La diffusion des codes et références culturels américains en France au cours du XXème siècle

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Le profil sociologique : une jeunesse principalement issue de l’immigration en quête d’identité

Sur ce sujet, une abondante production scientifique nous apporte des éclairages. Tous présentent une jeunesse similaire. Dans Émeutes urbaines et protestations, ouvrage produit sous la direction de Hugues Lagrange et Marco Oberti, les « émeutiers » ou « protestataires » sont analysés comme « des jeunes âgés entre 15 et 20 ans, rarement plus habitant dans des cités pauvres qui sont classées en zones urbaines sensibles »38. Le constat de ce texte, publié en 2006, reste d’actualité, même si quelques évolutions sont apparues, comme l’extension de la violence hors des cités. Éric Macé, dans un article publié dans les Annales de la recherche urbaine, définit clairement l’« implicite » des violences urbaines : « Sont ainsi désignées des conduites violentes collectives de jeunes de sexe masculin, souvent issus de l’immigration et vivant dans des quartiers populaires périphériques (les banlieues), ces conduites présentant des dimensions à la fois inciviles (infra-pénales), délinquantes et anti-institutionnelles. Cet implicite des violences « urbaines » à la française s’incarne dans la figure de jeunes, voire d’enfants, souvent originaires d’Afrique noire ou du Maghreb, qui imposent leurs conduites violentes aux autres jeunes et aux adultes de ces quartiers39. ».
Quid des sociabilités de cette jeunesse aujourd’hui ? Ce qui transparaît des diverses recherches sur le sujet est la présence cruciale du rapport au territoire. Laurent Mucchielli, dans un article du Figaro, démontre que l’identité de cette jeunesse violente s’axe très fortement sur le territoire40. Selon lui, cette identité est une « identité par défaut » : le manque d’activité et de perspective amène à se replier sur, finalement, ce qui est le plus proche de soi et le plus accessible : le quartier. Alain Bauer et Christophe Soullez écrivent dans le « Que sais-je ? » Violences et insécurité urbaines : « Le territoire est un élément fédérateur. La cité sert d’objet et d’élément d’identification pour de nombreux jeunes (dont l’âge évolue au fil du temps )41. ».
« Un phénomène qui associe territorialisation et une forme de tribalisation et conduit à un conflit entre l’ordre social et un « autre » ordre : celui du quartier42. ».
En découle la question ethnique, la jeunesse immigrée reproduisant le modèle tribal sur lequel reposent les cultures africaines et nord-africaines. Jacques Berque, dans Qu’est-ce qu’une tribu ?, en dévoile les multiples complexités43. L’explication muchiellienne de l’identité par défaut, qui pousse les jeunes hommes à chercher à posséder le territoire, et par extension à exercer un rapport de domination sur les jeunes filles de ce même territoire, et l’analyse tribale du phénomène, convoquant un modèle culturel exogène reproduit dans les quartiers français, permettent de comprendre les raisons de la présence unique de jeunes hommes dans les vidéos de violence, le phénomène étant exclusivement masculin. Laurent Mucchielli soulève un autre point qui est aussi relevé dans l’article de L’Express : l’ennui. Déjà lors des violences des blousons noirs, l’ennui était le motif principal des violences. Commettre des petits larcins dans les années 1960, s’attaquer à la bande rivale, tirer au mortier par ennui dans les années 2020, voilà l’une des raisons souvent évoquée qui doit aussi être signalée. Un autre élément important à souligner est la question de l’initiation des plus jeunes dans les bandes, initiation effectuée dans la violence. David Lebreton dans un entretien à France Culture explique ainsi que « la sociabilité adolescente nourrie par les cultures de rue est traversée d’embrouilles, de conflits, de réconciliations, et d’une vision morale sommaire du monde »44.

Les émeutes de 2005 : les balbutiements des images de violence contre les policiers

Les premières productions de vidéos d’émeutes : un objectif social

Avant de traiter de l’utilisation du smartphone comme outil de sousveillance contre les forces de l’ordre, c’est-à-dire d’outil de surveillance de l’autorité, que nous traiterons dans la dernière sous-partie de cette partie, il est nécessaire de revenir au rôle de la vidéo dans les phénomènes d’émeutes et de révoltes. La question politique intrinsèque à la vidéo, notamment en banlieue, se doit d’être abordée afin de mettre en lumière son évolution et ses nouvelles modalités.
Alain Bertho a écrit en 2011 un article intitulé « Filmer les émeutes, montrer l’indicible » dans le Journal des Anthropologues, dans lequel il livre une analyse sur la nouveauté de cette profusion de vidéos en ligne, servant de terrain de recherche pour les ethnologues. Après un bref état des lieux des situations émeutières dans le monde entre 2005 et 2011, il montre de quelle manière les vidéos font désormais partie intégrante du processus de l’émeute : « Les images brutes, quelques secondes parfois, sont au cœur de l’émeute, elles font partie de l’émeute. Elles transportent le spectateur ethnographe dans la subjectivité d’un événement auquel il n’a pas pu assister »52. Cette analyse est tout à fait transposable au cadre des violences commises dans les quartiers sensibles : les images de violence nous plongent au cœur de l’événement et sont la représentation, en ligne, de la volonté de s’opposer aux forces de l’ordre. Alors quels liens peut-on établir entre les images de violence diffusées en ligne et les actions violentes effectives ? Reprenant le philosophe Georges Didi-Hubermann, Alain Bertho livre son analyse de ces images : « Ces images ne les illustrent pas, ni ne les contredisent. De la même façon que les images d’émeutes ne se substituent pas au discours absent des émeutiers de la nuit. Il s’agit d’un autre ordre de significations, qui ne dit que ce qu’il montre, qui est de l’ordre du spectacle et qui assure le lien entre ces situations de conflit. L’image est ce qui résiste au discours (Didi-Huberman, 2006)53 ».
Sauf que ces images d’émeutes autrefois dépouillées de tout discours sont maintenant superposées par des textes à l’image de l’annexe n°16 où il est écrit « c’est réel mgl ». De l’image sans discours, lors des émeutes de 2005, nous sommes passés à des images traversées de discours qui nous donnent des orientations de lecture des vidéos. Les images de violences ne sont plus des images quelconques mais une continuité des discours proférés lors des attaques par les agresseurs en ligne.

La sousveillance : filmer l’autorité, nouveau moyen d’intimidation

Olivier Aïm, dans Les théories de la surveillance, du panoptique aux Surveillance Studies, revient sur les différents travaux qui ont établi la généalogie et l’histoire de la surveillance, notamment de Michel Foucault, qui reprend l’idée du panoptique pour analyser les processus de surveillance, et de Steve Mann. Michel Foucault, dans Surveiller et punir, fait le constat d’une « dissymétrie de l’information » et des outils de surveillance entre l’État et la population63. En possédant les outils de contrôle, l’État est comme le geôlier dans une prison panoptique, où le prisonnier est surveillé dans le savoir, puisque les vitres sont teintées de telle manière qu’il est impossible de savoir qui les geôliers regardent.

Les vidéos de violence comme parodies de scènes de guerre

Toutes les vidéos diffusées renvoient à la guerre. Vidéos de violence, contre les autres bandes, contre l’État : c’est un monde de chaos, de tirs et de flammes. Laurent Obertone publie en 2016 Guérilla, un roman qui s’attache à décrire la genèse d’une guerre civile en France, après qu’un contrôle de policiers envers des drogués a tourné au drame. L’éventualité d’un embrasement des banlieues après un contrôle de police est étudiée par les services de renseignement : Thibault de Montbrial, durant un entretien accordé à Ring, la maison d’édition de Laurent Obertone lors de la publication du livre, confirme que le roman reprend des scenarii envisagés par les renseignements et estime que l’auteur est « assez bien renseigné »73.
Ainsi qu’il a été annoncé dans la première partie, les vidéos de violence sont une forme de parodie d’émeutes, des images spectaculaires exemptes de tout discours politique consistant. Dans ces vidéos, nombre d’objets sont manipulés, utilisés, exploités : on se montre en les manipulant, en en jouant. Mortier, feux d’artifice, rodéos, voitures détruites et carbonisées ; on se montre comme détenteurs et possesseurs des objets, ayant droit de vie ou de mort sur ceux-ci. On jouit de leur utilisation et de leur dégradation, on les expose puis on les détruit. Cette démonstration phénoménale d’objets durables détruits (voitures) et d’objets éphémères massivement exploités (« munitions » des mortiers qui ne servent qu’une seule fois chacune), s’inscrit dans la « fête consumériste » analysée par Jean Baudrillard74. Dans Simulacres et simulation, il livre une lecture éclairante de la ville moderne : « La subversion, la destruction violente, est ce qui répond à un mode de la production. À un univers de réseaux, de combinatoire et de flux répondent la réversion et l’implosion […]. Ainsi de la ville. Incendies, guerre, peste, révolutions, marginalité criminelle, catastrophes, toute la problématique de l’antiville, de la négativité externe ou interne de la ville, a quelque chose d’archaïque par rapport à son véritable rôle d’anéantissement75 ».
Le surplus de la production, des réseaux, dont les réseaux d’information, amène à une « implosion », implosion définie comme « la violence interne à un réseau saturé ». Elle résulte de la violence due à la « saturation du système ». À l’aune de cette analyse, les images et vidéos de violence sont un symptôme de cette implosion ; elles résultent d’une saturation des productions de la ville moderne. Toutes les références et significations de ces vidéos, sans lien direct entre elles, bribes éparses d’histoire de France ou des États-Unis, des insurrections françaises aux cow-boys américains, sont la résultante de cette saturation. Ces images prennent place dans ce « théâtre d’ombre » où la simulation a dilué le réel.
Un article que Michel de Certeau a écrit, paru au Monde diplomatique en janvier 1973, est particulièrement intéressant pour analyser le phénomène des manifestations. Il écrit à leur propos, c’est-à-dire au sujet des actes de violence dans une perspective politique : « Le casseur qui frappe la coupole de la calculatrice I.B.M. ou la porte de l’auto procède – mais hors texte – comme l’écrivain travaillant à la déconstruction du langage. La fêlure qu’il marque dans le réseau objectif des signifiants est l’équivalent d’un lapsus dans le langage. Cet acte traverse d’une protestation un univers saturé. Le ressassement de l’anonyme crée l’analogue d’un bruit où la parole a d’abord la forme d’une rupture, d’un trou, d’un blasphème76 ».

La guérilla comme mise en scène d’une reproduction des guerres de décolonisation

La guérilla est intrinsèquement un conflit dissymétrique. Nous avons des groupes en petit nombre qui attaquent le pouvoir, pouvoir supposé suffisamment armé et quantitativement supérieur. Ces méthodes sont abondamment reprises, et permettent dans les multiples vidéos mises en ligne de « rejouer » des scènes de guérillas. La référence de ces méthodes est la période de la décolonisation. Évidemment, il ne s’agit pas d’établir des liens entre le FLN et les « jeunes de bandes », mais plutôt de relever cette autre référence inhérente aux vidéos, dans le cadre d’une guerre, ou plutôt simulation de guerre, menée contre la France. Les liens entre ces vidéos et l’histoire de France sont abordés dans la prochaine sous-partie : ici, il est davantage question des parallèles entre les méthodes montrées dans les vidéos et celles de groupes ayant mené la guerre contre la France lors de la décolonisation. Gilbert Meynier a écrit : « La révolution, en Algérie, se déduit a priori de la forme de lutte : on est bien en présence d’un mouvement armé populaire. Guerre populaire organisée, elle ne se réduit en aucun cas à la série d’actes terroristes individuels à laquelle les réticences communistes à l’endroit du FLN voulurent au départ la réduire. Dans la guerre populaire, il y a un aspect de défoulement collectif contre tout ce dont le peuple rend responsable son malheur […]. Incontestablement, tout Algérien se voit à un moment ou à un autre en résistant, en émule activiste de la figure de Jeha, le héros populaire qui fait la nique aux puissants et leur joue des tours80 ».
Ces diverses citations permettent d’étayer l’idée que ces vidéos ont, parmi leurs références, parmi les bribes de discours convoquées, repris les références et les codes de guérillas qui puisent leurs sources dans les conflits de la décolonisation. L’autre point, plus contemporain, qui prend part au cadre de la guérilla, est celui de l’explosion. Les thématiques du feu, de l’explosion, de la chaleur, de l’énergie parcourent toutes les vidéos de violence. Premièrement, ces images de voitures brûlées sont un topos des images de violences commises en banlieue. Aussi lisons-nous dans Émeutes urbaines et protestations, sous la direction de Hugues Lagrange et Marco Oberti : « Les incendies de voitures ont dans la société des écrans un intérêt évident : ce sont des actes télégéniques susceptibles de donner une visibilité à la colère. Ils constituent de fait un indice des violences urbaines, comme le nombre de grève est, ou plutôt a été, un indice des conflits du travail81 ».
Ces images ont un fort impact d’un point de vue visuel : elles permettent de rendre compte de la « colère » des habitants d’un quartier ou d’une ville à un moment donné. Filmer des voitures brûlées revient à s’inscrire dans le grand récit des violences contre les policiers. On peut noter une nouvelle fois que des violences qui portaient un discours social et politique ont été reprises dans le seul objectif de donner à voir des images fortes, marquantes. Le discours s’efface une fois de plus au profit du spectacle. Un paragraphe du texte poursuit dans ce sens : « Pourquoi incendier des écoles et, qui plus est, des écoles primaires ou maternelles ? Cela semble indiquer que ce qui se passe est en jeu. Les incendies d’écoles sont délibérés : elles sont considérées – pas complètement à tort – comme des lieux de frustration et d’inégalité des chances82 ».
Des images d’une attaque d’école aux tirs de mortier ont été particulièrement relayées au mois de mai 202183. On y voit différents extraits de vidéos, filmées via Snapchat, où des jeunes tirent à de multiples reprises sur le lycée André-Malraux. Toutes ces vidéos permettent à leurs auteurs, aux bandes, au quartier, de prolonger le grand récit des violences urbaines. Les images sont filmées pour leur spectacularité, leur violence, leur force visuelle.

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Table des matières

Table des matières
Introduction
I. Le smartphone, un objet devenu une arme au coeur de la guerre de l’image pour les « jeunes » contre les forces de l’ordre
A. Qui filme ? Des vidéos produites par une population en marge, jeune et immigrée qui cherche à signifier leur domination sur un territoire
1/ La jeunesse en marge : un phénomène historique
2/ Le profil sociologique : une jeunesse principalement issue de l’immigration en quête d’identité
3/ Les réseaux sociaux : entre espace préliminaire à la violence et espace de
monstration des actes commis
B. Les émeutes de 2005 : les balbutiements des images de violence contre les policiers
1/ Les premières productions de vidéos d’émeutes : un objectif social
2/ Émeutes de 2005 : la séparation entre images politiques et images de violence contre les forces de l’ordre
C. L’objet smartphone : le média de la sousveillance devenu symbole de l’opposition des bandes contre les forces de l’ordre
1/ La guerre de l’image au coeur des rapports entre les forces de l’ordre et les quartiers sensibles
2/ La sousveillance : filmer l’autorité, nouveau moyen d’intimidation
II. Une mise en scène de « guérillas urbaines » et du chaos par la juxtaposition de deux univers guerriers : l’histoire insurrectionnelle française et les bandes hors-la-loi américaines
A. La simulation de scènes de « guérillas urbaines » et du chaos
1/ Les vidéos de violence comme parodies de scènes de guerre
2/ La guérilla comme mise en scène d’une reproduction des guerres de décolonisation
3/ Filmer la violence pour reproduire le chaos
B. La reprise des signes de l’Histoire américaine : entre mélange du mythe du horsla- loi et des gangs
1/ La diffusion des codes et références culturels américains en France au cours du XXème siècle
2 / Le western comme symbole absolu de la liberté pour les bandes
C. La reprise ironique des signes de l’histoire insurrectionnelle française
1 / La Révolution française au coeur de la sémiologie des vidéos de violence
2 / Une forme de lutte contre la mémoire de la France
3 / La barricade et le drapeau français : deux symboles attaqués et détournés
III. Le cadre énonciatif original des vidéos favorise la spectacularité des vidéos ainsi que leur aspect irréel
A. Un format neuf des vidéos produites via Snapchat
1/ L’utilisation prédominante de Snapchat : média adéquat pour un format de vidéo éphémère
2/ Snapchat comme espace propice pour des conversations en coulisse
3/ Le texte est une pierre angulaire de la création du sens des vidéos
4/ L’énergie véhiculée dans les vidéos : moteur de la volonté de conquête des bandes
B. Les vidéos filmées par les témoins : un autre regard des violences commises dans les quartiers sensibles
1/ La vidéo témoin : un autre regard sur les violences urbaines
2/ Le langage : principal vecteur d’émotion dans les vidéos
3/ L’obstacle comme mise en abyme du spectateur
C. Le discours médiatique sur le nouveau format de ces vidéos : ambivalence entre questionnements des invités et « non-sujet » pour les journalistes.
1/ L’utilisation des vidéos de violence par BFM comme images d’illustration
2/ Des commentaire davantage éditorialisés sur CNews
3/ La médiagénie des vidéos participe à leur ambiguïté, entre réel et fictionnel
Conclusion
Bibliographie

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