La notion de dangerosité : une illustration des liens ténus entre justice et psychiatrie

Si son rôle a « varié depuis sa création », la psychiatrie « a depuis ses origines un rôle social de régulateur d’un certain nombre de tensions » (1). Ces mots de Rechtman nous rappellent que la psychiatrie n’est pas une spécialité médicale comme les autres. Plus encore qu’à d’autres, on lui demande largement et en maintes occasions de dépasser sa mission première de soin. Ses liens étroits avec la justice, le droit, la philosophie, l’éthique, la politique, et le politique remontent à ses origines. Sans doute son champ s’élargit-il encore lorsque le terme consacré devient celui de la « santé mentale ».

Portelli rappelle qu’au 19ème siècle, c’est à l’occasion de la question de la responsabilité et de la prise en charge des sujets jugés en « marge » de la société, et contre lesquels il faudrait protéger cette dernière, qu’un partage s’opère entre justice et psychiatrie en matière de contrôle social : l’« aliénation mentale » devient une cause d’irresponsabilité pénale et les aliénés passent sous la responsabilité du psychiatre (2).

LA NOTION DE DANGEROSITÉ : UNE ILLUSTRATION DES LIENS TÉNUS ENTRE JUSTICE ET PSYCHIATRIE 

S’intéresser à la dangerosité, c’est se heurter à une première difficulté : celle de sa définition (12,13). Nous tenterons d’en délimiter les contours, ce qui nous amènera à distinguer dangerosité psychiatrique et dangerosité criminologique. L’une comme l’autre feront alors l’objet d’une attention spécifique quant au cadre législatif qui fait qu’elles sont aujourd’hui des notions centrales pour le quotidien du psychiatre, que ce soit dans son activité de soins ou dans son activité expertale.

DANGEROSITÉ OU DANGEROSITÉS : UN CONCEPT ANCIEN ET DES DÉFINITIONS INCERTAINES

En 2006, les membres de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme s’inquiètent de la place centrale faite au concept, flou, de dangerosité, «notion émotionnelle dénuée de fondement scientifique » pour Norman Bishop (14). Concept « sans consistance », ni vraiment médical, ni vraiment juridique pour Liotta, notion sans valeur scientifique pour Debuyst, « floue par excellence » pour HirsshelmannAmbrosi : si les auteurs ne manquent pas, le concept de dangerosité et sa définition ne font pas l’unanimité à travers les pays, les époques, ou les théories divergentes (15–18).

La dangerosité, notion pérenne de politique criminelle

La dangerosité, ce n’est pas le danger, « ce qui menace la sûreté, l’existence de quelqu’un ou de quelque chose » (Petit Robert). Ce n’est pas non plus le risque, « danger éventuel plus ou moins prévisible » (Petit Robert) ou « possibilité, probabilité d’un fait, d’un événement considéré comme un mal ou un dommage » (Petit Larousse), mais c’est plutôt dans ce registre, celui de la probabilité, que l’on se situe. Sans précision, la dangerosité désigne en effet pour le dictionnaire le « caractère dangereux » (Petit Robert et Petit Larousse) ou « la probabilité de passage à l’acte délictueux ou criminel » (Petit Larousse).

La Haute Autorité de Santé insiste sur la nécessité d’évoquer la notion de « violence, acte par lequel s’exerce la force, qu’elle soit physique ou morale », pour définir la dangerosité, « habituellement abordée comme un risque de violence » et « étudiée sous l’angle des passages à l’acte violents ou des condamnations pour acte violent » (19). Deux composantes apparaissent ainsi au premier plan lorsque l’on cherche à cerner au mieux la notion de dangerosité : d’une part une référence à la criminologie, d’autre part la notion de probabilité. Une perspective historique est intéressante pour resituer la dangerosité, et cette référence à la criminologie, dans les débats.

Danet rappelle que la dangerosité est une notion pérenne de politique criminelle, «séculaire et mutante », qui apparaît formellement à la fin du 19ème siècle, au terme d’une succession de dénominations : témibilité, nocuité, périculosité, état dangereux et enfin dangerosité (10). La thématique de l’individu dangereux est probablement à l’origine des deux « écoles » que sont en matière criminologique l’école positiviste d’anthropologie criminelle italienne d’un côté, et l’école de la défense sociale, d’abord belge avec Prins, de l’autre (11). Le concept est notamment formé par l’école positiviste italienne de la seconde moitié du 19ème siècle de Lombroso, Ferri et Garofalo. Ce dernier définit en 1878 la témibilité : « perversité constante et agissante d’un délinquant et la quantité de mal que l’on peut redouter de sa part ». Il définit en parallèle l’adaptabilité d’un délinquant, « conditions dans lesquelles il cessera d’être dangereux », défendant l’idée qu’une enquête sociale s’impose dans le cadre de l’évaluation de la dangerosité .

Voyer établit que c’est dans un contexte de défense sociale que naît le concept de dangerosité au 19ème siècle, c’est-à-dire dans une volonté de protection de la population contre le crime (9). Indissociable de la criminologie depuis sa naissance, et de sa tentative d’aborder le problème de la délinquance, Debuyst explique que le concept devenu omniprésent est né de l’objectif de contrôle des individus dangereux: la notion de dangerosité « trouve son origine dans une volonté politique qui s’est clairement affirmée : celle de gérer une population d’individus posant problème, en vue de la discipliner et d’exercer sur elle un contrôle » (15). On recherche la maîtrise des activités criminelles et la gestion des populations susceptibles de heurter l’ordre social afin de s’en protéger. La dangerosité est utilisée pour tenter de comprendre les conditions nécessaires au passage à l’acte et l’évaluation de la probabilité d’un comportement délinquant futur .

A l’époque contemporaine, la dangerosité se voit proposer différentes définitions. Pour les uns « propension à commettre des actes d’une certaine gravité, dommageables pour autrui ou pour soi, fondés sur l’usage de la violence », elle est pour d’autres une construction sociale qui se modifie selon les valeurs changeantes de la société (9). C’est d’ailleurs bien l’idée que reprend la Haute Autorité de Santé, lorsqu’elle souligne que « la dangerosité est une perception subjective qui connaît des évolutions en fonction du temps et des lieux et au regard des exigences variables du droit pénal positif et des attentes de la société en termes de sécurité et de protection » .

Bénézech insiste sur l’absence de définition valable de la dangerosité, et tente la définition suivante : « état, situation ou action dans lesquels une personne ou un groupe de personnes font courir à autrui ou aux biens un risque important de violence, de dommage ou de destruction » (21–23). C’est la définition de l’état dangereux par Debuyst en 1953, « phénomène psychosocial caractérisé par des indices révélateurs de la grande probabilité pour un individu de commettre une infraction contre les personnes ou les biens », qui représente la définition la plus retenue de la dangerosité criminologique à ce jour : appréciée autrefois au regard de l’acte passé, elle s’évalue désormais au regard des actes à venir (24,25). Mais Debuyst, pour qui la dangerosité est avant tout la « maladie infantile de la criminologie », ajoute qu’elle est aussi la « probabilité que présente une situation de donner lieu à des comportements de ce genre », mettant en exergue les deux visages de l’évaluation de la dangerosité : la dimension personnelle, et la dimension situationnelle et environnementale (20,26). Il préconise un éclatement de la notion de dangerosité, voyant en elle une « préoccupation qui unifie artificiellement une pluralité de difficultés se situant dans des problématiques différentes et qui pourraient donner lieu à une pluralité de démarches ».

Quelle que soit la définition retenue, elle prend en compte l’ensemble des facteurs environnementaux et situationnels susceptibles d’engendrer un passage à l’acte (27). Nombre d’auteurs insistent ainsi sur l’importance des circonstances lorsque l’on aborde la dangerosité : Buffard par exemple préfère parler de « situation dangereuse » (26). Cette importance accordée aux circonstances traduit combien les observations révèlent que la dangerosité ne présente pas un caractère permanent, qu’elle est souvent fluctuante, dépendante de facteurs environnementaux, de facteurs de stress, ou encore de facteurs de protection, et doit à ce titre être considérée comme un processus dynamique (27).

La dangerosité et son corollaire le risque sont les deux concepts qui font évoluer la justice pénale avec l’entrée en vigueur du Code Pénal de 1994. Relevant du champ pénal, jamais explicitement définie dans les textes de loi mais renvoyant clairement au souci de prévention de la récidive (comme en témoigne par exemple le titre du rapport Burgelin de juillet 2005 : « Santé, justice et dangerosité : pour une meilleure prévention de la récidive »), cette dangerosité qualifiée désormais de criminologique se manifeste par une absence de pathologie psychiatrique, et diffère de la dangerosité psychiatrique  .

Dangerosité criminologique et dangerosité psychiatrique, une distinction empirique

Si la psychiatrie du 20ème siècle, orientée vers la psychanalyse et les traitements médicamenteux, s’éloigne peu à peu du déterminisme des aliénistes, davantage convaincue qu’une amélioration des symptômes est possible, le terme de dangerosité ne disparaît pas pour autant des débats, et reprend toute son importance dans les années 1980-90, à la faveur d’une modification des attentes sociales dans les pays industrialisés, prônant la tolérance zéro, pour les malades mentaux y compris (9,29). Les psychiatres notamment français ont tenu depuis longtemps à ce que soient distinguées les notions de dangerosité psychiatrique et criminologique (24). La dangerosité psychiatrique est pour sa part définie de manière assez consensuelle comme une « manifestation symptomatique liée à l’expression directe de la maladie mentale » ou encore comme le « risque de passage à l’acte principalement lié à un trouble mental et notamment au mécanisme et à la thématique de l’activité délirante ».

Dangerosités psychiatrique et criminologique peuvent bien sûr être toutes deux présentes chez un même individu, ce qui complique parfois encore les choses.

La richesse, la complexité et le flou soulevés par la notion de dangerosité sont finalement bien résumés par Archer : « la dangerosité, ce n’est rien d’autre que la probabilité plus ou moins grande – jamais nulle, jamais égale à l’unité – estimée avec plus ou moins de rigueur, pour un sujet plus ou moins malade mental, d’accomplir dans une unité de temps plus ou moins longue, dans des contextes plus ou moins propices, une agression plus ou moins grave » (31). Si la dangerosité est un concept ancien en criminologie, il connaît un regain d’attention ces dernières décennies dans les deux domaines de la justice criminelle et de la santé mentale. Dozois soulevait déjà ce paradoxe : le concept de dangerosité est à la fois davantage dénoncé – de l’avis même de nombreux criminologues eux-mêmes, pour qui la dangerosité demeure une notion floue, dépendant de caractéristiques difficiles à cerner, évoluant dans le temps et au gré de situations stabilisantes ou déstabilisantes – et davantage utilisé (32). Dans ses deux champs de prédilection, la dangerosité est devenue le point d’appui de mesures privatives de liberté : motif d’hospitalisation sans consentement pour la psychiatrie, et critère de refus de peines alternatives à l’enfermement pour la justice. Et dans ces deux champs, il est fait appel au psychiatre.

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Table des matières

INTRODUCTION
I. LA NOTION DE DANGEROSITÉ : UNE ILLUSTRATION DES LIENS TÉNUS ENTRE JUSTICE ET PSYCHIATRIE
A. DANGEROSITÉ OU DANGEROSITÉS : UN CONCEPT ANCIEN ET DES DÉFINITIONS INCERTAINES
1. La dangerosité, notion pérenne de politique criminelle
2. Dangerosité criminologique et dangerosité psychiatrique, une distinction empirique
B. LA DANGEROSITÉ PSYCHIATRIQUE AU CŒUR DU MÉTIER DE PSYCHIATRE
1. La loi du 5 juillet 2011 : des mesures de soins sans consentement en réponse à la dangerosité psychiatrique
2. L’instauration jurisprudentielle d’une obligation de résultats en matière d’évaluation de la dangerosité psychiatrique ?
C. LA DANGEROSITÉ CRIMINOLOGIQUE AU CŒUR DE L’EXPERTISE PSYCHIATRIQUE ?
1. Du Code Pénal de 1994 à l’époque actuelle : le développement d’un arsenal juridique renforçant la place du psychiatre dans l’évaluation de la dangerosité criminologique
2. La loi du 25 février 2008 et l’« autonomisation du droit de la dangerosité » : un changement de paradigme
3. Expériences étrangères en matière de rétention de sûreté
II. L’ÉVALUATION DES DANGEROSITÉS : MOYENS ET LIMITES
A. ENTRETIENS CLINIQUES, MÉTHODES ACTUARIELLES ET SEMISTRUCTURÉES : DIFFÉRENTES TENTATIVES D’ÉVALUATION DE LA DANGEROSITÉ
1. L’évaluation de la dangerosité psychiatrique
2. Les méthodes d’évaluation de la dangerosité criminologique
a. La méthode clinique, « première génération » de l’évaluation de la dangerosité
b. La méthode actuarielle et le développement de scores visant à la prédiction du risque de récidive
c. L’amélioration de la méthode actuarielle et l’incorporation de facteurs dynamiques: développement des troisième et quatrième générations d’outils d’évaluation du risque de récidive
d. Du modèle « Risque-Besoins-Réceptivité » à la « désistance » et au « Good life model » : une cinquième génération d’outils visant la gestion de la délinquance 39
e. Les outils actuariels : de leur origine américaine à leur importation en France
B. DE LA POSSIBILITÉ D’ÉVALUER « SCIENTIFIQUEMENT » ET « OBJECTIVEMENT » LA DANGEROSITÉ CRIMINOLOGIQUE
1. Méthodes cliniques VS méthodes statistiques : un débat qui demeure d’actualité… et à dépasser ?
2. Quels obstacles à une évaluation fiable et valide de la dangerosité criminologique?
3. L’exemple canadien : « faux-positifs » et focalisation sur l’infraction commise, des difficultés insolubles en matière d’évaluation de la dangerosité criminologique ?
III. PARTICIPATION À L’ÉVALUATION DE LA DANGEROSITÉ CRIMINOLOGIQUE: LES ENJEUX DE L’INSTRUMENTALISATION DE LA PSYCHIATRIE
A. ENTRE SOINS PENALEMENT ORDONNÉS ET ÉVALUATION DE LA DANGEROSITÉ CRIMINOLOGIQUE : UN RECOURS ÉLARGI À LA PSYCHIATRIE
1. Les « soins sur prescription politique (54) »
2. La rétention de sûreté et l’apogée des interrogations quant au rôle du psychiatre en matière d’évaluation pronostique de la dangerosité criminologique
B. UNE « CAUTION PSYCHIATRIQUE » À L’ORIGINE D’UNE CONFUSION ENTRE PERSONNES MALADES ET PERSONNES DANGEREUSES
1. La psychiatrisation de la délinquance comme réponse à la recherche du « risque zéro »
2. Un renforcement de l’assimilation entre « personnes malades » et « personnes dangereuses »
C. ENTRE RESPONSABILITÉS ACCRUES ET CONTRÔLE SOCIAL RENFORCÉ : POUR LE PSYCHIATRE, UN POSITIONNEMENT À RETROUVER
1. Après la recherche infructueuse du « risque zéro », la recherche de « responsables »
2. Se garder d’un rôle toujours plus grand dans le contrôle social… tout en conservant une place dans le déroulement judiciaire
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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