La dialectique de l’individualisme 

L’avènement du social

Tocqueville n’a de cesse de douter de ses croyances et de ses actions. Il « considère le doute comme une des plus grandes misères de notre nature […] immédiatement après la maladie et la mort » . Mais il progresse tant bien que mal par une combinaison d’observations et de réflexions sensibles qui l’amènent à formuler l’hypothèse du primat du pouvoir social sur le pouvoir politique.
Cette position nouvelle naît en partie des origines diverses de sa formation intellectuelle (§1) qui lui ont aussi permis de bâtir une philosophie du milieu (§2). Cette philosophie est le fondement de sa science politique nouvelle dont le « premier objectif un retour de l’homme à la société et à l’histoire ».

Une pensée aux origines hétéroclites

La complexité de la pensée Tocqueville correspond à l’accumulation de différentes phases qui marquèrent sa formation intellectuelle.
Alexis né en 1805 dans une famille qui appartient à la vieille aristocratie normande. Neveu de Chateaubriand duquel il mettra une certaine énergie à se distinguer, il grandit surtout dans le souvenir de la gloire passée de l’ancêtre maternel, Malesherbes, auquel toute la famille voue une admiration sans faille. Cet homme, aux vertus anciennes, mais aux opinions nouvelles, fut guillotiné pour avoir défendu le roi devant le peuple et le peuple devant le roi. Alexis dira: « c’est parce-que je suis le petit fils de Malesherbes que j’ai écrit ce que j’ai écrit » , s’enorgueillissant ainsi d’une parenté plus proche qu’elle n’était en réalité. Ministre de Louis XV puis de Louis XVI, Malesherbes, qui autorisa la publication polémique de l’Encyclopédie, est à l’origine de l’importance qu’Alexis attachera a l’éducation comme vecteur de liberté; il est aussi, avec Platon, la source du souci de l’éthique du politique qui caractérise l’ensemble de l’oeuvre tocquevillienne.
Lors de la Révolution, ses parents échappent de peu à la guillotine. Sa mère, Louise Madeleine Le Peletier de Rosanbo, en demeura profondément traumatisée et sera pour Alexis un personnage introverti, entretenant une sorte de morosité, et dont il sera proche toute sa vie, entretenant avec elle une correspondance régulière et tendre. Son père, Hervé Comte de Tocqueville, fut dans sa jeunesse assez réceptif aux idées libérales du XVIIIe siècle en lesquelles il voyait une évolution d’une conception aristocratique de la liberté. Mais le traumatisme de la Révolution achèvera de le renvoyer au rang des légitimistes. Homme loyal et de conviction, il eut une longue carrière de Préfet sous la Restauration durant laquelle il se montra habile, ambitieux et parfois dur. Alexis conservera toute sa vie une certaine admiration et un profond respect pour ce père attentionné qui consacra son existence au service public. Tout en s’entendant bien avec ses deux frères, Tocqueville n’avait pas beaucoup de considération pour Hippolyte, mais Édouard fit en revanche partie de ses proches confidents, et fut l’un de ceux dont l’empreinte se retrouve dans l’oeuvre de Tocqueville, tout comme celle de leur père. Le proche de Tocqueville qui marqua le plus son oeuvre est Louis de Kergorlay, son cousin et meilleur ami, celui qui faillit le convaincre de faire l’armée malgré sa santé fragile, celui aussi qui participa à mettre un terme à son amour de jeunesse par souci des conventions, ou celui encore qui se montra réticent à son union avec Marie pour les mêmes raisons. Kergorlay était pour Tocqueville un esprit brillant qui ne sut jamais exploiter son intelligence, il disait à son sujet: « Son esprit est moins juste que le mien, mais plus pénétrant. Je rends mieux ce que je vois, il voit plus loin. Je ne puis m’empêcher de croire que réunit en un seul être nous ferions un homme remarquable » . En 1828, Tocqueville rencontre Marie Mottley, une Anglaise protestante issue d’un milieu de roturiers qui ne possède pas de fortune. Il ne l’épousera qu’en 1835, l’année de la publication de la première Démocratie, l’année où il acquit son autonomie. Tocqueville appréciait leur différence de culture et de condition, il semblait profondément attaché à Marie pour laquelle il disait éprouver des sentiments sincères et de laquelle il prit toujours le parti face à sa famille. Le fait qu’ils ne purent pas avoir d’enfant ne sembla guère les peiner, et chacun à sa manière pris soin de la santé fragile de l’autre. Marie sut toujours être le refuge psychologique dont avait besoin Alexis. Après sa mort, ce sera Marie, avec l’aide de Beaumont, qui se chargera de la publication de l’intégralité de l’oeuvre avec un rigoureux souci d’authenticité.
L’abbé Lesueur, précepteur et proche de la famille depuis des années, eut sans doute le rôle principal dans les fondements de la formation intellectuelle d’Alexis. Il est celui qui plaça dans le petit Alexis l’ambition de devenir un intellectuel. « Quel dommage ce serait d’étouffer sous un casque un talent qui s’annonce avec tant de distinction » dira-t-il à propos de la volonté éphémère d’Alexis d’embrasser une carrière militaire. Ce janséniste, aux enseignements passéistes, mais exigeants, contribua à former l’esprit de finesse qui caractérise Tocqueville et qui lui fera se découvrir par la suite une vraie affinité avec la pensée de Pascal. Vers l’âge de quinze ans, Tocqueville part habiter chez son père à la préfecture de Metz. C’est à cette époque qu’il connaît une certaine émancipation du milieu familial dans lequel il a été immergé jusqu’alors, et qu’il fait l’expérience de l’émancipation en choisissant ses fréquentations et ses lectures. Lorsque dans la bibliothèque de la préfecture il découvre Rousseau, Voltaire, Buffon et autres auteurs de la philosophie des Lumières, il sentit tout à coup toutes ses convictions s’effondrer. C’est à cette époque que Tocqueville perdit la foi, une perte dont il restera marqué toute sa vie. À Madame de Swetchine, il confiera des années plus tard dans une lettre du 26 février 1857: « Ma vie s’était écoulée jusque là dans un intérieur plein de foi qui n’avait pas même laissé pénétrer le doute dans mon âme. Alors le doute y entra, ou plutôt s’y précipita avec une violence inouïe, non seulement le doute de ceci ou cela, mais le doute universel. (…) Je fus saisi de la mélancolie la plus noire, puis d’un extrême dégoût de la vie sans la connaître, et comme accablé de troubles et de terreur à la vue du chemin qui me restait à faire dans le monde, des passions violentes me tirèrent de cet état de désespoir; elles me détournèrent de la vue de ces ruines intellectuelles pour m’entraîner vers les objets sensibles; mais de temps à autre, ces impressions de ma première jeunesse (j’avais seize ans alors) reprennent possession de moi; je revois alors le monde intellectuel qui tourne et je reste perdu et éperdu dans ce mouvement universel qui renverse et ébranle toutes les vérités sur lesquelles j’ai bâti mes croyances et mes actions » . Ce choc est à l’origine de l’ambivalence de la pensée de Tocqueville lorsque celle-ci propose à la fois des valeurs anciennes et nouvelles pour répondre aux problématiques modernes. C’est à partir de ce moment qu’il commence à renoncer à la possibilité pour l’espèce humaine d’accéder à des vérités absolues. Et c’est naturellement que dans cette phase de son cheminement, Tocqueville se tourne vers Pascal. L’auteur des Pensées est sans doute celui à qui l’oeuvre tocquevillienne emprunte le plus. Ils ont en commun de croire en la double capacité du vrai et du faux. Pour l’un comme pour l’autre, la condition humaine est misérable, car l’homme est toujours insatisfait et vit dans une inquiétude permanente qu’il essaye de surmonter par le divertissement. Mais si pour Pascal cela est valable pour l’homme en général et s’explique par le fait qu’il soit séparé de Dieu, pour Tocqueville cela est valable pour l’homme démocratique séparé de la sphère publique. Non-croyant malgré lui, Tocqueville est admiratif de « l’esprit de finesse » pascalien dont il parviendra à faire une caractéristique de son oeuvre. L’énergie constante qu’il mit à concilier les valeurs universalistes du christianisme et l’humanisme des Lumières en est un bon exemple. Tocqueville ne croit pas en Dieu, mais il croit dans les vertus sociales du christianisme. L’aspect austère et inquiet de l’écriture tocquevillienne rappelle également l’état d’esprit de Pascal dont il tire aussi une propension au doute qui n’aura de cesse de le fatiguer.
Mais l’oeuvre est aussi très fortement marquée par l’intérêt que Tocqueville portera toute sa vie à Rousseau, ainsi qu’à Montesquieu. Le premier chapitre de la première Démocratie, « La configuration extérieure de l’Amérique du Nord » est un emprunt direct à la théorie des climats de l’auteur de L’esprit des lois . Tocqueville reprend également de Montesquieu la notion « d’esprit des peuples ». Il y a dans leurs oeuvres respectives les mêmes aspirations sociologiques, ce qui leur vaudra de figurer au rang des pères de la sociologie dans l’ouvrage classique de Raymond Aron, Les étapes de la pensée sociologique. Comme Montesquieu, Tocqueville pense que ce sont les moeurs qui doivent guider les hommes et non les lois. Et, comme Rousseau, Tocqueville ne croit pas en les institutions pour tendre vers l’harmonie entre les hommes, il croit aux moeurs à l’oeuvre dans la société. Il partage, entre autres choses, avec Rousseau la vision d’un « grand législateur » plus attentif aux moeurs qu’aux lois.
Ainsi, la pensée tocquevillienne s’est essentiellement fondée sur le souvenir familial presque mythologique d’une aristocratie flamboyante et juste, d’un précepteur aux enseignements « jansénisants » , d’un profond goût pour les moralistes du XVIIe siècle et l’esprit de finesse qui caractérise Pascal, et des idées libérales et humanistes issues de la philosophie des Lumières. C’est en tentant de concilier des influences si diverses que Tocqueville bâtit une philosophie qui lui est propre.

Une philosophie du milieu caractérisée par l’esprit de finesse pascalien

C’est en recherchant les paradoxes (qui signifie en Grec, « en dehors de l’opinion ») dans sa quête de sagesse que Tocqueville apparaît comme un véritable philosophe. L’analyse historique que propose Tocqueville est effectivement en dehors de l’opinion de son temps. Contrairement à ses contemporains, dans L’État social et politique de la France avant la Révolution et dans l’ancien régime et la Révolution, l’historien présente la révolution comme une période de continuité sociale plutôt qu’une période de rupture politique. La révolution n’est que la réponse logique face à l’incapacité du pouvoir royal à comprendre les évolutions de l’état social et à y accorder l’état politique. Et le pouvoir royal a lui-même été l’artisan de la montée de cet état social égalitaire en centralisant peu à peu le pouvoir administratif, car la centralisation a pour effet d’effacer progressivement les hiérarchies locales, tendant ainsi à assigner à tous les Français l’égale et uniformisante position de sujet que la Révolution remplacera par celle de citoyen. C’est que, pour Tocqueville, le moment révolutionnaire confirme le fait que «Lorsqu’on parcourt les pages de notre Histoire, on ne rencontre pour ainsi dire pas de grands évènements qui depuis sept cents ans n’aient tourné au profit de l’égalité» . À plusieurs reprises dans son oeuvre, mais en particulier dans L’état politique et social de la France avant la Révolution et dans l’Ancien Régime et la Révolution , le philosophe donne l’exemple d’institutions politiques et de comportements sociaux de l’ancien régime qui annoncent déjà l’idée égalitaire qui caractérise la démocratie. C’est donc aussi une philosophie de l’histoire que propose Tocqueville. Pour les révolutionnaires comme Condorcet l’histoire est une hypothèse générale qui permet d’ordonner l’ensemble du récit historique, lequel représente la réalité d’un progrès général de l’humanité qui se concrétise à travers le progrès de la science. À la fin du XVIIIe siècle, commence ainsi à s’imposer l’idée d’une unité fondamentale de l’histoire humaine qui implique que le développement de l’histoire n’est pas contingent. Il faudrait alors y voir le cheminement d’un progrès de la raison. Or, comme le relève Eduardo Nolla, « l’aspect philosophique de la pensée de Tocqueville apparaît sous la forme d’un anti-positivisme » . Pour lui, il est illusoire de penser que l’humanité peut diriger entièrement son destin par la raison, attaquant fréquemment cette dernière. Il pense ainsi que derrière le chaos apparent de l’histoire il y a un dessein rationnel qui se réalise même au travers des actions de ceux qui y sont opposés. Il s’agit de l’égalisation des conditions mentionnée en introduction. « Le développement graduel de l’égalité des conditions est donc un fait providentiel, il en a les principaux caractères: il est universel, il est durable, il échappe chaque jour à la puissance humaine; tous les événements, comme tous les hommes, servent à son développement » . Si le progrès de l’égalité des conditions est providentiel, alors on ne peut pas invoquer la providence pour combattre les progrès de l’égalité, or, il s’agissait là du cœur de la critique contre-révolutionnaire.
En cela, la philosophie de Tocqueville se situe à mi-chemin entre la pensée libérale des révolutionnaires et le conservatisme des contre-révolutionnaires, il met en garde les premiers contre les vices du phénomène égalitaire et essaie de faire comprendre aux seconds que ce fait est irrésistible, et que tout l’enjeu de la modernité et de l’accompagner en permettant à l’homme de conserver son humanité. Toute la pensée tocquevillienne est ainsi structurée par une tension permanente du milieu, de l’équilibre. Ce faisant, sa pensée procède souvent de manière dialectique dès lors qu’elle n’envisage jamais un objet sans son opposé. Comme le relève Agnès Antoine, le binôme aristocratie-démocratie « contient et désigne tous les autres couples d’opposition, comme ceux de […] de la passion et de la raison, de la société et de l’individu, du public et du privé, du masculin et du féminin […], etc. » . Tocqueville cherche à « éviter tant la disjonction que la conjonction » . C’est ce qui explique aussi que Tocqueville évite les réflexions métaphysiques et préfère dans ses analyses se rattacher aux faits. Car, pour Tocqueville, parmi ces couples d’opposition « Il existera toujours un principe qui domine parce que les hommes essayeront toujours de régler la société et l’État selon le même principe » ; or c’est par l’observation qu’il est possible d’identifier les principes à l’oeuvre et d’essayer d’apercevoir lequel domine et comment.

« L’Amérique, plus que l’Amérique »

« J’avoue que dans l’Amérique j’ai vu plus que l’Amérique. J’y ai cherché une image de la démocratie elle-même, de ses penchants, de son caractère, de ses préjugés et de ses passions, j’ai voulu la connaître, ne fut-ce que pour savoir du moins ce que devrions espérer ou craindre d’elle ».
L’originalité de la démarche de Tocqueville consiste à aller chercher en Amérique une image de la modernité. Pour les contemporains de Tocqueville, l’Europe est le berceau des ÉtatsUnis, le destin de l’Union est de suivre le modèle européen. Mais à une époque où l’Europe possède encore l’ascendant sur l’Amérique du Nord, Tocqueville voit plutôt dans l’Amérique l’avenir de l’Europe, le berceau de cette nouvelle humanité démocratique dont les prétentions sont universelles. C’est donc en sa qualité de témoin de temps aristocratiques finissants qu’il ambitionne de relever ce qui distingue les temps démocratiques pour identifier l’état social qui les caractérisent. Comme il l’a été mentionné en introduction, l’apport principal de l’oeuvre tocquevillienne demeure sans doute la méthode de Tocqueville (§1) dont il fait une description dans une lettre de 1856 adressée à Duvergier de Hauranne . C’est cette méthode qui fit que le second volume de La Démocratie en Amérique ne pourra être compris qu’une fois que la méthode de l’idéal type aura été énoncée explicitement par Max Weber. En empruntant cette méthode, Tocqueville propose « une description de l’homme démocratique, mais également une vision de l’homme en général ».Son questionnement apparaît ici proche des enjeux dégagés par l’anthropologie, et le philosophe, fort d’un antipositivisme assumé, formule ses hypothèses sur le ton original du moraliste (§2).

La méthode-Tocqueville

S’il est donc impossible pour l’espèce humaine d’accéder à la vérité absolue, la véritable sagesse ne consiste pas à renoncer, mais à avancer humblement en proposant des hypothèses, de manière à tendre vers la vérité tout en sachant qu’il est impossible de l’atteindre.
C’est cette idée d’hypothèse qui anime au départ la démarche du jeune magistrat. Comme il l’a été mentionné , l’idée de l’opposition entre société aristocratique et société démocratique est présente dans son esprit avant son voyage en Amérique. C’est donc en vue de vérifier cette hypothèse qu’il s’en va observer la seule République démocratique de son temps. Mais les observations qu’il y fait l’amènent plus loin qu’à la confirmation d’une opposition entre deux modèles de société, il voit dans la démocratie américaine une évolution de l’espèce humaine. Cette idée lui paraît bien éloignée de l’esprit du lecteur de son temps, dès le début il prévient donc que pour faire comprendre à ses contemporains il faut pousser les idées dans leurs retranchements: « l’auteur qui veut faire comprendre est obligé de pousser chacune de ses idées dans leurs conséquences théoriques, et souvent jusqu’aux limites du faux et de l’impraticable ». Tocqueville sait bien que « celui qui entreprendra d’opposer un fait isolé à l’ensemble des faits [qu’il] cite, une idée détachée à l’ensemble des idées y réussira sans peine » . Bien qu’il lui arrive de citer des sources primaires, un projet aux prétentions empiriques n’a jamais effleuré le voyageur qui n’est resté que neuf mois en Amérique du Nord. Ce qu’il veut décrire est si global, si insaisissable et si nouveau que cela requiert que le lecteur use de ses capacités d’abstraction. « En termes modernes, on pourrait dire que Tocqueville prend en compte des éléments micro, méso, et macro sociaux pour les intégrer finalement à une approche globale ».
Concrètement, la méthode-tocqueville est très abstraite, notamment parce-qu’elle consiste à saisir la démocratie dans sa pureté. Il procède par une argumentation schématique à travers la mise en forme du matériau, Cette mise en forme s’effectue via les portraits unitaires d’une situation. Tocqueville manipule volontairement les objets, il force un peu les choses sans être forcément fidèle aux faits. Par sa volonté de dépasser les faits pour dégager des lois, il apparaît comme un véritable sociologue, il cherche à obtenir un tableau de pensée unitaire en empruntant une démarche arbitraire qui fait violence au sens commun. Forcer le trait lui permet de mettre en lumière les prémisses de ce qui est encore invisible. Si ses contemporains ont pu lui reprocher « de se débarrasser [des faits] avant d’écrire », c’est, non seulement parce ce que ce qu’il tente de saisir demeure aujourd’hui encore très compliqué à identifier, mais surtout parce-qu’il utilise la démarche typique sans l’énoncer.
Le dictionnaire Larousse qualifie le caractère comme étant la « marque distinctive de quelque chose, de quelqu’un », son « aspect typique ». Dans une dimension plus psychologique, le caractère désigne également l’ « ensemble des dispositions affectives constantes selon lesquelles un sujet réagit à son milieu et qui composent sa personnalité ». On retrouve ici les deux idées qui rapprochent la démarche tocquevillienne de la démarche sociologique: d’une part, « l’aspect typique » renvoie la démarche idéale-typique énoncée par Max Weber qui deviendra caractéristique de la démarche sociologique; d’autre part, l’idée répandue en sociologie que le sujet réagit à son milieu et que son milieu participe à façonner sa personnalité. Et en effet, comment ne pas voir en Tocqueville un sociologue préfigurant la théorie de l’habitus de Pierre Bourdieu lorsqu’il analyse ainsi l’influence du milieu sur l’individu: « Remontez en arrière; examinez l’enfant jusque dans les bras de sa mère; voyez le monde extérieur se refléter pour la première fois sur le miroir encore obscur de son intelligence; contemplez les premiers exemples qui frappent ses regards; écoutez les premières paroles qui éveillent chez lui les puissances endormies de la pensée; assistez enfin aux premières luttes qu’il a à soutenir; et alors, seulement, vous comprendrez d’où viennent les préjugés, les habitudes et les passions qui vont dominer sa vie. » La méthode Tocqueville apparaît donc très cubiste dès lors que l’on entend par là que « les objets sont fragmentés, analysés et rassemblés dans une forme abstraite au lieu d’un objet représenté d’un seul point de vue ». Cette forme abstraite, c’est le type: Tocqueville fragmente et analyse les différents objets de la société puis les rassemble sous un type, comme Weber le fera pour la Bureaucratie ou le Capitalisme. Il s’agissait pour Weber d’aider à penser le sujet. L’ idéal type est un guide pour la construction des hypothèses. Pour Tocqueville, deux types se font concurrence, le type aristocratique et le type démocratique. Ainsi, Tocqueville constitue-t-il son type démocratique à l’aide de concepts que lui a suggérés le voyage américain. Un type est par définition fictif. Si Tocqueville voit en l’Amérique le type pu démocratique c’est parce que « Le grand avantage des Américains est d’être arrivés à la démocratie sans avoir à souffrir de révolutions démocratiques, et d’être nés égaux au lieu de le devenir » . L’Amérique tocquevillienne revête donc une part de fiction, c’est ce qui explique que la présentation tocquevillienne des États-Unis apparaît idéalisée, mais l’important n’est pas là. Ce qui importe à Tocqueville, c’est de faire comprendre la nature de la démocratie à ses contemporains, et de construire les hypothèses de ce que l’on peut « espérer ou craindre d’elle ».
Pour comprendre comment font les Américains, il faut partir de l’idée-mère de Tocqueville, « l’état social ». Dès le Chapitre III de la première Démocratie, Tocqueville le définit comme étant « le produit d’un fait, quelquefois des lois, le plus souvent de ces deux causes réunies », ce à quoi il ajoute qu’« une fois qu’il existe, on peut le considérer lui-même comme la cause première de la plupart des lois, des coutumes et des idées qui règlent la conduite des nations » . Cette idée-mère lui a été suggérée par François Guizot dont il a suivi le cours sur l’Histoire des civilisations. Il s’agit de la notion « d’état social » qui est le point de départ, le concept fondamental, l’idée-mère de la pensée tocquevillienne. L’état social tocquevillien apparaît sous des traits absolus: ce qu’il ne créé pas il le modifie. Le terme « état » est ici à entendre au sens de « condition ». En ce sens, l’état social d’un peuple est la réunion entre sa condition matérielle -climat, démographie, puissances voisines, etc.- sa condition intellectuelle -histoire, culture, religion, etc.,- et sa condition morale idées, sentiments, moeurs, passions, etc.-. Ce n’est pas ces éléments qui sont nouveaux mais leur combinaison, et cette combinaison modifie les conditions existantes et en créé de nouvelles, il influence l’ensemble des « usages et [des] idées » . L’état social apparaît ainsi déterministe en ce qu’il semble impossible d’échapper aux idées et aux usages qu’il produit. L’état social démocratique est caractérisé par l’avènement du mouvement ancien qu’est l’égalisation des conditions.

Le style du moraliste au service d’une problématique anthropologique

Pour Pascal comme pour Rousseau, « en étendant abusivement les règles de fonctionnement des sciences exactes à tous les domaines du réel, les Modernes ont […] écarté du champ de la raison les questions qui sont les plus vitales à l’homme et à l’humanité, celles des valeurs, des fins, de la signification de l’histoire, de l’existence de Dieu et de l’immortalité, en un mot, du sens ou de l’absence de sens de la vie et du monde […]. En axant leur analyse, l’un sur une possible « névrose » civilisationnelle, l’autre sur le problème de la perte du sens, les deux penseurs formulent avec une force particulière le questionnement romantique et tocquevillien sur la civilisation moderne […] ».
Le trait qu’ont en commun Pascal et Rousseau est donc de chercher quel est le destin de l’espèce humaine devant l’éternel. Tocqueville partage avec eux ce questionnement et, si c’est en sociologue qu’il prête attention aux sociétés humaines, sa pensée prend une tournure anthropologique dès lors que son objet final est l’espèce humaine en général; car par son caractère universel, l’état social égalitaire concerne le type homo en général. C’est un avenir commun à tous les hommes, l’avenir de l’humanité, que voit Tocqueville à travers les traits de l’homo democraticus. La démocratie crée une situation historique inédite qui permet de prendre en compte l’espèce humaine dans son ensemble. Les anciens et les classiques, ne concevant pas les hommes comme égaux, ne pouvaient pas apercevoir cette unité du type homo. Comme l’anthropologue, Tocqueville cherche à « penser et comprendre l’unité de l’homme à travers la diversité des cultures ». Son questionnement se veut donc à la fois sociologique, en s’intéressant aux conditions qui font une société, et anthropologique, en se demandant quelles sont les combinaisons de ces conditions « qui permettent à l’homme de déployer sa nature ».
L’Amérique correspond à la phase d’observation et de collecte des faits de l’anthropologue, le premier volume de la Démocratie constitue la phase d’analyse, enfin, le second volume marque le temps de la comparaison et de la théorisation. On retrouve ainsi les trois phases énoncées par Marcel Mauss qui caractérisent la démarche anthropologique: ethnographie -observation et collecte-, ethnologie -analyse-, et anthropologie -comparaison et théorisation. À propos de la comparaison, il faut noter que Tocqueville compare les deux humanités non pas pour les juger au regard de leurs vices et vertus respectifs, mais pour identifier la nouvelle et la définir au regard de ces différences avec l’ancienne, car « ces sociétés différant prodigieusement entre elles sont incomparables » . Toutefois, sa démarche s’éloigne de l’anthropologie contemporaine dès lors que Tocqueville ne prend pas pour objet d’observation une monographie, mais la situation globale qu’est la démocratie. C’est que Tocqueville, « précisément, n’a pas souhaité faire oeuvre de spécialiste, échappant ainsi à l’un des vices de l’homme démocratique » . Ce faisant, il perd en précision ce qu’il gagne en généralité, mais pour lui l’objectif est « de rejoindre l’homme démocratique à l’intérieur de ses catégories de pensées et de ses valeurs, pour mieux le faire naître à un autre que soi » . Et la faiblesse empirique de sa démarche « est peut-être inversement proportionnelle à sa force anthropologique » .
Mais la véritable originalité du penseur consiste ici à répondre à la question anthropologique du déploiement de la nature humaine dans les temps démocratiques avec les outils du moraliste. Pour ce faire il reprend de La Bruyère la technique de portraits sociaux « dans lequel l’individu singulier vaut pour tout un groupe ou toute une catégorie de personne dont il rassemble les traits spécifiques et caractéristiques, à moins qu’un individu ne soit un caractère à lui seul » , comme la rationalité ou encore la servitude. Au premier abord, cela peut sembler incongru; mais à mieux y regarder, il semble cohérent qu’en appliquant la méthode sociologique idéale typique à l’espèce humaine dans une perspective anthropologique, Tocqueville soit conduit à proposer des portraits de type humain, figures de l’opposition entre principe aristocratique et principe démocratique. Car ce ne sont pas des personnages réels que décrit Tocqueville, mais des caractères typiques de l’individu démocratique. Les très nombreuses réflexions sur l’espèce humaine qui ponctuent la première Démocratie témoignent de la reprise du thème des moralistes, également très présent chez Pascal, de l’homo viator, être inachevé, toujours en chemin, en perpétuelle évolution. Il faut ici souligner que choisir le style du moraliste permet à Tocqueville de se distinguer des philosophes des Lumières dont l’usage du portrait a beaucoup plus pour fonction « de construire l’homme au lieu de l’analyser » , leur objectif consiste davantage à apporter à la psychologie de l’espèce humaine qu’à la décrire, en ce sens, « leurs personnages incarnent plutôt des attitudes de l’auteur que des êtres réels ».

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Table des matières
Introduction 
Chapitre I – Une anthropologie de la démocratie 
Section I – L’avènement du social
Section II – « L’Amérique, plus que l’Amérique »
Section III – Les caractères de deux humanités distinctes
Chapitre II – La dialectique de l’individualisme 
Section I – L’apathie politique généralisée
Section II – Une conception exigeante de l’individualité comme seul remède
Section III – Le despotisme démocratique
Section conclusive – De l’individualisme au narcissisme
Bibliographie 
Table des matières

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