La construction d’une enquête en milieu hospitalier : contraintes matérielles et nature du terrain

La construction d’une enquête en milieu hospitalier : contraintes matérielles et nature du terrain

Si le choix du sujet de recherche, la prise en charge de la douleur dans un contexte de soin public, étaient déjà formulé en amont, le choix du terrain fut plutôt le résultat d’un ensemble de contraintes externes. Mon arrivée au service d’hémato-oncologie n’a pas été préparée par une recherche sur les particularités du fonctionnement interne des hôpitaux français, ni par une sélection de caractéristiques qui distinguent ce service en particulier. Celui-ci s’occupe notamment des soins de patients atteints de pathologies très dures (comme le cancer, la leucémie, le sida) et il accompagne les patients en fin de vie. Le choix du terrain a été dicté à la fois par une contrainte de temps et par une contrainte d’espace : la nécessité de trouver en moins de deux mois un milieu de soin dans lequel je puisse mettre en place ma recherche, avant la rentrée universitaire, et le choix de rester en France pour des commodités de proximité : proximité physique, dans la région où j’habitais, dans le sud de la France, ainsi qu’une certaine proximité « culturelle », qui m’aurait permis d’ « entrer » plus rapidement dans le contexte social. Le choix de rester dans un contexte social européen en effet devait me permettre de préparer un terrain plus rapidement (par rapport à la langue à apprendre, aux charges du voyage, etc.) mais je me suis aperçue que même dans la situation d’une telle proximité culturelle, je n’étais pas prête à me plonger dans cette réalité particulière et délicate que représente une enquête en milieu hospitalier. De longues recherches à travers les hôpitaux de la région, des rendez-vous téléphoniques sans suite, d’épuisants ricochets d’un secrétariat à un autre : déjà j’avais saisi la difficulté à présenter mon projet de recherche à des institutions qui, de toute évidence, n’étaient pas familiarisées avec ce genre de démarche. En effet, le responsable de ce service a été le seul à répondre positivement à ma demande. Voici les principaux facteurs qui m’ont amenée dans ce service d’hémato-oncologie.  L’hôpital où se situe le service de mon terrain de recherche se trouve dans le cœur d’une ville de 150000 habitants, dans la région du sud-est français. Il s’agit donc d’un hôpital de moyenne dimension, avec une histoire ancienne, qui a grandi au fil des années depuis son premier centre qui date du moyen-âge. C’est donc une institution que l’on pourrait qualifier d’historique, une référence pour la ville qui l’entoure. C’est à partir des années soixante du XXème siècle, qu’une extension progressive s’est ajoutée au premier bâtiment qui représentait l’hôpital, avec l’ouverture de différents pôles et services, en suivant la croissante spécialisation et la complexité des hôpitaux de l’époque contemporaine. Il est devenu donc ce qu’en France on appelle un « centre hospitalier », c’est-à-dire un ensemble de différents bâtiments et pavillons liés entre eux, qui logent les différentes composantes d’un hôpital contemporain : les Urgences, les différents services de médecine et de chirurgie, les bureaux de l’administration, les pôles de formations, etc. Les chiffres donnés par l’hôpital même indiquent une capacité de 762 lits, 43 services médicaux, chirurgicaux et médico-techniques, pour un budget de fonctionnement d’environ 177,3 millions d’euros. De ce fait, pour celui qui arrive dans cet établissement, l’orientation entre les différentes structures n’est pas facile. À l’arrivée, la première impression est celle d’un grand labyrinthe caché au centre de la ville ; une sorte de deuxième ville au centre de la ville même. En suivant cette métaphore on peut aisément comprendre qu’il y a « les beaux et les bas quartiers. L’hôpital est constitué d’un ensemble de territoires, les services, entre lesquels peu d’échanges s’effectuent. Chaque catégorie de personnel a son propre réseau et il est extrêmement rare qu’un travailleur ait circule dans chacune des parties […] Il faut saisir cela pour comprendre la hiérarchie et la stratification de ce monde fermé sur lui-même qu’est l’hôpital » (Peneff, 1992 : 24). « Entrer dans un hôpital, que ça soit un petit établissement de province ou la grande policlinique de pointe, signifie toujours se plonger dans une unité de temps et de lieu : l’hôpital est le lieu du même, un hors-monde presque rassurant, assignant à chacun sa place » (Vega, 2000 :198). La direction semble soucieuse de donner une apparence d’innovation et de « modernité » car le hall de l’accueil et la cafeteria, tout comme le rez-de-chaussée, ont été rénovés récemment, mais, dès qu’on entre dans les pavillons des services, on se rend compte d’une sorte de « décalage » entre les anciens espaces, qui datent des années soixante, et les nouvelles nécessités d’un centre hospitalier moderne, avec des nouveaux équipements et des nouvelles technologies, et un nombre d’hospitalisations croissant. Je m’en suis aperçue en tentant de rejoindre la toute première fois le service d’hémato-oncologie : le parcours pour s’y rendre représente un apprentissage en lui-même. Il s’agit d’un petit couloir au cinquième étage d’un vieux bâtiment de 6 niveaux, qui n’est pas directement attaché au pavillon principal de l’accueil. Quand on rentre dans ce service d’hémato-oncologie on s’aperçoit que les parois étroites sont un peu délabrées ; il n’y a pas d’espace commun mais chaque structure : les chambres, les salles d’infirmiers, le secrétariat, la cuisine, les bureaux de médecins, les locaux techniques, etc. est organisée autour du couloir. Il n’y a donc pas de « communication » entre les espaces et l’impression que l’on peut avoir de l’extérieur est que l’activité du service, les patients semblent « cachés ». L’encombrement suscité par les différents chariots de soin et d’entretien, de vieux fauteuils roulants, les brancards de passage est symptomatique et tellement habituel qu’au fil des mois on apprend à « donner la priorité » aux différents chariots et personnes de passage comme à un carrefour dans la rue. Pour le patient, l’occupation de l’espace n’est pas plus facile. Les chambres logent deux lits et une petite salle de bain avec toilettes à partager. Mais l’espace est étroit et la proximité entre les patients hospitalisés est souvent la cause de plaintes. Peu de place pour les visites, pour l’intimité, pour ranger les vêtements, pour les pieds qui tiennent les poches des perfusions : seuls les écrans de télévision payants sont nouveaux et leur présence saute aux yeux tout de suite.

À mesure que mon stage se déroulait, les espaces de convivialité et de réunion du personnel soignant, l’office (la cuisine) et la salle des infirmiers, ont été les lieux les plus importants pour suivre les dynamiques et les échanges de ces acteurs. J’eus par la suite l’impression d’être « en coulisse », tellement ces deux lieux (qui représentent le « territoire » par excellence du personnel paramédical) sont abrités du reste du service, en particulier par rapport aux chambres de patients. J’ai ainsi fait l’expérience de la cohabitation de plusieurs « niveaux d’existence » d’un service hospitalier : notamment celui des soignants et des soignés, que la proximité physique consécutive aux espaces étroits n’aide pas à se rejoindre. Je n’imaginais pas encore la difficulté d’entrer, en tant que « profane » et étrangère, dans les coulisses d’un service hospitalier : une sorte d’initiation à un monde complexe et pluriel, celui du personnel soignant, qui n’accepte guère des intrusions dans son « territoire ». J’ai du apprendre des règles internes de conduite et d’interaction souvent non explicites pour comprendre que travailler dans une institution telle que l’hôpital, ce n’est pas « un boulot comme un autre », car « c’est une institution de destruction des règles sociales qui prévalent habituellement hors de ses murs, puis de reconstruction des individus[…] L’hôpital laisse des marques invisibles et insidieuses qui pénètrent l’âme de tout un chacun, simplement parce qu’il met à nu » (Vega, 2000 : 200-201).

La négociation du terrain : les difficultés posées par un milieu hospitalier

Négocier mon entrée dans le monde des hôpitaux français a donc pris d’abord la forme d’une permission officielle auprès d’une autorité, ce qui représente « une circonstance aléatoire, souvent chanceuse » (Peneff, 1992 : 244) La recherche préalable d’un service dans une structure hospitalière s’était déjà révélée être une démarche très difficile : ma position d’étudiante en sciences humaines avait posé dès le début un problème de « compréhension » à l’égard des milieux professionnels médicaux, qui sont pour la plupart totalement étrangers aux enquêtes anthropologiques et à la nature des sciences humaines. Pour pouvoir accéder à l’hôpital j’ai dû respecter de longues pratiques bureaucratiques, qui ont exigé beaucoup plus de temps du prévu, car la seule manière d’obtenir l’aval de l’hôpital était une convention de stage, avec la présentation des vaccinations normalement requises pour travailler dans le milieu hospitalier, même si mon rôle ne concernait pas l’apprentissage médical. Toutes ces longues démarches « bureaucratiques » auraient déjà dû me faire soupçonner que l’entrée dans un service hospitalier était une affaire complexe et qu’il fallait savoir être « prudent » : la nature même du terrain représentait en elle-même la première difficulté et la moins évidente pour moi. La négociation d’un terrain portant sur une institution comme l’hôpital, comporte une « série des démarches (prises de contacts, entretiens, échanges) qu’on entreprend pour parvenir à obtenir le droit de réaliser une enquête en situ ; il s’agit d’une étape liminaire incontournable » (Derbez, 2010 : 105). Ce moment considéré normalement comme un simple préalable fait déjà partie de l’enquête même, « un objet de plein droit de la recherche » (ibid.). Les obstacles et les détournements de cette négociation dévoilaient déjà la complexité du contexte dans lequel j’allais entrer. Cette situation « stressante » me fit négliger la prudence qu’il fallait avoir dans un milieu si « protégé ». D’ailleurs, je pense qu’il faudrait toujours adopter une certaine « délicatesse » pour se faire accepter dans un contexte social qui n’est pas le nôtre : il ne faut pas seulement prendre en compte le temps d’adaptation, d’acclimatation de « l’observateur », mais aussi celui des « enquêtés », temps qui, souvent, ne sont pas synchronisés. Toutes ces contraintes matérielles, ajoutées au fait de m’attribuer cette « familiarité » au milieu hospitalier, m’ont amenée à sous-estimer la préparation nécessaire pour aborder un terrain dans ce contexte qui a ses particularités, ses règles et ses hiérarchies si nettes. Le milieu hospitalier en effet est constitué de plusieurs réalités qui s’entremêlent, engendrant souvent des conflits et des tensions souterraines entre les différents groupes d’acteurs qui le composent. Il s’agit d’une organisation complexe de règles dans laquelle interviennent différents groupes et sous-groupes d’acteurs, qui ne sont pas toujours faciles à identifier d’un point de vue extérieur. Il faut ajouter toutes les variantes distinctives et propres à chaque hôpital, à chaque service, à chaque équipe, qui dépendent de plusieurs éléments, en particulier de la spécificité des individus qui y travaillent. « Le travail hospitalier suppose un grand nombre d’interactions […] L’hôpital est un lieu d’observations intenses et croisées […] Il est à la croisée de plusieurs types de relation entre individus et institutions […] Les professionnels sont nombreux. Malgré leur uniforme identique, leur statut est diversifie, leur prestige inégal, leur autorité a des degrés compliqués » (Peneff, 1992 : 12-13). « Entrer dans l’hôpital », donc, ne se révéla pas être une démarche facile.

Une somme de maladresses ou bien une somme de malentendus ? 

Tout cela pourrait peut être suffire à expliquer les maladresses que j’ai commises dès mon arrivée dans ce service. J’ai rencontré le Docteur E., le responsable du service, qui, d’abord, avait accueilli favorablement ma demande de stage. En effet, malgré un caractère qu’on pourrait définir à première vue de « timide », il me sembla plutôt attentionné au point de me présenter, déjà à notre premier rendez-vous, l’attachée externe de l’UD (unité de la douleur) qui s’occupait du suivi des traitements pour la douleur des patients dans différents services et dans celui d’hémato-oncologie en particulier. « Cela pourrait être intéressant pour votre recherche sur la prise en charge de la douleur ». J’étais ravie de ce premier contact avec le responsable : une telle disponibilité me semblait être de bonne augure pour mon « intégration » parmi le personnel du service. De plus, lors de mon rendez-vous avec l’infirmière surveillante (cadre de santé) et la psychologue du service, elles m’avaient amenée à l’hôpital de jour (HdJ) en me confiant : « où, peut être, ça serait plus facile pour vous de prendre contact avec les patients ». La psychologue m’avait donné, apparemment, sa pleine disponibilité pour m’introduire auprès des patients en oncologie. Elle s’était montrée intéressée par mon étude, avec une certaine « ouverture » personnelle. Je n’imaginais pas encore que, par la suite, elle m’aurait à peine dit bonjour en me croisant dans le couloir du service.

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Table des matières

Introduction
PREMIERE PARTIE : APPROCHE RÉFLEXIVE SUR LA METHODOLOGIE
1.1. Le choix de l’objet de recherche face au choix du terrain
1.2. Une anthropologie « chez soi » ?
1.3. La construction d’une enquête en milieu hospitalier : contraintes matérielles et nature du terrain
1.3.1. La négociation du terrain : les difficultés posées par un milieu hospitalier
1.3.2. Une somme de maladresses ou bien une somme de malentendus ?
1.4. Réorienter le terrain de recherche. Le devoir d’expliquer « qu’est ce que l’anthropologie ? »
1.4.1. L’anthropologie, une discipline difficile à encadrer ?
1.5. Renégocier une place parmi le personnel soignant
1.5.1. Recul et réflexivité pour réorienter un projet de recherche
1.5.2. Négocier une identité : un processus jamais achevé
1.6. Dans le couloir du service. Choix méthodologiques, observation et enjeux identitaires
1.6.1. Les outils méthodologiques
1.6.2. De la langue
1.6.3. De la participation problématique
1.7. De la « juste distance » : la distanciation de l’observateur et celle de la douleur
DEUXIEME PARTIE: DANS LE COULOIR D’HEMATO
2.1 Les corps soignants
2.1.1. La relève du staff : introduction au personnel soignant d’ « hémato »
2.1.2. Espaces de confrontation et négociation des rôles
2.2. Les temps du travail. La mise en scène des rôles et la relation aux patients
2.2.1. Le matin. Quand « ça part dans tous les sens »
2.2.2. Le tour des médecins
2.2.3. L’après-midi, les week-ends et les temps des pauses. Discours et commérages
2.2.4 La nuit. Le temps du « relationnel »
2.3. Les limites entre « saleté » et « propreté »
2.4. La définition des identités et des frontières : la relation aux patients
2.4.1. Les patients : « Bons et mauvais malades »
– « Le bon malade ». Incorporation et représentations autour du cance
– « Les mauvais malades
2.4.2. Les discours et les pratiques de mise à distance des patients
– Difficultés de communication : les patients étrangers
– Le personnel et la relation aux familles
2.4.3. De la bonne ambiance. Les conduites de cohésion du groupe soignant
3. TROISIEME PARTIE : La prise en charge de la douleur par le personnel soignant
3.1. Le registre symbolique : représentations autour des soins et de la douleur
3.1.1. Les maladies vues par les soignants
3.1.2. Qu’est-ce que soigner
3.1.3. « Il ne devrait plus exister la douleur dans le XXIème siècle »
3.2. Le personnel soignant et la prise en charge de la douleur
3.3. Les stratégies de défense face à la douleur d’autrui. La « distance nécessaire »
3.4. Le souffrance du personnel face à un deuil
3.5. Les satisfactions du travail au contact avec la maladie et la douleur
Conclusion
Bibliographie

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