LA CONTRIBUTION KANTIENNE A LA CONSTRUCTION D’UN ORDRE MONDIAL PACIFIQUE

Le cosmopolitisme selon Diogène le cynique

     Le terme cosmopolitisme renvoie à l’idée d’unification, de rassemblement des peuples ou des Etats. Si ce « mot cosmopolitisme lui même n’existe que depuis 1863, on n’a pas entendu cette date, comme on peut le penser, pour faire acte de cosmopolitisme »100. En effet le comportement cosmopolitique remonte depuis l’antiquité grecque. Celui qui, à l’époque, faisait bien acte de cosmopolitisme était appelé « citoyen du monde » ; de nos jours, il est connu sous l’appellation de cosmopolite. On attribue la paternité de l’expression « citoyen du monde » à l’école cynique101, plus précisément à l’un de ses membres appelé Diogène (413 – 327 av. J-C). Originaire de Sinope en Asie mineure, il avait été exilé vers Athènes pour avoir été impliqué dans une affaire de fausse monnaie. Interrogé sur ses origines, « et d’où es tu ? », il aurait répondu : « je suis citoyen du monde ». Nous savons à quel point cette réponse a fortement marqué les athéniens et partant les grecs de l’antiquité pour qui le repli identitaire, c’est-à-dire l’appartenance de l’individu à sa cité était une priorité. En s’exprimant donc en ces termes, Diogène le cynique voulait, semble t-il, manifester ici son mépris à l’égard de tout attachement envers une cité, envers une culture, envers une caste, envers un ensemble des lois spécifiques à un environnement social. De ce point de vue, le « citoyen du monde » est un être qui incarne la contestation : le refus de s’identifier à une cité précise, le refus d’appartenir à une caste bien déterminée, le refus de se soumettre aux lois propres à sa cité, le refus d’être considéré comme un étranger dans les villes autres que la sienne et de voir sa dignité ne pas être respectée. Le « citoyen du monde » serait cet individu qui fait abstraction de son statut d’étranger en étranger et qui se proclame citoyen de toutes les villes. Vu sous cet angle, le « citoyen du monde » est un être qui n’est ni d’ici ni de là-bas, mais simplement du monde. Il n’est nulle part étranger, mais partout il est chez lui. Ceci n’est d’ailleurs pas étonnant d’autant que Diogène le cynique lui-même menait une existence d’errance. Il vivait tantôt à Athènes, tantôt à Corinthe, au rythme des saisons. Dans ce sens, le citoyen du monde est un être qui se veut citoyen partout ; c’est-à-dire à Athènes et à Corinthe. Pour mieux saisir la pertinence de la réponse de Diogène le cynique, il importe de se replacer dans le contexte socio-politique de l’époque. En effet à partir du VIIIe siècle avant jésus Christ apparaissait en Grèce la polis, c’est-à-dire la cité-Etat. Plusieurs de ces cités sont prospères et puissantes. C’est par exemple le cas de Milet, de Samos, d’Ephèse sur la côte orientale de la mer Egée, dans la région de Ionie ; où de Corinthe, d’Athènes en Grèce continentale. Ces cités ne sont plus la propriété exclusive du dieu, du prêtre ou du roi, mais deviennent le lieu d’expression des citoyens. La cité grecque s’est constituée à partir d’un regroupement des familles et des tribus, comme l’atteste bien Fustel DE COULANGES : « plusieurs familles ont formé la phratrie, plusieurs phratries la tribu, plusieurs tribus la cité. Famille, phratrie, tribu, cité, sont d’ailleurs des sociétés exactement semblables entre elles et qui sont nées l’une de l’autre par une série de fédérations »102. Chaque famille ou chaque tribu avait à sa tête un chef, au dessus duquel se dressait un gouvernement commun, le gouvernement de la cité. Chaque cité avait ses lois comme de nos jours chaque Etat possède les siennes.

Le cosmopolitisme selon Zénon le stoïcien

       Le stoïcisme en tant qu’école philosophique « s’est situé au confluent de plusieurs lignées de la pensée grecque »118. Autrement dit le stoïcisme, considéré comme un courant de pensée, s’est élaboré à partir d’un certain nombre d’emprunts auprès des philosophies qui lui sont antérieures : on parle d’Héraclite ou encore des écoles philosophiques nées de Socrate, à savoir l’Académie de Platon, les cyniques, les mégariques. Abondant dans la même optique, William W. Tarn 119 fait remarquer que le cosmopolitisme stoïcien est héritier des sophistes et même de l’action politique d’Alexandre le Grand, roi de Macédoine : « les philosophes de l’école stoïcienne associèrent le principe individualiste des sophistes au principe social d’Alexandre »120. Dit autrement, le cosmopolitisme stoïcien s’est construit en partant des présupposés philosophiques des sophistes et de la vision expansionniste d’Alexandre le Grand. Le bouleversement cosmopolite des stoïciens, de ce point de vue, est donc le résultat d’un syncrétisme, c’est-à-dire une combinaison de deux héritages. Dans les lignes qui vont suivre, nous proposons d’examiner non pas de façon exhaustive, mais de manière succincte ces deux héritages. D’abord l’héritage des sophistes : il sera envisagé sous deux aspects, le premier en rapport avec la politique intérieure et le second lié à la politique extérieure. Pour ce qui est de la politique intérieure des sophistes, les stoïciens emprunteront le « principe individualiste » qui prône l’émancipation de l’individu. Ce principe ne peut mieux se comprendre qu’à la lumière de ce que l’on pourrait appeler ‘la table rase’ pour caractériser les doctrines sophistes qui « rejetaient hardiment les pratiques courantes »121. C’est que la tradition avait établi en Grèce un certain nombre de lois qui avilissaient totalement l’individu. A l’origine la loi est considérée comme absolue parce que, selon les tenants du pouvoir politique, elle proviendrait des dieux. Mais ce caractère absolu sera remis en cause par l’un des sophistes, Protagoras. D’ailleurs son indifférence à l’égard de la religion avait scandalisé plus d’un athénien. Protagoras voit donc derrière la loi uniquement la main de l’homme et non pas l’intervention des dieux. Car « l’homme est la mesure de toutes choses »122. Ainsi les valeurs traditionnelles, jadis sacrées en raison de leur origine divine, sont désormais considérées, avec les sophistes, comme le résultat d’une convention humaine. Par conséquent, elles peuvent être remises en cause. Il importe de comprendre que ces valeurs avaient engendré trop de disparités dans la société au point de compromettre l’épanouissement de l’individu. Or en militant pour le bannissement des inégalités qui sont contre-nature et en proclamant la fraternité universelle entre tous les hommes, les sophistes oeuvraient pour l’épanouissement l’individu. Ces différences entre classes sociales ou entre individus ont fait réagir Hippias dans le Protagoras de Platon qui a affirmé que tous les hommes sont « des parents, des proches, des concitoyens selon la nature »123. De cette citation, il ressort que Hippias veut faire tomber les barrières de la différence pour proclamer le cosmopolitisme, c’est-à-dire l’unité entre les hommes nonobstant leur appartenance sociale. Au fond, la désacralisation de la loi par les sophistes permet d’ « affranchir les hommes des cadres traditionnels trop étroits »124. C’est qu’à l’époque de Protagoras ou de Gorgias, illustres sophistes, l’individu est encore englué dans le diktat de la communauté. La liberté individuelle est inexistante. La possession des droits politiques est conditionnée par l’accomplissement de ses devoirs envers la communauté, envers la cité : quiconque rend un culte aux dieux, leur offre des offrandes est appelé à participer au vote des dirigeants politiques. En revanche, s’éloigner des dieux ou oser les critiquer, c’est être exposé à des poursuites judiciaires, et au pire des cas subir une condamnation suprême comme ce fût le cas pour Socrate qui a été victime de toute la sévérité de la loi : la condamnation à mort. Cette sentence ne permettait pas à l’inculpé de faire appel. Rappelons qu’à cette époque la pratique religieuse est intimement liée à l’activité politique. Fustel de Coulanges ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme : « l’Etat était étroitement lié à la religion, il venait d’elle et se confondait avec elle. C’est pour cela que, dans la cité primitive, toutes les institutions politiques avaient été des institutions religieuses, les fêtes, les cérémonies du culte,les lois, les formules sacrées » 125. Cette législation antique et austère qui a fondu l’individu dans le tout avait donc éveillé la critique des sophistes. Ils s’en prendront aussi bien aux lois sociales qu’aux préjugés de la religion. Leur critique avait pour ambition de soustraire l’individu des ordres préétablis, des liens telluriques, des appartenances des castes, de la loyauté envers la cité et de postuler son émancipation en tant qu’humain. On peut alors parler de l’humanisme des sophistes. Dans cet univers antique, l’homme est totalement assujetti à sa cité. Rien en lui ne laisse croire à une quelconque autonomie. Son être tout entier est une propriété de la cité et voué à sa défense. A ce titre, il ne s’appartient pas, mais il appartient à l’Etat. Et son existence n’a de sens que pour autant qu’il appartient à une cité. Et Jacqueline de Romilly affirme : « En Grèce, à travers toute l’antiquité, un homme ne comptait que dans sa cité. On ne pouvait posséder des biens que là. On ne pouvait avoir des responsabilités politiques que là. Et sans doute n’avait-on quelque garantie judiciaire que là. Exilé, on pouvait survivre, mais on n’était plus rien »126. L’accès de l’individu à l’éducation est parfois conditionné par l’autorisation des magistrats. Obligation lui est faite de croire et de subir la religion de la cité car il n’a aucune possibilité de choix dans ses croyances. Le refus de se marier (tout comme celui de se marier tard) est puni. Le manque d’amour envers sa cité (l’incivisme) est sanctionné. L’Etat conserve une mainmise sur la fortune personnelle de l’individu. « Aux possesseurs d’oliviers de lui céder gratuitement l’huile qu’ils avaient fabriquée »127. Autrement dit, tout (les hommes et leurs biens) était la propriété exclusive de l’Etat, un Etat qui n’admettait pas la naissance des enfants mal formés. Aussi, intimait-il l’ordre au père d’un tel enfant de le laisser mourir. En somme, rien dans l’existence privée de l’individu ne pouvait échapper au contrôle de l’Etat. La cité exerçait de ce fait toute sa tyrannie. Telle est la condition de l’homme des temps antiques qui ne connaissait « ni la liberté de la vie privée, ni la liberté de l’éducation, ni la liberté religieuse. La personne humaine comptait pour bien peu des choses vis-à-vis de cette autorité sainte et presque divine qu’on appelait la patrie ou l’Etat »128.

De la méchanceté de cœur à la constitution civilisée (Constitution républicaine ou Républicanisme)

      Dans ses écrits portant Sur le caractère de l’humanité en général, Kant dresse un portrait de l’homme naturel qui n’est guère reluisant. Il le présente comme un être antipathique, réservé, agressif ; un être qui est plus porté vers la guerre que vers la paix. Mais tout ceci cesse d’exister une fois qu’il accède dans la société civile d’autant qu’ici, il est sous la contrainte légale. L’homme naturel représente l’être humain dans toute son animalité. C’est un être dont l’état de cœur ne révèle que de l’amertume et de l’intolérance envers son alter ego. Ici, nous sommes bien loin de l’assertion aristotélicienne de la sociabilité naturelle de l’homme. Bien au contraire tel que Kant nous le présente (l’homme naturel), il incarne l’insociabilité et de ce fait, il s’oppose à l’homme civilisé. En vouant une hostilité impitoyable à ces semblables, il est véritablement l’homme subhumain, se caractérisant par la méfiance et la violence. Kant affirme : « aux autres humains, il faut le considérer comme un rapace, en effet il est méfiant, violent et hostile envers son semblable » 138. De ce qui précède, il ressort que le cœur de l’homme est loin d’être un cœur de compassion, d’altruisme, mais un cœur de méchanceté. La méchanceté est de ce fait un trait de caractère qui est naturel en tout homme. Kant dira d’elle (la méchanceté) qu’elle « gît dans la nature de tous »139. Notre auteur ne va pas simplement se limiter à décrire le caractère de l’homme naturel. Il va aussi s’intéresser à l’homme social mais en éloignant de lui la contrainte légale. Tout ceci pour montrer la méchanceté ou plutôt la méfiance qui habite le cœur de l’homme, au point où cette méfiance passe pour être le propre de l’être humain. Kant estime que même dans une quelconque société civile, l’homme éprouve toujours de la méfiance vis-à-vis de la personne qu’il ne connaît pas. Dans ce sens, il lui est difficile d’exprimer ses émotions, ses désirs, ses sentiments à un inconnu. Cet inconnu est plus pour lui un ennemi qu’un ami. Nous retrouvons d’ailleurs là toute la pertinente distinction amiennemi évoquée par Carl SCHMITT dans sa réflexion politique. L’ennemi au sens de Schmitt ne se traduit pas par la manifestation d’une haine viscérale envers son semblable. Ce qui serait contradictoire avec la présence de l’homme dans la société. Car en ce lieu, c’est-à-dire la société, les rapports inter-humains sont pacifiés et non pas conflictuels comme dans l’état de nature. Donc le terme ennemi de Schmitt renvoie à rien d’autre qu’à une simple opposition des principes entre individus, opposition appelée à être surmontée. C’est dans ce sens qu’il affirme : « l’ennemi politique ne sera pas nécessairement mauvais dans l’ordre de la morale ou laid dans l’ordre esthétique […] Il se trouve simplement qu’il est l’autre, l’étranger » 140, autrement dit, celui qui ne partage pas les mêmes idées que moi, celui qui ne possède pas les mêmes vues que moi. Kant suppose que si l’on venait à suspendre l’applicabilité de la loi dans la société, il se trouve que personne ne mènerait une vie en toute qui étude eu égard à la résurgence de la violence : « personne ne se trouverait en sécurité dans sa maison, chacun redouterait que quelqu’un ne pénètre chez lui la nuit par effraction et n’exerce sa violence » 141. La violence est donc la nature première de l’être humain. A ce titre, les exemples abondent : ne voit-on pas dans nos société « le sexe féminin qui ne possède pas autant de force que le masculin »142 être victime de violence ? De même, des employés d’une entreprise ne subissent-ils pas des violences verbales de la part de leur employeur ? Tout ceci pour admettre avec Kant que la violence réside en l’homme. La violence, selon l’auteur, a inévitablement un but, une finalité : nous retrouvons ici la perspective téléologique. En effet, faisant de l’homme un être violent, méchant, la nature a une mission, celle de le voir peupler toute la surface habitable de la terre. Et le seul moyen d’y arriver, c’est la discorde, la mésentente ; l’incompatibilité d’humeur comme le dit Kant. Car si l’entente régnait entre eux, les hommes se cloîtreraient tous dans une seule localité. Notre penseur affirme dans ce sens : « Qu’est-ce qui pousse ainsi les hommes à se rendre au Groéland, à Tahiti ou dans d’autres pays ? Rien d’autre que l’incapacité de se supporter. Si les hommes étaient conciliants, ils habiteraient tous en tas, et personne ne se séparerait de la société. Il y a là une grande utilité qui découle de la méchanceté ».

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Table des matières

INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : la sortie de l’homme de l’état de nature pour l’Etat civil comme base analogique du cosmopolitisme
Chapitre I : de l’état de nature à l’Etat civil
1- L’état de nature
2-L’Etat civil
Chapitre II : le droit dans l’état de nature et dans l’Etat civil
1- Le droit dans l’état de nature
2- Le droit dans l’Etat civil
DEUXIEME PARTIE : le cosmopolitisme comme théorie Kantienne de la politique
Chapitre I : les origines grecques antiques du cosmopolitisme
1- Le cosmopolitisme selon Diogène le Cynique
2- Le cosmopolitisme selon Zénon le stoïcien
Chapitre II : du républicanisme au cosmopolitisme
1- De la méchanceté de cœur à la constitution civilisée
(constitution républicaine ou républicanisme)
2-Du républicanisme au cosmopolitisme
TROISIEME PARTIE : les deux versions du cosmopolitisme
Chapitre I : la version cosmopolitique de 1784
1-La Société des Nations
2-Critiques de la Société des Nations
Chapitre II : la version cosmopolitique de1795
1-La fédération d’Etats libres
2-Critiques de la fédération d’Etats libres
QUATRIEME PARTIE : le droit cosmopolitique, l’esclavage des noirs et l’ O.N.U
Chapitre I : du droit des gens au droit cosmopolitique
1-Le droit des gens
2-Le droit cosmopolitique
Chapitre II : l’esclavage noir, l’O.N.U. et Kant
1- L’esclavage des noirs vu par Kant
2- L’O.N.U. et la référence à Kant
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
INDEX DES AUTEURS
INDEX DES NOTIONS
LEXIQUE

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Comments (1)

  1. Bonjour. je trouve votre initiative très louable car elle permet le partage des connaissances. En ce sens pourrais-je consulter des mémoire ou thèse sur Hobbes son idée de l’autorité et/ou de la légitimité