La fabrique des ”gares du quotidien”

Depuis quelques années, le « quotidien » s’impose dans certains discours politiques pour désigner différentes composantes socio-techniques des réseaux de transport ferroviaire. Le premier ministre Jean-Marc Ayrault annonçait ainsi, le 19 juillet 2013 que le gouvernement comptait donner, à travers le nouveau contrat de plan État – Région, « la priorité aux transports du quotidien » . Quelques mois plus tard, le président du groupe SNCF, Guillaume Pépy, fixait dans un discours interne l’objectif de « hisser le niveau de satisfaction clients des trains du quotidien à celui du TGV » . Encore tout récemment, le président de la République Emmanuel Macron déclarait, alors même qu’il était en train d’inaugurer la nouvelle ligne à grande vitesse entre Paris et Rennes, que « le combat qu’il souhaite engager pour les années à venir, ce sont les transports du quotidien » . On assiste ainsi à une accumulation, à un foisonnement de phrases et de propositions, qui installe un certain « quotidien » comme nouvel objet du Grand Paris, celui-ci étant entendu non pas tant comme la catégorie urbaine qui a connu des déplacements notables depuis sa première utilisation, en 1910, par le rapporteur général du budget de la ville de Paris Louis Dausset (Bellanger, 2013, p.53), que comme la dynamique d’aménagement de la région parisienne engagée à la fin des années 2000.

Le principe de rapprocher certains transports, ou plutôt certains déplacements, à la notion de « quotidien » ne constitue pas, en soi, une nouveauté. L’idée de « mobilité quotidienne » a ainsi été façonnée dès les années 1940 par des ingénieurs économistes (Commenges, 2013), dont l’influence dans les services de l’administration centrale et plus généralement dans les processus de décision publique a été largement mise en lumière par Harold Mazoyer (2011). Mais là où l’utilisation du terme demeurait l’apanage de spécialistes de l’ingénierie de trafic, elle semble être devenue ces dernières années un véritable élément de langage politique. Or le « quotidien » ne saurait être pris comme un terme neutre. En France, il renvoie notamment à toute une tradition des sciences sociales, ou plutôt « contretradition » selon Michel E. Gardiner, car marginalisée dans les milieux scientifiques anglosaxons (Gardiner, 2000). Celle-ci, incarnée entre autres par Georges Pérec et Michel de Certeau, est traversée par les théories marxistes d’Henri Lefebvre sur l’aliénation, entendue comme la privation des possibilités de réalisation individuelle par un ensemble d’institutions et de règles (Lefebvre, 1947). Contrairement aux travaux de l’école allemande (Simmel, 1988 ; Kracauer, 1995), ceux inscrits dans cette contre-tradition française cherchent à explorer le «quotidien» non pas pour saisir les mutations anthropologiques à l’œuvre, mais plus pour élever la compréhension de l’expérience vécue comme connaissance critique sur le monde. Leur programme est notamment donné à voir dans une revue, Cause commune, fondée en 1972 par Georges Pérec avec Jean Duvignaud et Paul Virilio, consacrée à « l’analyse sociale, à la critique de la vie quotidienne et au débat idéologique. » Le constat liminaire de Georges Pérec (1973) donne ainsi le ton :

« Ce qui nous parle, me semble-t-il, c’est toujours l’événement, l’insolite, l’extra-ordinaire : cinq colonnes à la une, grosses manchettes. Les trains ne se mettent à exister que lorsqu’ils déraillent, et plus il y a de voyageurs morts, plus les trains existent ; les avions n’accèdent à l’existence que lorsqu’ils sont détournés ; les voitures ont pour unique destin de percuter des platanes : cinquante-deux weekends par an, cinquante-deux bilans : tant de morts et tant mieux pour l’information si les chiffres ne cessent d’augmenter ! Il faut qu’il y ait derrière l’événement un scandale, une fissure, un danger, comme si la vie ne devait se révéler qu’à travers le spectaculaire, comme si le parlant, le significatif, était toujours anormal. […] Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ? Ce qui se passe chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra ordinaire, le bruit de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ? Interroger l’habituel. Mais justement, nous y sommes habitués. Nous ne l’interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble ne pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s’il ne véhiculait ni question ni réponse, comme s’il n’était porteur d’aucune information. Ce n’est même plus du conditionnement, c’est de l’anesthésie. »

En interrogeant l’ « habituel » ou le « quotidien », ces auteurs cherchent en particulier à s’inscrire en faux contre certains vecteurs de domination, comme le traitement de l’information dans les médias (Pérec, 1989) ou les méthodes statistiques utilisées par une certaine science sociale (Certeau, 1990). On retrouve cette même intention dans quelques travaux plus contemporains sur la ville et sa fabrique « ordinaire ». Jennifer Robinson s’est ainsi attelée à poser les bases d’études urbaines postcoloniales en évacuant de la géographie certaines grilles de lectures occidentales qui liraient et hiérarchiseraient les espaces urbains à travers des concepts de « modernité » et de « développement » (Robinson, 2006). Elle invite en particulier à considérer toutes les villes comme « ordinaires » et à mobiliser des ressources cosmopolites pour appréhender celles-ci dans toute leur diversité et leur complexité. Dans le numéro de la revue Histoire urbaine qu’elles ont coordonné, Isabelle Backouche et Nathalie Montel entendent pour leur part s’intéresser non pas aux opérations les plus spectaculaires qui affectent l’évolution de l’espace urbain – ce sur quoi l’histoire de la construction des villes se serait justement centrée –, mais à « la fabrique ordinaire de la ville », c’est-à-dire à celle d’un tissu urbain plus banal, à partir d’interventions courantes (Backouche, Montel, 2007).

Les gares du « quotidien » comme objet de recherche

Les gares du « quotidien » ne se sont pas d’emblée présentées à moi comme un objet de recherche naturel ou évident. Compte tenu de mon parcours personnel et du montage de cette thèse, les gares du réseau Transilien en Île-de-France se présentaient d’emblée comme ce sur quoi j’aillais concentrer mon attention. Mais entre cette donnée d’entrée et la formalisation des gares du « quotidien » comme objet de recherche, un certain nombre de lectures, d’observations et de questionnements ont été nécessaires. C’est d’abord sur ceux-ci que je me propose de revenir afin de montrer comment a été élaboré cet objet de recherche et la portée heuristique que celui-ci recouvre.

Les gares périphériques : le parent pauvre de la recherche urbaine 

Depuis quelques années, on assiste à une profusion de travaux scientifiques en France sur les gares ferroviaires. D’après le travail de recensement effectué par Nacima Baron et Ali Hasan, une trentaine de thèses relatives aux « gares et aux pôles d’échanges » étaient ainsi en cours ou récemment soutenues en 2016 . Plusieurs programmes de recherche ayant pour objet ces mêmes installations socio techniques ont par ailleurs été engagés au cours de la décennie passée, comme par exemple celui portant sur « Les Gares TGV et les dynamiques de renouvellement urbain » de la Plate-forme d’Observation des Projets et Stratégies Urbaines (POPSU) en 2009 , le programme « Gare » de la chaire industrielle Econoving sur la période 2011-2016 , ou encore celui « Réinventer les gares au XXIe siècle » de la chaire « Gare » entre 2012 et 2017 . Cette actualité témoigne d’une intensité particulière de ces objets à la charnière de certains milieux scientifiques et de certaines entreprises. Ce faisant, les regards portés sur ceux-ci se sont diversifiés, les questionnements se sont déplacés et les approches renouvelées, ce que les différents articles rassemblés dans le numéro de la revue Flux consacré aux « gares au miroir de l’urbain » illustrent par ailleurs (Baron, Roseau, 2016) .

Ainsi, en Histoire de l’art, certains chercheurs se sont récemment intéressés non plus seulement à l’architecture ferroviaire des grands édifices monumentaux, à la manière de Michel Ragon (1984) en France ou de Caroll L.V. Meeks aux Etats-Unis (1956), mais ont considéré des « mégastructures » de transports en interrogeant en particulier la dimension urbaine de ces grands équipements de la « mobilité » (Mazzoni, 2001 ; Tiry, 2008). En sociologie et en histoire urbaine, certains ont développé une approche de la gare comme microcosme social ou théâtre d’expérimentation d’usages et de modes de sociabilité inédits (Tillous, 2009 ; Sauget, 2009), venant ainsi apporter des éclairages nouveaux aux recherches d’inspiration interactionniste conduites en particulier par Isaac Joseph dans l’espace public de la gare du Nord (Joseph, 1995) et par Michel Kokoreff dans celui du métro parisien (Kokoreff, 2002), et à celles quasi encyclopédiques de la gare comme reflet des sociétés industrielles et post-industrielles (MacKenzie, Ricards, 1986). Dans le champ de l’urbanisme et de la géographie, les productions scientifiques abordant la gare suivant une approche spatiale se sont multipliées. Les mutations des gares et de leur environnement ont été largement étudiées, notamment dans le cadre de l’arrivée puis du développement du TGV (Cf. Ollivro, 1999 ; Barré, Ménerault, 2001 ; Ménerault, 2006 ; Terrin, 2011 ; Delaplace, 2012 ; Delage 2013 ; …), mais aussi sous l’effet de la montée des logiques immobilières au sein des entreprises ferroviaires (Adisson, 2015), et sous celui de l’ouverture à la concurrence du marché ferroviaire européen (Riot 2015). Enfin, de nouvelles directions de recherche sont aujourd’hui explorées, comme par exemple celle des processus de prise de décisions dans ces « lieux institutionnels originaux » (Richer, 2007), ou celle des expériences sensitives des individus qui pratiquent ces espaces (Tardieu, 2006).

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Table des matières

Introduction générale
Chapitre 1. Une étude par l’imaginaire : éléments de cadrage
Partie I. Archéologie
Chapitre 2. Les « banlieues » imposées au ferroviaire
Chapitre 3. La gare de « banlieue » comme palimpseste de représentations
Partie II. Cristallisation
Chapitre 4. L’urgence politique du « quotidien »
Chapitre 5. La conversion des gares de « banlieue » au « quotidien »
Chapitre 6. La promesse urbaine des gares du « quotidien »
Conclusion générale
Annexes
Sources principales
Bibliographie

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