, l’homme doit imiter tout ce qu’il est convenable d’imiter et qui lui confère une notoriété dans la société. Dans cette perspective, Platon retrace dans la République ce qu’il convient aux gardiens d’imiter afin de paraître juste aux yeux de la divinité. Le principe selon lequel les gardiens de la cité doivent être dispensés de tous les autres métiers étant désormais acquis, ils doivent à présent être exempts de toute imitation. Si éventuellement imitation il devait y avoir, elle ne concernerait que ce qu’il convient d’imiter dans l’âge de la jeunesse. Ils n’imiteront que des « hommes courageux (ἀνδρείους) modérés (σώφρονας), pieux (ὁσίους), libres (ἐλευϑέρους) et tout ce qui s’en rapproche ». La restriction de l’imitation au caractère de ce qui semble agréable et parfait fait apparaître la piété aux côtés des autres vertus que sont le courage, la tempérance et la libéralité. La sainteté transparaît et trouve sa place de telle sorte qu’on ne pourra imiter que des hommes courageux, modérés, saints et libres. Puisque nous sommes ici dans la perspective de l’organisation d’une cité idéale, l’homme saint aurait rapport à celui qui ne fait aucun usage de médisance, qui ne bafoue pas le droit de son prochain et qui tout en étant sobre, recherche l’équilibre et l’harmonie autour de lui. Si ces valeurs humaines sont respectées, il va de soi que le respect de l’autorité divine ne peut poser aucun problème. L’homme pieux incarnant le caractère de saint fait ressortir la sainteté comme une valeur capitale militant aux côtés des autres vertus cardinales pour former un ensemble cohérent de vertu absolue. Cette idée trouvera son retentissement dans le passage ci-dessous du Gorgias. Si Euthyphron pouvait formuler sa défense dans un des passages du dialogue qui porte son nom en ces termes : « la partie de la justice qui est pieuse et religieuse est celle concernant le soin dû aux dieux : ce qui concerne les hommes constitue le reste de la justice »1, cette proposition trouve son explication dans un passage du Gorgias, où Socrate affirme que le sage doit agir comme il convient dans les rapports avec les dieux et les hommes. Ainsi la justice exige d’accomplir son devoir envers les hommes, tandis que la piété consiste à s’acquitter de ce qui est dû aux dieux. Dans ce contexte, il est aisé de constater que la justice viserait exclusivement les relations entre les hommes, alors que, pour Euthyphron, ces relations ne constituent pas une vertu à part, mais le « reste » de la justice. L’homme raisonnable qui agit à l’égard des dieux le fait « avec piété »3. Quand il agit à l’égard des hommes, il le fait avec justice. La déduction qui en ressort est que l’homme pieux est celui qui agit comme il convient à l’égard des dieux ; c’est agir d’une façon pieuse. Or agir d’une façon pieuse, c’est agir à l’égard des dieux en suivant la lumière de sa raison même si on sait qu’il y a d’autres formes de piété qui s’appliquent à l’homme. C’est pourtant bien connu que tout acte relevant du domaine de la raison est forcément un acte moral et plein de sens. Agissant ainsi sous la conduite de la raison à l’égard des hommes (avec justice) comme à l’égard des dieux (avec piété), l’homme devient heureux, car il réussit tout ce qu’il entreprend. Par conséquent, celui qui voudra être heureux doit s’appliquer toute sa vie à pratiquer le bien, à poursuivre les vertus, à pratiquer la piété non seulement à l’égard des dieux mais aussi à l’égard des hommes. Si, dans le Gorgias, la justice vise exclusivement les relations entre les hommes tandis que déjà pour Euthyphron ces relations ne constituent pas une vertu à part mais le « reste » de la justice, on peut oser affirmer que dans le Gorgias la piété n’est pas subordonnée à la justice. Cependant, celui qui se livre à des désirs déréglés, excessifs sans tenter de s’en abstenir, celui-là ne sera ni aimé des dieux ni aimé des hommes. Non seulement il sera refoulé de tous mais il subira un énorme châtiment. Il sera écarté de toute relation communautaire avec les individus de la société. Car il sera privé d’amitié. Nous analyserons plus amplement ce volet à travers l’usage qu’en fait Platon dans les Lois.

ὅια : l’usuel et le profane

   Dans sa tentative de faire l’apologie de l’injustice, Thrasymaque la considérant à son point le plus élevé, se sert de l’exemple du pouvoir tyrannique. Il considère ce pouvoir au comble de son injustice comme un pouvoir capable de s’emparer d’un seul coup et avec une certaine atrocité de tous « biens sacrés et profanes, de biens privés et publics »2. Il est à remarquer ici que le mot ὅια employé dans ce contexte prend le sens de sacré ; Un bien qui appartient au service ou au culte dû aux dieux par l’homme. Il peut toutefois s’agir des offrandes ou même des rites. L’injustice dans ces conditions peut bien s’emparer de la jouissance du culte ou des offrandes dues aux dieux alors que toutes ses choses devant appartenir aux dieux sont considérées comme sacrées. Les choses sacrées sont donc au delà de nous, hors de notre portée et par conséquent, hors de notre contact. L’homme reste pur tant qu’il ne transgresse pas les limites de ce qui est hors de sa portée. Sitôt qu’il franchit les limites, il devient impur et corrompt par son impureté les choses sacrées. Les Lois viennent juste à propos pour réprimander toutes atteintes au sacré. En se donnant comme préoccupation de fixer une peine unique pour tout genre de crime. Revenant à la charge, Clinias voudrait quant à lui distinguer par exemple un vol grave d’un larcin sans importance, commis en un « lieu sacré ou profane ». Le mot ὁίων dont la traduction est rendue ici par le terme pur est employé dans ce contexte pour désigner un lieu des saints, un lieu purifié, libéré de toutes culpabilités par les offrandes et les prières. C’est un lieu qui a été mis à part, un lieu réservé, consacré. Commettre un vol en un lieu sacré consiste à dépasser les barrières du profane pour atteindre les objets qui sont hors de notre portée. Le sacré est « interdit et séparé »1 de nous.

Le platonisme au-delà des limites de la religion de son temps

   Au terme de cette analyse des différentes occurrences, ce qu’il faut admettre est que les deux notions, à savoir ὅιον et εὐσέϐεια, ne sont guère équivalentes. L’εὐσέϐεια se définit comme « l’adéquation des pratiques de chacun à celle que la cité attend. »1. C’est une piété qui, non seulement se définit par de simples sentiments mais aussi par des actes ou pratiques qui prennent en considération les rites et les pratiques jugés adéquats par l’organisation du culte. En tant que telle, c’est une piété qui s’inspire de la culture et des institutions traditionnelles grecques. Doit-on continuer indéfiniment à reposer la piété sur une conception traditionnelle ? « Faire quelque chose parce qu’il est traditionnel de le faire (εὐσέϐεια) risque d’amener un jour à cesser de le faire sans plus de raison »2. Entretenir une telle conception avec la piété serait une manière de la relativiser, car chaque contrée ayant une culture et un dieu, on en viendrait à une diversité de piétés. Mieux, une notion aussi importante ne mérite pas d’être aussi marginalisée. Pour éviter que la notion ne ternisse son image, il fallait la redéfinir, la concevoir sous un autre angle autre que le contexte culturel ou mythique dans lequel la piété s’est engluée. Or, pour dire piété, Platon utilise les deux notions εὐσέϐεια et ὁιότης mais avec une préférence pour l’ὁιότης. Si l’εὐσέϐεια se définit comme pratique du culte et croyance, l’auteur retrouve en ὁιότης une notion plus profonde et bien imbibée de toute la signification de la piété : elle est une valeur. Pourquoi faut-il ruiner la signification de l’ εὐσέϐεια telle qu’elle avait été de tout temps conçue ? Comme nous le disions un peu plus haut, l’εὐσέϐεια est une pratique et en tant que telle, elle est un culte officiel adressé aux dieux de la cité. Ce culte est composé de prières, d’offrandes ou de sacrifices. Les prières accompagnent toujours les actes importants du culte, notamment les sacrifices et la consécration des offrandes. Les Grecs sont reconnus pour leur dévouement en matière de culte rendu aux dieux. Leurs prières ont cette particularité d’associer les dieux à l’entreprise et à la vie quotidienne des individus de la cité. Elles ont cette particularité de rapprocher les dieux des hommes. Vue sous cet angle, la prière est personnelle et diffère d’un individu à un autre selon le besoin ressenti ou selon le mobile qui conduit à la prière. C’est donc un lien verbal d’invitation de la divinité à suivre et à assurer l’activité humaine. Le lien étant maintenu, l’offrande vient établir une marque de reconnaissance à dieu pour rendre témoignage de la sympathie qu’il nous accorde. Il n’est pas non plus exclu que l’offrande soit faite en prélude d’un besoin qu’on souhaite soumettre à dieu. Toutes ces pratiques, les Grecs se les appropriaient, et c’est cela qui sous-tendait le fondement de l’εὐσέϐεια. Ainsi, la cité grecque, telle que plusieurs textes nous le démontrent, est un véritable réceptacle de mythes où les dieux sont en conflit permanent à cause de leurs différents actes. C’est donc à juste titre que Euthyphron, dans le dialogue qui porte son nom, en vient à sa conception de la piété. L’εὐσέϐεια, ayant trait au culte et à la croyance, constituait la religion d’Etat qui exige qu’on s’y applique en y participant activement. Socrate même s’y est appliqué et c’est à juste titre que Xénophon, dans Les Mémorables, s’étonne de l’accusation portée contre le maître : « Je m’étonne donc que les Athéniens aient jamais pu croire que Socrate avait sur les dieux des opinions condamnables, lui qui n’a jamais rien dit, jamais rien fait d’impie (αεϐες) à l’égard des dieux, et dont les discours et les actes étaient tels que l’homme qui agirait et parlerait comme lui serait et passerait pour être le plus pieux (εύεϐέτατος) de la terre. »1. Parlant de lui, il pouvait encore en témoigner : « On le voyait, en effet, sacrifier souvent, soit à l’intérieur de sa maison soit sur les autels publics ». Il a sacrifié à la tradition en se disant qu’il obéit à la loi de la cité. Cela ne l’empêcherait pas en tant que citoyen de critiquer et d’apporter la lumière nécessaire sur une notion qui est en perte de valeur. Définir la piété en se servant des mythes ou en la concevant sous le couvert du respect des rites de la religion constitue une véritable entorse à la conception de la piété. En obéissant à l’exigence des sacrifices et des offrandes, on serait tenté de croire que les sacrifices peuvent rendre les dieux flexibles au point de leur faire changer de position. Tout porte à croire qu’il suffit d’un simple sacrifice pour qu’un dieu tutélaire s’adoucisse, quand il vient à être irrité par notre agissement. Mieux l’acte de piété serait semblable à un commerce avec les dieux ; cet acte se ramènerait alors à un troc au cours duquel il suffit d’offrir quelque chose à la divinité pour espérer d’elle l’accomplissement de notre volonté, qui parfois se trouve être une volonté perverse, relevant de notre seul ressort et ayant en aversion l’intérêt commun. Dans cette logique, le lien entre l’homme et le divin serait un lien purement commercial qui privilégierait l’intérêt particulier au détriment de l’intérêt public. Si le lien est rabaissé au plus bas de son piédestal, il va de soi que le divin même est dépouillé de toute son autorité. Entretenant un commerce avec les dieux, l’homme rabaisserait dieu à sa portée si, bien sûr, il lui accorde une importance. Au cas contraire, il le considérerait comme un être moins que lui, car il prétendrait que les dieux dépendent de lui à cause des différents sacrifices. Avoir une telle pensée, c’est croire que les dieux peuvent obéir à nos caprices et c’est aussi croire qu’ils sont manipulables. Une telle idée s’oppose à la justice, car elle fait entorse au déroulement adéquat des situations et brise l’harmonie sociale. C’est pour éviter une telle crise de valeur que Platon repense la notion en la rationalisant, en la concevant au dessus des pratiques culturelles de son temps. Si, avec l’εὐσέϐεια on voit transparaître tout le culte grec, la religion d’Etat, officialisée et s’imposant à tous, l’ὅιον quant à lui « fait signe vers l’Idée, principe et valeur par quoi il est ce qu’il est. »1. C’est ce vers quoi doit tendre la piété : la vraie piété est Idée, principe et valeur ; et pour cela ne doit être associée à rien qui puisse la corrompre. Tout ce qui est Idée est de l’ordre de la raison, de la pensée et s’oppose ainsi à toute conception empirique, toute conception imaginaire qui laisse place aux fantasmes et à la déraison. L’ὅιον ne se fonde sur aucun objet mais sur lui-même. Platon critique l’εὐσέϐεια en tant que sentiment émanant de la religion d’Etat de son époque, en distinguant la vraie piété qui n’est pas un savoir faire en matière de sacrifice ou de commerce avec les dieux mais une piété qui consiste en une réflexion philosophique.

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Table des matières

Introduction
Première partie : Position du problème
1. Chapitre premier : Emploi et dérivés de εὐσέϐεια
1.1 Genèse de mot
1.2 Eὐεϐής employé comme adjectif
1.3 Le substantif dérivé de εὐσεϐεια
1.3.1 Le substantif masculin
1.3.2 Le substantif neutre το εὐεϐές
2. Chapitre deuxième : les différents dérivés et emplois de όσιότης
2.1 Le pieux (ὅσιος) appliqué à une personne en tant qu’adjectif et substantif
2.1.1 Le pieux en tant qu’adjectif
2.1.1.1 La conjonction juste et pieux
2.1.2 Le pieux employé comme Substantif
2.2 L’emploi du pieux pour qualifier une chose
2.2.1 L’emploi de l’adjectif
2.2.1.1 ὅσια entendu comme ce qui est pie, permis par les dieux
2.2.2 Les substantifs singulier et pluriel : ὅια et ὅιον
2.2.2.1 ὅια : l’usuel et le profane
2.2.2.2 Le substantif neutre singulier
2.2.3 Synthèse
Deuxième partie : Interprétation
1. Chapitre premier : justice et piété
1.1 Le platonisme au-delà des limites de la religion de son temps
1.2 Philosophie et philosophie politique
2. Chapitre deuxième : portée de la pensée de Platon
2.1 La théorie de Porphyre sur la piété
2.1.1 L’abstinence de la chair et l’attitude de Porphyre face aux lois de la cité
2.1.1.1 L’abstinence de la chair
2.1.1.2 L’attitude de Porphyre face aux lois de la cité
2.2 La portée de la pensée de Platon chez les philosophes modernes
Conclusion
Références Bibliographiques

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