La genèse de la protection les motivations des alliés

La genèse de la protection : les motivations des alliés

Penser la coopération entre deux acteurs aussi différents que la Ligue catholique bretonne et le grand empire espagnol suscite de nombreuses questions et en premier lieu celle des intérêts qu’avaient chacun des deux acteurs à collaborer. Pour la petite Ligue bretonne, l’Espagne représentait un danger car c’était un empire puissant et ambitieux. Dans les années 1580, Philippe II n’avait caché ni ses visées expansionnistes, en annexant le Portugal par la force, ni sa détermination et son machiavélisme, en déstabilisant d’autres puissances catholiques comme la France. Bien que l’Espagne s’affichât comme championne du catholicisme et rempart contre les hérétiques, elle était aussi un empire avec ses ambitions et ses priorités. Demander l’aide de l’Espagne et son intervention signifiait remplacer un danger par un autre. Quelles raisons ont donc contraint la Ligue à prendre le risque de la protection ?
Nous pouvons aussi nous interroger sur l’engagement de l’Espagne. Quels intérêts avait-elle de son côté à répondre à la Ligue catholique et ouvrir un front particulier en Bretagne en envoyant une armée et des diplomates permanents ? Dans quelle mesure partageait-elle des intérêts communs avec la Ligue bretonne et quels ont été ses intérêts particuliers ?
Dans ce premier chapitre, nous allons justement nous poser la question des motivations derrière le choix de l’alliance de ces deux membres. Cette première étape de l’étude nous demandera de présenter précisément les acteurs de chacun des deux groupes. Ce faisant, nous contextualiserons le sujet en montrant comment ils s’inscrivaient dans les tensions géopolitiques de l’époque à une échelle nationale, dans le cadre de la Guerre de la Ligue, mais aussi internationale A. L’intérêt des ligueurs bretons.

Les limites de l’insurrection ligueuse : une révolte démunie

Lorsque le duc de Mercoeur envoya le capitaine Lobier à l’Escorial pour rencontrer Philippe II et lui demander assistance en août 1589, le pays venait d’entrer dans une nouvelle phase de la guerre de la Ligue. L’assassinat d’Henri III par le moine ligueur Jacques Clément le 2 août avait fini de scinder la France en deux camps opposés et irréconciliables : d’un côté celui des royaux réunissant les protestants et les politiques derrière Henri IV, et en face celui de l’intransigeance catholique regroupée sous la bannière de la Ligue dont le duc de Mayenne avait pris la tête à la mort de son frère le duc de Guise.
Dans ce contexte de révolte, la légitimité du pouvoir central était remise en question.
La colère qui éclata à travers l’acte radical du régicide ne fit que marquer dans le sang un divorce qui s’était progressivement opéré entre le pouvoir royal et les sujets depuis la mort du duc d’Anjou. En août, une grande partie de la France était déjà acquise aux idées de la Ligue.
Si dès mai 1588, le duc de Guise se faisait maître de Paris lors de la journée des Barricades chassant le roi de sa propre capitale, ce n’est véritablement que suite à l’assassinat de ce même duc de Guise et de son frère le Cardinal Louis de Lorraine par Henri III en décembre 1588, que le « venin de la Ligue » se répandit sur tout le territoire. À la violence jugée illégitime du roi répondit celle d’une partie du peuple et de la noblesse. Les accusations de tyrannie contre le roi émises par les autorités intellectuelles et religieuses, justifièrent l’entrée en résistance. Le pouvoir central étant remis en question, de nombreuses villes et places-fortes se rangèrent derrière des pouvoirs ligueurs locaux qu’ils soient urbains ou nobiliaires. L’hiver 1589 vit se multiplier les soulèvements ligueurs sur tout le territoire comme à Orléans dès le 23 décembre ou à Toulouse où fut institué un comité ligueur autonome le 8 janvier et où furent massacrés deux hauts dignitaires du pouvoir royal le 10 février suivant.

L’entrée de la Bretagne dans la guerre de la Ligue

Dans ce nouvel épisode des guerres de religion, le conflit ne concernait plus seulement une partie du territoire, comme ce fut le cas précédemment lorsque les batailles se déroulaient autour des places-fortes et régions huguenotes. La question successorale touchait la nation dans son intégralité. Les provinces qui avaient alors été les plus épargnées par les conflits religieux se trouvaient concernées par cette crise.
La Bretagne avait su rester relativement à l’écart des batailles depuis le début des guerres de religion, notamment parce qu’il n’y existait pas de communauté protestante solide sauf dans certaines villes comme Vitré ou Nantes. Étant donnée la faiblesse du parti huguenot, les conflits religieux qui éclatèrent en Bretagne opposèrent avant tout des seigneurs catholiques locaux à des troupes huguenotes venues de régions voisines pour réaliser des coups d’éclat. Si aux Marches de Bretagne la proximité de foyers protestants put alimenter des craintes, notamment dans les années 1589 où les troupes d’Henri de Navarre menèrent des raids contre le comté nantais, c’est avant tout la défiance envers le pouvoir royal qui entraîna l’adhésion des Bretons à la Ligue.
Comme dans le reste de la France, un parti ligueur puissant se mit progressivement en place en 1589 en Bretagne. Il se forma autour du gouverneur de la province, le duc de Mercoeur. Celui-ci parvint à rallier à lui les villes et seigneurs insurgés et créer un système concurrent à celui du roi. La charge de gouverneur que lui avait octroyée Henri III, ses possessions en tant que duc de Penthièvre et son appartenance à la maison de Lorraine contribuèrent à faire de lui le leader naturel de la sédition.
Philippe-Emmanuel de Lorraine, duc de Mercoeur, était le fils de Nicolas de Lorraine et de Jeanne de Savoie. Tout comme la famille de Guise, celle de Mercoeur était issue d’un grand lignage du royaume de France : la maison des Lorraine-Vaudémont, branche cadette de la maison de Lorraine33. Avant qu’il ne s’affichât officiellement dans le parti de la Ligue, le duc Philippe-Emmanuel de Mercoeur bénéficiait d’une position privilégiée à la cour. C’est à sa soeur, Louise de Lorraine, qu’il dut son ascension fulgurante. Grâce à son mariage avec Henri III en 1575, Mercoeur entra à la cour et s’attira la bienveillance du roi. Celui-ci aimant à s’entourer de fidèles, ses fameux mignons, il fit bénéficier le jeune courtisan de ses largesses.
Le 12 juillet 1575, Mercoeur réalisa un mariage prestigieux en épousant Marie de Luxembourg, héritière de Penthièvre, une grande famille qui avait des prétentions sur le duché de Bretagne. En 1577, il se rendit pour la première fois en Bretagne pour faire valoir les droits auxquels il pouvait prétendre. Il lui fallut cependant attendre le 5 septembre 1582 avant d’être désigné gouverneur de la province par le roi.
Ainsi, lorsque la ligue nobiliaire prit les armes à la suite d’Henri de Guise en 1585, le duc de Mercoeur se trouva tiraillé entre deux camps dont il faisait partie. Bien que fervent catholique et parent des Guise, il était aussi obligé envers Henri III à cause du mariage de sa soeur et des largesses dont il avait bénéficié. Ses relations avec la cour et le roi s’étaient cependant ternies dans les années précédant la création de la Ligue, notamment à cause des divers refus qu’il avait essuyé dans l’obtention de charges et des menaces de répudiation qu’Henri III faisait peser sur sa soeur à qui il reprochait de ne pas lui donner d’héritier.
Malgré son absence à la conférence de Nancy et à la signature du traité de Joinville auxquelles il fut convié, Mercoeur finit par rejoindre la sédition de 1585 en s’assurant la prise du château de Nantes et des villes de Morlaix, Redon et Fougères. Son action resta cependant contrariée par les contre-pouvoirs fidèles au roi. Avec l’Édit de Nemours, il était considéré à l’égal des autres grands chefs insurgés et cela malgré la tiédeur dont il avait fait preuve au cours de la mobilisation et son absence à la table des négociations. Il reçut à cette occasion deux places de sûreté en Bretagne : Dinan et Concarneau.
Si Mercoeur avait participé à cette première mobilisation de la Ligue avec beaucoup de retenue, ce fut assurément suite à l’assassinat du duc et du cardinal de Guise en décembre 1588 qu’il se décida à franchir le pas et se dresser ouvertement contre Henri III. Plusieurs sources, dont un pamphlet de l’époque, rapportent que Mercoeur aurait lui aussi été visé par cette série d’assassinats des têtes de la Ligue mais, prévenu à temps par sa soeur, il ne se serait pas rendu à Blois. Dans les premières semaines de 1589, le gouverneur de Bretagne semblait vouloir couper les ponts avec le roi. En janvier, il réclamait au duc de Nevers le renvoi de l’artillerie qu’il lui avait confiée pour combattre les protestants dans le Poitou et, parallèlement, il réunissait des troupes autour de Nantes. Mercoeur préparait-il la révolte à dans cette ville ? Cela est probable, cependant Ariane Boltanski et Philippe Hamon nous mettent en garde sur l’interprétation de ces mesures en rappelant que le comté nantais était réellement menacé par les troupes huguenotes réunies dans le Poitou. La première manoeuvre ouvertement offensive de Mercoeur contre l’autorité d’Henri III fut la séquestration du premier président du parlement de Bretagne, Faucon de Ris, le 2 mars 1589. La capture de ce fidèle agent du roi, envoyé par celui-ci pour apaiser Mercoeur et s’assurer sa fidélité, marquait clairement la rupture du gouverneur de Bretagne avec le pouvoir royal et son administration. Le 13 avril, le Parlement de Rennes déchoira Mercoeur de ses fonctions, mesure entérinée par Henri III cinq jours plus tard.
Mercoeur essaya également de s’assurer en personne la fidélité des villes de Haute- Bretagne avec, selon Hervé Le Goff, l’objectif d’isoler les royaux dans la péninsule. Le mois de mars 1589, il obtint la soumission de Redon, sans mener de combat, puis celle de Fougères par un arrangement financier. Il ne parvint cependant pas à prendre Vitré, bastion historique du parti huguenot en Bretagne. En revanche, Rennes connut un bref épisode ligueur grâce à Mercoeur. Le 14 mars, le duc rentrait dans cette ville où un comité ligueur s’était emparé du pouvoir deux jours plus tôt. Rennes, qui abritait pourtant le Parlement, institution restée majoritairement favorable au roi, et des nobles fidèles comme le lieutenant général de la Hunaudaye et le gouverneur de la ville René-Marc de Montbarot, s’était rendue à la Ligue après une journée des barricades. L’autorité de Mercoeur, qui était encore gouverneur de la province, finit de convaincre les pouvoirs urbains de se ranger derrière ce mouvement. L’expérience ligueuse de Rennes ne dura cependant pas longtemps car dès le 27 mars une lettre du roi condamnant Mercoeur et le parti ligueur ranimèrent les royaux qui reprirent le contrôle de la ville le 5 avril suivant et la gardèrent jusqu’à la fin de la guerre.
Au cours de l’année 1589, deux gouvernements parallèles s’établirent en Bretagne avec comme siège Rennes pour les royaux et Nantes pour les ligueurs. Mercoeur installa dans cette ville un parlement ligueur puis une chambre des comptes où il battait la monnaie.
À partir de 1591, il convoqua également des États Généraux de la Ligue bretonne, un moyen d’affirmer sa domination sur l’ensemble de la Bretagne ligueuse.
Néanmoins, dans cette situation de renversement des pouvoirs, quelle part de la Bretagne suivait encore Mercoeur ? Le mouvement ligueur était lui-même né de la défiance des sujets envers le pouvoir central, parfois même envers la noblesse. Les autorités locales – que ce soit des conseils urbains ou les seigneurs – avaient joué un rôle prépondérant dès le début du mouvement. À la différence des royaux, qui pouvaient compter sur les réseaux antérieurs aux troubles de 1589, la Ligue était plus déconstruite et divisée. À la tête du mouvement même régnait le flou et l’instabilité. La Ligue étant incapable de se mettre d’accord sur l’élection d’un souverain catholique, c’était le duc de Mayenne qui représentait le parti à la manière d’un intendant. Néanmoins, son autorité restait limitée et de nombreux acteurs concurrents agissaient en toute indépendance, en témoigne l’affaire Brisson de novembre 1591 durant laquelle le Conseil des Seize défia son autorité dans la capitale60. Mercoeur lui-même agissait avec beaucoup de liberté vis-à-vis de Mayenne d’autant plus que la Bretagne était loin des champs de bataille de Mayenne et bénéficiait de l’appui des Espagnols. Alors la situation de la Ligue nationale était-elle la même à l’échelle de la Bretagne ? Dans ce système ligueur encore balbutiant et difficilement contrôlable, quel était le pouvoir effectif de Mercoeur ? Nous allons voir que c’est justement la division du mouvement et la difficile mobilisation de ses membres qui motivèrent Mercoeur à demander son soutien à l’Espagne.

Mercoeur, chef d’un mouvement fragile et démuni

De nombreux commentateurs ont souligné la position de force dans laquelle se trouvait Mercoeur à l’avènement d’Henri IV. La liste des villes insurgées en septembre 1589 avancées par le Tesoro politico est en effet éloquente et semble confirmer cette thèse. Nantes, Vannes, Saint-Malo, Saint-Brieuc, Dol, Saint-Pol de Léon, Tréguier, Quimper, Ploërmel, Dinan, Fougères, Redon, Morlaix et Guingamp avaient rejoint la Ligue et c’est bien sûr sans compter les bourgs et les campagnes61. Une partie de la noblesse bretonne avait aussi affirmé son soutien à Mercoeur comme les frères d’Arradon, les Carné, les Goulaine et le duc pouvait aussi s’appuyer sur l’aide de grands seigneurs comme le sieur de Boisdauphin, gouverneur d’Anjou et du Maine.
Ariane Boltanski et Philippe Hamon nous invitent cependant à remettre en question une tradition historiographique ayant tendance à exagérer l’emprise de la Ligue pour mieux faire l’éloge du Béarnais. La suprématie de Mercoeur en Bretagne est à nuancer, ce que nous proposons de faire ici à travers une étude plus détaillée de l’influence de la Ligue dans la province puis de celle de Mercoeur au sein de la Ligue.
L’autorité de Mercoeur était tout d’abord limitée par celle des royaux. Bien que la Ligue urbaine fût puissante en Bretagne, comme on a pu le voir avec la liste du Tesoro politico, certaines villes influentes lui avaient échappé comme Brest, Vitré et Rennes. Le roi y bénéficiait encore de la fidélité de leurs administrateurs comme à Brest le sieur de Châteauneuf à qui succéda son frère, le sieur de Sourdéac, et à Rennes le lieutenant général de la Hunaudaye et le gouverneur Montbarot qui reprirent en main la défense de la ville après sa courte aventure ligueuse. Bien entendu, des places plus modeste se maintinrent également sous obédience royale à travers la province et même dans le comté nantais.
Parmi la noblesse bretonne, le roi pouvait également compter des soutiens influents comme celui d’Henri et Louis de Rohan ou du prince de Dombes, qu’Henri III avait nommé gouverneur de Bretagne contre Mercoeur en juin 1589. Les historiens sont cependant partagés pour donner une tendance de l’implication de la noblesse dans la province. Si, à l’échelle de la France, elle s’était largement engagée en faveur des royaux, Constant semble faire de la Bretagne une exception. La noblesse se serait engagée autant dans le camp royal que ligueur. Pacault remet cependant en question ce comptage et affirme qu’il y avait un noble ligueur pour deux royaux. Malgré ces désaccords, il reste certain que la noblesse était loin d’être complètement acquise à la Ligue, phénomène qui ne fera que se confirmer à mesure de la reconquête du pays par Henri IV.
Pour comprendre la part de la noblesse non engagée dans le camp de Mercoeur, il faut aussi prendre en compte les nobles que l’on appelait rieurs, c’est-à-dire les non-alignés. Selon Constant, ils représentaient 39% des nobles bretons. Cependant, il faut prendre ces chiffres avec précaution car cette part de la noblesse était difficile à comptabiliser, les rieurs ayant choisi précisément de rester dans l’ombre. Elle pose aussi un problème de définition puisque dans une époque de guerre civile, que signifiait rester neutre lorsque, comme la noblesse, on représente un pouvoir militaire ? Un noble qui se serait engagé pour la Ligue, afin de se protéger des attaques de ce groupe, mais aurait gardé ses distances, doit-il être considéré comme rieur ? En se basant sur le cas du comté de Nantes, Philippe Hamon montre qu’il était impossible pour un noble puissant et influent de rester neutre – tout au plus était-il possible de choisir un camp et de garder ses distances avec les événements – mais que, en revanche, la petite noblesse, dont l’engagement importait peu, put afficher une neutralité ouverte.
Au sein du parti de la Ligue bretonne, tous les acteurs n’étaient pas non plus des fidèles du duc de Mercoeur68. Rejoindre la Ligue ne signifiait pas mécaniquement reconnaître Mercoeur comme chef. Comme nous l’avons évoqué, les libertés qu’acquirent les autorités locales en 1589 les incitèrent à s’affirmer, voire parfois à se substituer à toute autre autorité69. La ville de Saint-Malo fut l’exemple le plus radical de cette tendance urbaine. Dans leur défiance envers le pouvoir royal et seigneurial et dans leur recherche d’indépendance, les bourgeois malouins mirent en place un gouvernement autonome. La ville avait rejoint la Ligue en août 1589, mais ce fut véritablement le 11 mai 1590 qu’elle affirma son indépendance en exécutant le gouverneur de la ville et en se remettant à un « chef et président du conseil de la ville et du château ». Ce rejet de la noblesse se manifesta aussi par une prise de distance avec Mercoeur. Saint-Malo refusa notamment de participer aux États Généraux convoqués par Mercoeur et de recevoir un nouveau gouverneur de la ville. De plus, les Malouins, dans leur recherche d’autonomie, multiplièrent les interlocuteurs externes en s’adressant non seulement à Mercoeur mais encore à Mayenne et même à Philippe II. Un extrait d’une lettre du frère Jacques le Bossu, envoyé par Mercoeur comme représentant en Espagne en 1592, témoigne de cette méfiance mutuelle.
Si l’exemple de Saint-Malo est un cas extrême de sédition interne, il témoigne tout de même d’une défiance des villes bretonnes à l’égard de Mercoeur. Comme l’indique Philippe Hamon, les villes étaient souvent réticentes à payer les contributions à la Ligue et recevoir les injonctions. À Quimper par exemple, la population s’opposa à la nomination d’un nouveau gouverneur de la ville par Mercoeur en 1594.
Dans la noblesse, les adhésions n’étaient pas non plus toujours synonymes de loyauté.
Parmi les nobles qui suivaient Mercoeur, beaucoup s’engageaient non pas au nom d’un idéal religieux ou politique mais pour servir leurs intérêts particuliers. Car en effet, les troubles de la Ligue offraient aux seigneurs l’occasion de s’enrichir. Pour une partie de la noblesse pauvre de la région, s’engager pour la Ligue était surtout un moyen de faire fortune grâce non seulement aux soldes reversées par les États Généraux de la Ligue bretonne, mais encore au pillage. Bien que cette pratique fût répandue à l’époque, que ce soit lors de la prise d’une ville ou de la guerre de courses, certains seigneurs se consacraient complètement à cette activité, souvent sans faire de distinction de camp, ce qui contribuait à brouiller les appartenances.
La Bretagne connaissait en cette fin de siècle une situation paradoxale qui avait alimenté ce phénomène : d’un côté la province jouissait d’une grande prospérité économique – qui lui valut le surnom de Petit Pérou – et de l’autre une partie de sa noblesse, les cadets, vivait dans le dénuement à cause du système d’héritage favorable aux aînés et de la densité des familles nobiliaires sur le territoire. L’exemple le plus fameux de ces bandits ligueurs est sans doute La Fontenelle, dont le Barzaz Breiz a figé l’image dans la tradition populaire. Le duc de Mercoeur, qui se portait garant d’un ordre ligueur, rentra souvent en conflit avec ces alliés opportunistes. Le cas de La Fontenelle est révélateur de l’ambiguïté de la relation qui liait le chef de la Ligue à ces nobles. Si Mercoeur put compter sur son soutien lors de la victoire de Craon en mai 1592, ce fut en échange de sa libération, La Fontenelle ayant été fait prisonnier quelques mois plus tôt suite à sa condamnation par les États de la Ligue bretonne.
Le soutien intéressé qu’apporta cette noblesse à la Ligue posait la question de sa fidélité. Il faut comprendre que l’engagement de beaucoup de ligueurs était mesuré et instable. Mercoeur comprendra l’opportunisme de ces alliés avec l’arrivée des Espagnols vers qui convergèrent les plus intrigants d’entre eux, certains allant même jusqu’à appeler Philippe II à se détourner de Mercoeur. Sans doute l’aura du grand empire catholique favorisa-t-elle aussi les sympathies des plus hispanophiles. Mais, d’un autre côté, beaucoup de nobles gardaient également un attachement à la royauté et leur service dans la Ligue était davantage un choix de circonstances dans le contexte d’une guerre civile et dans attente de l’élection d’un roi catholique. D’ailleurs, comme l’indique Antoine Pacault, de manière générale, « insister sur le profit matériel attendu du choix ligueur nous semble permettre de relativiser la gravité de ce choix. Être au service de Mercoeur ne semblait probablement pas totalement contradictoire avec le désir, fondamental, de servir le roi ». Ainsi, après la conversion d’Henri IV en 1593, la noblesse franchira aisément le pas pour rejoindre le camp des royaux.

Faire appel au protecteur espagnol

La déchéance de Mercoeur au poste de gouverneur de province formulée par Henri III le 18 avril 1589 suivie de l’envoi en Bretagne du duc de Dombes pour le remplacer et le combattre le 7 juin, pressait Mercoeur à agir. La fragilité et l’insubordination du camp ligueur en Bretagne faisait de lui un acteur démuni face aux armées royales. Si l’influence de la Ligue était conséquente, l’emprise de Mercoeur sur ses membres restait limitée. Mener de grandes campagnes militaires nécessitait cependant de pouvoir mobiliser des fonds et des troupes expérimentées et disciplinées. Incapable de les réunir dans la région, c’est alors vers l’Espagne que Mercoeur fut contraint de se tourner. Nous allons voir ici ce que signifiait pour un groupe catholique comme la Ligue de demander protection. Ensuite, nous étudierons les liens entre Mercoeur et l’Espagne avant 1589.

Le choix de la protection

L’enveniment du conflit et la fragilité des mouvements ligueurs locaux ont favorisé la dépendance de la Ligue vis-à-vis de l’Espagne. À l’autorité du duc de Mayenne, qui représentait, dans une certaine mesure, une figure politique influente, s’ajouta – et bien souvent se supplanta – celle de princes catholiques étrangers ayant consenti à prendre sous leur protection des chefs ligueurs et parfois des villes ligueuses. Bien entendu, Philippe II, dont la réputation de champion du catholicisme était bien connue, s’était rapidement imposé comme le principal élu des instances ligueuses. Le choix de demander l’aide de Philippe II posait cependant question. Que signifiait pour les ligueurs de se mettre sous la protection d’une puissance étrangère comme l’Espagne ?
Il faut réfléchir avant tout sur ce qui unissait la Ligue. Le mouvement était mû par un idéal commun : vivre dans un pays gouverné par un souverain catholique. C’est bien la crise successorale et la crainte de voir un prince protestant monter sur le trône qui avait motivé les premières réunions de la ligue nobiliaire. Par la suite, c’est encore ce rejet d’un prince hérétique qui décida les villes à fonder des mouvements de ligue urbaine. Bien sûr, les motivations religieuses ne suffisent pas à expliquer cette mobilisation et notamment son déclenchement. Dans le manifeste de Péronne, la noblesse exposait d’autres griefs concernant la gestion politique du pays et l’entourage du roi, les mignons. À cela s’ajoutaient également les rivalités familiales et la mise à l’écart de la maison de Guise. Ces critiques étaient cependant davantage propres à la Ligue nobiliaire des premières années qu’au mouvement plus global qui s’étendit jusqu’en 1598. On ne retrouvait pas ces revendications dans la Ligue urbaine ou chez les paysans révoltés et ceux-ci avaient d’ailleurs d’autres revendications qui leur étaient propres. Néanmoins, l’identité de la Ligue, le ciment de ce parti qui lui permit de transcender les clivages sociaux et familiaux, était fondamentalement religieux.
Peut-on dire alors que la Ligue avait privilégié l’appartenance religieuse au détriment d’une appartenance nationale et, de là, aurait cherché à installer un prince catholique étranger sur le trône de France ? Certes, il existait un risque de voir le Roi Catholique, ouvertement impliqué dans le conflit à partir de 1589, imposer un Habsbourg sur le trône de France. Si les plus hispanophiles des ligueurs purent être tentés par cette perspective, ce sentiment était loin d’être partagé dans l’ensemble du mouvement. La Ligue entretenait la possibilité de répondre aux deux préoccupations, nationale et religieuse, en avançant des candidats pour le trône de France. Dès 1584, elle avait choisi un successeur concurrent à Henri IV, en la personne du cardinal de Bourbon, et à sa mort en 1590, elle promit la tenue d’États Généraux pour élire un nouveau roi catholique. La protection était une pratique courante à l’époque moderne et ne signifiait pas se soumettre à un souverain étranger. Le but de cette collaboration avec l’Espagne était de demander le soutien temporaire d’un puissant pour faire rempart contre un ennemi commun : le protestantisme. C’était se remettre à un pouvoir catholique transcendant les appartenances nationales et dynastiques le temps d’une crise et avait ainsi une valeur éphémère. Demander la protection de l’Espagne ne signifiait pas se ranger derrière un État étranger et servir ses intérêts mais bien activer un réseau de solidarité confessionnelle. Ce n’était pas à l’Espagne en tant que puissance politique que s’adressait cette demande mais à l’Espagne en tant que puissance catholique. Il faut dire qu’à cette époque subsistait encore en Europe un idéal de respublica christiana que l’empire espagnol semblait le plus à même de défendre face aux religions protestantes. Comme nous l’avons évoqué dans l’introduction, il existait dans l’Europe divisée du XVIe siècle des réseaux de solidarité dans chacun des deux camps, réseaux que la guerre entre l’Espagne et les puissances protestantes n’avait fait que raviver.

Les liens de Mercoeur avec l’Espagne

Pourquoi Mercoeur avait-il cependant choisi l’Espagne ? D’autres protecteurs s’étaient impliqués dans le conflit comme le pape ou encore le royaume de Savoie. Le choix de Mercoeur a-t-il été déterminé par ses liens particuliers avec Philippe II ? Il semble au contraire qu’ils aient été limités avant 1589. Certes, le gouverneur de Bretagne était rentré en contact avec l’Espagne en 1585. Au cours du premier soulèvement de la Ligue, ses cousins, les Guise, l’impliquèrent dans une intrigue politique espagnole. Profitant du désordre dans le royaume, les espions de Philippe II entrèrent en contact avec Mercoeur afin de tenter de capturer le prieur de Crato, candidat au trône du Portugal évincé par Philippe II qui venait d’annexer le pays. Ce concurrent du Roi Catholique s’était réfugié dans le comté nantais d’où il préparait une offensive pour reprendre les possessions qu’il revendiquait80. Selon Lucinge, Mercoeur avait reçu de l’argent pour cette entreprise qui resta cependant infructueuse, le prieur de Crato étant parvenu à se mettre en sécurité à la Rochelle, contrôlée par les huguenots.
Il semble que les liens de Mercoeur avec l’Espagne en soient restés là. Le duc avait joué un rôle mineur dans la guerre de la Ligue avant 1589 et de ce fait, peu côtoyé les Espagnols. D’ailleurs avant l’explosion du conflit et sa régionalisation, les Espagnols communiquaient en premier lieu avec les chefs nationaux de la Ligue, que ce soit le duc de Guise ou de Mayenne, et cela pour des affaires concernant même la Bretagne. Pour Mercoeur, le choix de demander la protection à l’Espagne plutôt qu’à une autre puissance catholique s’expliquait davantage par sa réputation de championne du catholicisme que par les liens qu’il entretenait avec le grand empire. Sans doute aussi la proximité géographique de l’Espagne avait-elle pesé dans ce choix, la Savoie et Rome étant bien plus distantes de la Bretagne.
Mais intéressons-nous maintenant à l’Espagne. Quel intérêt avait-elle à collaborer et se faire protectrice de la Ligue bretonne ? Était-elle une protectrice désintéressée et sa stratégie se limita-t-elle à repousser le protestantisme dans un élan de fraternité catholique ?
On peut en douter et supposer déjà qu’elle trouvait des intérêts dans cette collaboration. Mais alors, quels étaient-ils ? Après avoir étudié le versant ligueur de cette alliance, nous allons changer de point-de-vue pour interroger les intérêts espagnols. De cette manière, nous montrerons comment les affaires de Bretagne s’inscrivaient dans un conflit au niveau européen voire mondial, à l’échelle d’un empire.

L’intérêt de l’Espagne

Les sollicitations de Mercoeur arrivèrent à un moment critique pour la couronne espagnole. Celle-ci, qui était engagée dans deux guerres simultanées contre l’Angleterre et les insurgés des Pays-Bas, avait essuyé l’année précédente un sérieux revers avec la défaite de l’Invincible Armada. Cet événement avait laissé chez le Roi Catholique un désir de revanche, de dépasser l’humiliation en frappant fort ses adversaires protestants, et les troubles qui secouaient la France en l’année 1589 s’offrirent comme une chance pour mener cette contreoffensive.
La mort d’Henri III avait jeté le pays dans la confusion la plus totale et l’Espagne avait compris qu’elle avait là un rôle à jouer auprès des ligueurs. La championne du catholicisme avait à gagner en répondant aux demandes de protection des ligueurs non seulement pour défendre la cause de catholicisme, prétexte qu’elle n’aura de cesse d’agiter tout au long de son intervention, mais encore pour faire avancer sa propre cause. C’est précisément cela que nous allons développer et interroger dans la partie suivante en étudiant les motivations de l’Espagne à intervenir en Bretagne. Nous reviendrons régulièrement sur les instructions que Philippe II laissa à son ambassadeur en Bretagne en septembre 1589 et qui dévoilent clairement les ambitions du Roi Catholique sur la région.

La guerre contre le protestantisme

L’Espagne s’était pleinement engagée dans la lutte contre le protestantisme au XVIe siècle. Nous avons vu dans l’introduction qu’elle avait notamment forgé sa réputation de championne du catholicisme par son intransigeance et son engagement dans les guerres de religions en Europe. Les dernières grandes campagnes militaires de Philippe II l’opposèrent justement à des pouvoirs protestants. À partir des années 1580, ses efforts se concentrèrent sur deux grands fronts. Le premier se trouvait aux Pays-Bas que le roi d’Espagne tentait de reconquérir dans son intégralité après que sept provinces, majoritairement protestantes, eurent déclaré leur indépendance en 1581. Le second était sur les mers entre l’Europe et l’Amérique où l’Espagne et l’Angleterre se livraient une guerre hégémonique. Ces deux conflits étaient distincts mais en même temps intimement liés car les adversaires de l’Espagne étaient en bonne entente et allèrent même jusqu’à officialiser leur union par le traité de Sans-Pareil en 1585.

Le rapport de stage ou le pfe est un document d’analyse, de synthèse et d’évaluation de votre apprentissage, c’est pour cela rapport-gratuit.com propose le téléchargement des modèles complet de projet de fin d’étude, rapport de stage, mémoire, pfe, thèse, pour connaître la méthodologie à avoir et savoir comment construire les parties d’un projet de fin d’étude.

Table des matières

Remerciements
Sommaire
Introduction
I. La genèse de la protection : les motivations des alliés
A. L’intérêt des ligueurs bretons
1. Les limites de l’insurrection ligueuse : une révolte démunie
a. L’entrée de la Bretagne dans la guerre de la Ligue
b. Mercoeur, chef d’un mouvement fragile et démuni
2. Faire appel au protecteur espagnol
a. Le choix de la protection
b. Les liens de Mercoeur avec l’Espagne
B. L’intérêt de l’Espagne
1. La guerre contre le protestantisme
a. Une stratégie d’endiguement du protestantisme
b. La Bretagne comme espace naval stratégique
1. La défaite de l’Invincible Armada
2. La Bretagne comme espace stratégique en Europe
2. Des visées expansionnistes : les droits de l’infante sur la France et la Bretagne
II. Les limites de la protection
A. Un protecteur fragile
1. La crise économique : financer la guerre en Bretagne
a. Un manque de moyens
b. Les exactions des soldats espagnols
1. L’insubordination des soldats espagnols
2. La pratique du pillage
2. L’Espagne en retrait : crises internes et changements stratégiques
a. Troubles internes : les affaires d’Aragon
b. Un désengagement progressif de l’Espagne en Bretagne ?
B. L’Espagne, protectrice ou envahisseuse ?
1. Un unilatéralisme militaire espagnol
a. Un manque de coopération avec la Ligue
1. Un refus de prendre part à des opérations militaires
2. Un refus de respecter les règles militaires
b. Une stratégie expansionniste espagnole
1. Le fort du Lion : la crise de l’alliance
2. L’Espagne et la Fontenelle : Mercoeur, un allié secondaire
2. Intrigues diplomatiques espagnoles
a. Un réseau espagnol en Bretagne : un contre-poids à Mercoeur
1. Un réseau d’informateurs
2. Un réseau de soutiens dans les entreprises expansionnistes
b. L’affaire de Brest : une série d’intrigues diplomatiques
III. La protection : un jeu d’équilibre
A. D’une demande d’assistance à la sujétion : une ouverture des possibles
1. Flatter et attirer : la protection comme piège diplomatique
a. La religion comme lien et rempart : le « piège de la fantaisie »
b. Susciter l’intérêt du protecteur : le « piège de l’appétit »
2. La reconnaissance des droits de l’infante : la tractation comme moteur de la protection
a. Ouverture des possibles et perspectives de sujétion
b. Une diplomatie à plusieurs acteurs : faire monter les enchères
c. Faire durer les tractations pour faire durer l’alliance : l’art du désengagement
B. Un moyen de contenir les excès du protecteur
1. Le cadre de la protection : un moyen de limiter les excès du protecteur
2. Mercoeur, gardien de la Bretagne
Conclusion
Annexes
Bibliographie
Table des matières
Résumé

Rapport PFE, mémoire et thèse PDFTélécharger le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *