La crise de l’identité dans le théâtre de Denis Johnston

LE THÉÂTRE DE LA CRISE

Dans cette étude de la crise de l’identité dans le théâtre de Johnston, j’envisagerai conjointement ses dimensions historique, philosophique et esthétique. En m’appuyant sur différents concepts propres à l’esthétique du théâtre moderne, notamment les travaux de Robert Abirached sur la «crise du personnage», de Peter Szondi et Jean-Pierre Sarrazac sur la crise de la forme dramatique et sa réinvention dans le théâtre moderne, je montrerai comment l’écriture contestataire de Johnston s’inscrit dans le mouvement moderniste d’un théâtre qui se détourne de modes de représentation traditionnels pour mieux appréhender son sujet, l’identité en crise. La sémiotique du théâtre, et plus particulièrement les travaux d’Anne Ubersfeld et de Keir Elam, m’ont permis de mieux comprendre le jeu et l’orchestration des signifiants scéniques sur la scène johnstonienne, J’avancerai que la mise en scène de la crise de l’identité, qui a conduit le dramaturge à mettre en crise la représentation scénique, lui a permis de proposer au public une réflexion non seulement sur l’identité en crise mais aussi sur l’esthétique de la crise, et de dépasser ainsi la crise annoncée du théâtre national.
À cette fin, j’étudierai d’abord dans ses pièces la « désidentité » dans le premier sens proposé par Grossman, c’est-à-dire l’identité qui se défait, se trouve « défigurée ». Ce mot implique non seulement le saccage de la figure, l’iconoclasme qui la rend impossible à identifier, mais aussi la non-figuration, ou l’échec de la représentation. Nous verrons que les institutions garantes des repères et valeurs de la nation sont mises en accusation et leur dévoiement, mis en scène. Les personnages privés de repères en viennent à se défaire, à exhiber leur vide, et il faudra comprendre comment le personnage johnstonien révèle sa spectralité. Il se nourrit de son texte mais celui-ci est empoisonné : la correspondance entre signifiant et signifié n’opère plus et le personnage est vidé de sens. En pleine crise ontologique, il se tourne vers le langage non verbal et met à profit les aspects visuels du langage scénique, mais costumes et accessoires finissent de le renvoyer aux faux-semblants du théâtre, et plus il se cherche moins il se trouve. Il est « défiguré » aux deux sens du terme.

LES IDOLES PROFANÉES

Dans les années 1840, de jeunes intellectuels irlandais se mobilisent pour promouvoir leurs idées abrogationnistes (visant à faire abroger l’Acte d’Union de 1801).
Le mouvement, Young Ireland, se manifeste d’abord lorsque Thomas Osborne Davis et Charles Gavan Duffy créent le journal The Nation en octobre 1842, dont les revendications nourriront le nationalisme culturel de la fin du siècle (Hutchinson 104-105). Davis y fait paraître plusieurs de ses poèmes nationalistes dont notamment « Nationality » (1842) et « A Nation Once Again » (1844) . Si le second devient une chanson populaire emblématique du nationalisme irlandais et encore célèbre aujourd’hui, le premier fait déjà apparaître la nécessité de cultiver une « voix » nationale distincte : « A Nation’s voice, a nation’s voice / It is a solemn thing! / It bids the bondage-sick rejoice / ‘Tis stronger than a king ». La « voix de la nation » est présentée comme une force supérieure à celle du roi, c’est-à-dire capable de s’imposer au colonisateur et face à lui. Ce poème est caractéristique du romantisme irlandais qui se développe tout au long du XIXe siècle et fait émerger le culte de la nation, culte qui culmine avec la Renaissance Celtique à la fin du siècle, quand la littérature, et notamment le Théâtre Littéraire Irlandais, s’octroit le pouvoir de faire advenir la nation.
Les dramaturges de ce théâtre à vocation nationaliste puisent en effet leur inspiration non seulement dans le folklore gaélique mais aussi dans l’Histoire mouvementée du pays colonisé, et les ballades populaires qu’elle a inspirées. Ces ballades qui se présentent comme « la voix de la nation », participent de la création de repères identitaires et favorisent l’émergence d’un «sentiment» national. L’une d’elles met notamment en scène une vieille dame, la «Shan Van Vocht».

IDENTITÉ COLLECTIVE ET DÉSIDENTIFICATION INDIVIDUELLE

Le sentiment d’appartenance à un groupe spécifique qui se manifeste chez plusieurs individus liés entre eux par une expérience commune et qui permet l’émergence de la nation, n’implique pas que ces individus soient identiques ou leurs opinions, similaires.
C’est toute l’ambiguïté de l’identité nationale qui se fonde sur les caractéristiques communes d’un groupe d’individus différents les uns des autres. L’identité nationale devrait donc promouvoir une certaine diversité, permettre la confrontation de différents points de vue. Dans son ouvrage intitulé L’Invention de soi, le sociologue Jean-Claude Kaufmann montre que l’identification de l’individu à une identité collective est déterminante dans la construction de l’identité individuelle. Si cette identification peut être bénéfique parce qu’elle permet à l’individu de trouver une place au sein d’une communauté, elle peut aussi dériver et se retourner contre lui : L’identification collective se vit comme un élargissement de soi, avec tous les aspects revigorants d’un tel surcroît d’être. Elle participe néanmoins aussi à installer les structures de sa propre reproduction (la dynamique de confirmation réciproque, mais aussi des supports plus institutionnels), piégeant alors l’individu quand il souhaiterait redevenir plus autonome. L’engagement est plus aisé que le mouvement inverse. […] C’est le cas […] quand la structure collective se transforme en système de contraintes dont ego ne parvient pas à s’échapper. Une telle évolution négative est possible surtout quand l’appartenance est exclusive (Kaufmann).
Ces « structures de reproduction » à l’identique, émanant de la « confirmation réciproque » des individus en société ou de « supports plus institutionnels », c’est-à-dire l’Etat, la législation et les institutions, peuvent en effet « piéger » l’individu si elles ne laissent plus place à sa part d’individualité et tentent de gommer sa spécificité.
Si le nationalisme culturel s’est avéré une force créatrice en son temps, grâce à des artistes qui ont spontanément ressenti le besoin de le cultiver, le projet de construction de la nation par l’État que défend le jeune État Libre est une contradiction dans les termes. Nous avons vu que la nation émane d’individus qui se sentent liés entre eux par l’héritage commun qu’ils sont désireux de promouvoir. L’État est ce qui découle de la nation, créé comme garant de cette communauté recherchée. Les voix contestataires rappellent donc, avec Jean-Luc Nancy, que « l’État n’est jamais que l’instrument de la nation. Ce n’est pas à lui d’en définir, encore moins d’en constituer l’identité » (Nancy 11).

LE THÉÂTRE DE LA RÉSISTANCE

Dans son Traité de la nature humaine, David Hume explique que l’on n’existe que dans la perception : «quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi, je bute toujours sur une perception particulière ou une autre […]. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment, sans une perception et je ne peux rien observer qu’une perception» (cité par Rosset 13-14). La connaissance de soi se limite à ce que l’on perçoit dans une situation donnée. La perception est toujours relative et subjective : elle dépend des sujets qui créent ou observent le signe, et non de données objectives. Un sujet ne vit ni seul ni dans un contexte historique, culturel et social fixe. Aussi les signes ne sont-ils pas des entités stables au référent bien défini. Tout signe est sujet à interprétation : le contexte de production et de réception du signe fait évoluer le sens qu’on peut lui attacher. L’identité du sens et du sujet demeurent insaisissables et plongent ce dernier dans une angoisse difficilement soutenable. C’est ce qui le pousse à chercher des signes qui fassent sens : «Jadis […] on ne parlait pas d’identité puisqu’elle s’indiquait par des signes. On en parle lorsqu’il n’y a plus de signes ou qu’ils ne renvoient plus à rien » (Nancy 50). Toute figure qui vise à établir le sens une fois pour toutes, à figer le sujet dans un miroir unique, qu’il s’agisse du masque collectif ou d’une représentation unidimensionnelle, finit par « ne plus renvoyer à rien ». Le sujet peut chercher refuge dans l’identité collective, mais la normopathie nie sa subjectivité. Le clivage entre l’être fuyant et la représentation figée demeure entier. Il lui faut donc chercher du sens ailleurs, autrement, en préservant sa subjectivité.

LA COMPOSITION THÉÂTRALE

The Old Lady Says No!, The Moon in the Yellow River, The Dreaming Dust, Tain Bo Cuailgne et The Scythe and the Sunset sont tissées de références à nombre de textes antérieurs très connus de leur public dublinois, discours historiques, poèmes, récits folkloriques, chansons populaires ou extraits de pièces de théâtre. Storm Song et The Golden Cuckoo reviennent sur des évènements artistique et historique qui ont marqué l’Irlande et fait couler beaucoup d’encre. A Bride for the Unicorn réécrit des mythes de l’Antiquité gréco-romaine. Blind Man’s Buff et Strange Occurrence on Ireland’s Eye reviennent sur des enquêtes judiciaires, l’une mise en scène par Ernst Toller dans sa pièce The Blind Goddess (Toller 1935) et l’autre, étrangement ressemblante, ayant défrayé la chronique en Irlande en 1852 . A Fourth for Bridge intègre des extraits de chansons populaires et autres slogans respectivement caractéristiques de certaines nations ou doctrines. Les pièces de Johnston se présentent donc toutes comme des créations rhapsodiques, formées de fragments, morceaux choisis de textes préexistants, librement découpés et agencés par un rhapsode des temps modernes qui joue de la mémoire des spectateurs. Il faut étudier ses découpages et ses techniques de composition pour comprendre l’effet recherché par cette écriture critique, le lien qu’elle réinvente entre la représentation et son objet, l’identité en crise, mais aussi entre la représentation et son spectateur.

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Table des matières

INTRODUCTION 
CONTEXTE CULTUREL : LE THÉÂTRE NATIONAL IRLANDAIS
CONTEXTE HISTORIQUE : ENTRE GUERRES ET DÉCHIREMENTS
DENIS JOHNSTON : UN DRAMATURGE QUI « DIT ‘NON !’ »
LA CRISE DE L’IDENTITÉ
ÉTAT DE LA CRITIQUE : UNE ŒUVRE MÉCONNUE
LE THÉÂTRE DE LA CRISE
PREMIÈRE PARTIE : LE CRÉPUSCULE DES ICÔNES 
CHAPITRE 1 : LES IDOLES PROFANÉES
I- QUAND DIRE, C’EST DÉFAIRE 
A- « The old lady » : une anti-Cathlee
B- Création nationale ou danse macabre ?
II- LA DÉFAITE DU DIRE
A- « a nation’s voice » : incar-nation ou alié-nation ?
B- « Nothing but bloody words »
C- Bas les masques !
CHAPITRE 2 : IDENTITÉ COLLECTIVE ET DÉSIDENTIFICATION INDIVIDUELLE 
I- CRITIQUE DE L’ÉPURE : LA « MACHINE À TUER » 
A- Langue nationale et langue populaire
B- L’art : fondement ou victime de l’identité nationale ?
II- « L’HÉMORRAGIE DU SENS ET DES [SIGNES] » 
A- Des Costumes et des hommes
B- Impuissance et échec
CHAPITRE 3 : LE THÉÂTRE DE LA RÉSISTANCE
I- « UNE GRANDE DÉCLARATION DE GUERRE » AU « TROP DE FORME » 
II- LA RÉSISTANCE DES « POÈTES MAUDITS » 
A- « L’Oiseau rare » qui résiste à l’absurde
B- Shadowdance : le manifeste d’une poétique de la résistance
DEUXIÈME PARTIE : L’IDENTITÉ EN JEUX 
CHAPITRE 1 : DOUBLE JEU ET ANTI-JE
I- LA SCÈNE : MACHINE À CRÉER 
A- Figures de l’étranger et étrangeté des figures
B- La « Querelle des Anciens et des Modernes »
II- DEVENIR-HUMAIN 
CHAPITRE 2 : « JE EST UN AUTRE » 
I- « DE L’AUTRE CÔTÉ DU MIROIR » 
II- LE SYMBOLISME DE LA LICORNE 
CHAPITRE 3 : LE JE(U) RÊVÉ
I- DES PERSONNAGES EN QUÊTE DE SENS 
A- The Moon : un premier pas vers Strindberg
B- Le Chemin de Colchide
II- À LA RECHERCHE DE JONATHAN SWIFT 
TROISIÈME PARTIE : LE THÉÂTRE DE L’IDENTITÉ : UNE POÉTIQUE DE LA RECHERCHE 
CHAPITRE 1 : LA COMPOSITION THÉÂTRALE
I- RÔLE DE COMPOSITION ET COMPOSITION DES RÔLES 
A- De la rhapsodie à la symphonie
B- Paysages sonores
II- LE BRICOLAGE DU THÉÂTRE 
A- Le Créateur polymorphe
B- La Résurraction
CHAPITRE 2 : LA RECHERCHE FORMELLE UNE QUÊTE IDENTITAIRE
I- LE PROCÈS D’UN THÉÂTRE AVEUGLANT 
A- Poétique de l’aveuglement
B- Politique de l’aveuglement
II- QUAND CHERCHER, C’EST SE CRÉER 
A- « Transformation »
B- Le Mouvement du texte
C- L’Identification au « mouvement de l’image »
CONCLUSION 

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