La connaissance de soi et des autres en société 

Philippe Aubert de Gaspé père (1786-1871) a joué un rôle important dans l’émergence des lettres québécoises au XIXe siècle. Le dernier seigneur de Saint-JeanPort-Joli avait d’abord reçu une éducation humaniste, inspirée du ratio studiorum jésuite, au Séminaire de Québec, où il a côtoyé des figures marquantes de l’histoire québécoise, dont Louis Joseph Papineau. Ce séjour lui a permis un apprentissage de la rhétorique et des lettres au seuil d’ une existence au cours de laquelle il devait, par la suite, graviter dans les hautes sphères de l’aristocratie coloniale, malgré un épisode sombre de sa vie où il a été incarcéré à Québec pour avoir détourné des fonds publics, alors qu’il y occupait le poste de Shérif. Après avoir collaboré à la rédaction de L’influence d’un livre (1837), ouvrage que devait signer son fils, il s’est consacré, tardivement, à l’écriture d’ un roman, Les anciens Canadiens (1863), puis de ses Mémoires (1866). Si la critique du XIXe siècle s’est davantage attardée à son roman, qui a été encensé et tiré à plus de 7 000 exemplaires en deux ans (ce qui .est remarquable à cette époque), ses Mémoires sont demeurés à l’arrière-plan pendant près d’ un siècle. Depuis quelques années, toutefois, dans le sillage de la réédition de ses Mémoires  , il semble y avoir une recrudescence de l’intérêt porté à cette œuvre, désormais réinterp.rétée à partir de perspectives nouvelles.

Une première perspective a surtout mis en évidence les modes de sociabilité propres à la société d’ Ancien Régime, comme en témoignent les travaux de Marc-André Bernier et de Claude La Charité, ainsi que ceux de Laurent Turcot qui sont parus dans Philippe Aubert de Gaspé mémorialiste. De manière plus particulière, Turcot s’est intéressé à la tradition moraliste pour expliquer les changements intervenant dans les modes de sociabilité au cours du siècle des Lumières: « En effet, dès le début du XVIIIe siècle, la civilité fait l’objet d’ une critique moraliste, où l’amour-propre [ … ] se déploie dans une chorégraphie d’apparences trompeuses  ». Dès cette époque, l’art de l’artifice habilement ménagé et présidant aux rituels sociaux devient un objet de méfiance. En conséquence, les Mémoires de Philippe Aubert de Gaspé sont écrits avec un souci de naturel qui a pour ambition de désamorcer la méfiance envers l’artifice. Toutefois, il s’agit d’ un naturel étudié qui s’inscrit dans le prolongement de la sprezzatura (nonchalance) de Castiglione pour qui « le vrai art est celui qui ne semble pas être art ». Par exemple, immédiatement après la préface, le mémorialiste se remémore un conte qui lui vient de sa grand-mère. Ce conte met en scène le personnage de Fanchette qui vit dans le désordre et qui entasse des choses dans un coin, afin que celles-ci n’entravent pas la circulation dans sa maison. Or, le seigneur de Saint-Jean-Port-Joli prétend imiter cette dernière en concevant le projet de raconter ses souvenirs sans ordre particulier: « Imitons cette chère Fanchette, pensais-je, et faisons de cet ouvrage, un coin, à sa façon, pour y déposer tout ce qui me passera par la tête tant des anciens que des nouveaux Canadiens ». Le seigneur exprime ainsi son désir de parler, «sans autre plan arrêté qu’un certain ordre chronologique» (M, p. 42), de la société canadienne telle qu’elle a existé avant et après la cession de la Nouvelle France à l’Angleterre.

La connaissance de soi et des autres en société 

Le couple formé par les notions d’ homo viator et de prudentia a été utilisé par la critique pour penser le savoir par l’expérience. Ainsi, la vie serait un voyage ponctué de plusieurs situations qui se répètent d’ un individu à l’autre. À l’instar des thèmes récurrents que nous avons évoqués précédemment, c’est l’ ordre dans lequel apparaissent ces situations qui varie d’une personne à l’autre et qui crée une impression de singularité chez l’individu. Suivant cette perspective, on assisterait, en quelque sorte, à un retour du même dans un ordre changeant: les mêmes embûches apparaissent aléatoirement sur le chemin de la vIe. Pour le moraliste qui sonde le cœur de l’ homme, cette expérience représente une source inépuisable de sagesse en permettant l’ anticipation des situations futures. Bien souvent à partir de sa propre expérience de la vie, le moraliste tire des leçons qu’il lègue en héritage. Cependant, penser le savoir par l’expérience et par le voyage n’ est toutefois pas exclusif aux moralistes et remonte jusqu’à une tradition hellénistique. Cet « humain voyage » entraîne un apprentissage qui provient de la douleur provoquée par l’erreur et permet de se protéger de soi et des autres si l’on sait en tirer des leçons. Ainsi, l’expérience du monde qui procure la connaissance sert de socle à une pensée qui utilise le passé comme source de sagesse. Cette expérience s’ actualise dans l’esprit et permet une certaine anticipation de situations futures, dans la mesure où le passé est garant de l’ avenir. Aussi, pour que le futur puisse être le résultat d’une trans/atia du passé, il est impératif que l’être humain demeure fondamentalement le même et c’est ce que les moralistes prétendent. Cela ne signifie pas pour autant que chaque homme soit condamné à vivre la même vie que son voisin dans les moindres détails, mais plutôt qu’ il est probable qu’ il ait à affronter des situations simil aires à celles auxquelles ceux qui jouent le même rôle dans le monde sont confrontés à un moment ou un autre, puisque l’homme est animé par les mêmes passions. Jean de La Fontaine exprime bien en quoi les leçons qu’ exprime la littérature d’ imagination peuvent servir lorsqu’on fait son entrée dans le monde :   »Ainsi ces fables sont un tableau où chac un de nous se trouve dépeint. Ce qu’elles nous représentent confirme les personnes d’ âge avancé dans les connaissances que l’ usage leur a données, et apprend aux enfants ce qu’ il fa ut qu ‘ ils sachent. Comme ces derniers sont nouveaux-venus dans le monde, ils n’en connaissent pas encore les habitants, ils ne se connaissent pas eux-mêmes. On ne les doit laisser dans cette ignorance que le moins qu’on peut : il leur faut apprendre ce que c’est un Lion, un Renard, ainsi du reste; et pourquoi l’on compare quelquefois un homme à ce renard ou à ce lion . »

Pour lui, les gens âgés ont plus de connaissances de la vie que les jeunes et détiennent une expérience du monde qu’ils peuvent leur léguer pour les protéger. Cette prudentia, qui permet le gouvernement de soi et des autres, implique trois temps: le passé comme source intarissable d’expériences, le présent comme temps de la remémoration et le futur comme une espace vierge où l’on peut utiliser l’expérience du passé pour se protéger de soi et des autres. Pour ce faire, il faut toutefois connaître les intérêts de l’autre pour savoir quoi lui donner dans le but de plaire et, ultimement, de recevoir à son tour. Selon cette conception des interactions humaines, dont le principe premier est l’amour-propre, l’amitié ne peut qu’être artificielle et malintentionnée:  »Ce que les hommes ont nommé amitié n’est qu’une société, qu’ un ménagement réciproque d’intérêts, et qu’ un échange de bons offices; ce n’est enfin qu’un commerce où l’amour  propre se propose toujours que que c ose a gagner . »

Cette idée d’échange d’intérêts est présentée dans L’Asinaire de Plaute alors que Clérète, une entremetteuse, explique comment elle bénéficie de l’argent de l’amant de sa fille:  »[L’amant] n’a qu’ un souci, plaire à sa maîtresse, à moi, à la femme de chambre, aux domestiques, aux servantes; et même, le nouvel amoureux, il flatte jusqu’à mon roquet pour s’en faire bien venir. C’est la vérité. Chacun cherche son intérêt, rien de plus juste. [ … ] Que je demande du pain au boulanger, du vin au cabaretier, s’ils tiennent ma monnaie, ils donnent leur marchandise: c’est aussi notre principe . »

Il faut comprendre de cet exemple que l’on doit donner pour recevoir. Bref, l’entreprise moraliste peut s’avérer utile à la compréhension et à la maîtrise des autres. Cette connaissance de soi et des autres est particulièrement utile dans le monde des apparences, que forme notamment la société de cour, où la critique moraliste peut servir à commenter les manifestations de l’amour-propre qui se glissent sous les principes de civilité qui, dès le XVIIe siècle, se déploient en une « une chorégraphie d’apparences trompeuses ». L’œuvre de Gracian intitulée Oràculo manual y arte de prudencia (1647) est l’exemple par excellence de cet art de la prudence nécessaire au sein d’ une société des apparences. Le terme « Oràculo » qui se traduit par « oracle » implique une relation au divin, un accès privilégié au monde des dieux qui confère un avantage au détenteur de ce pouvoir. Aussi, le titre de l’ouvrage de Gracian signale que son contenu peut permettre au lecteur de tirer des leçons de celui-ci dans le but de se protéger; on peut tracer un parallèle avec le mythe de Prométhée, en ce sens où son nom en grec ancien signifie « le prévoyant » et qu’ il a apporté aux hommes le feu appartenant aux dieux. Le moraliste se rapproche de l’oracle et de la figure prométhéenne par sa capacité singulière à voir les replis cachés du cœur humain. Grâce à cette clairvoyance, il détient un pouvoir sur l’ autre, puisque la prudence peut servir au gouvernement de soi ; la reconnaissance des passions qui se dissimulent sert à comprendre les intentions de l’autre et au déploiement d’une stratégie qui a pour but de mieux masquer ses propres intérêts. Abordée sous cet angle, la notion de prudentia s’inscrit dans le prolongement de la pensée moraliste, puisqu’elle signifie « sagesse pratique issue de l’école de la vie » et « être apte à discerner ce qu’il convient de faire  ». Cette sagesse renvoie à notre définition du moraliste qui recherche la connaissance pratique et qui peut en tirer parti pour son propre bien dans sa manière de négocier avec l’amour-propre d’autrui; être prudent est primordial dans un monde où, sous toute bonne action, se cache les ressorts des passions animées par l’ amour-propre.

La société des apparences est aussi pensée à travers la notion de theatrum mundi qui invite à envisager la société telle une pièce de théâtre où chaque acteur incarne un personnage paraissant sous une figure d’emprunt. Les origines de cette notion remontent à la période de l’ Antiquité et sera adaptée par les Stoïciens, la tradition chrétienne et par l’âge baroque. Dans la conception chrétienne, ce théâtre du monde a pour auteur nul autre que Dieu qui attribue un rôle à chaque être humain. Cette vision analogique entre le monde et le théâtre suppose deux grandeurs de structure: respectivement macrocosme et microcosme. Quant au moraliste, il a pour objectif de décrire les illusions provenant de la société des apparences, qui est axée sur l’image trompeuse et l’amour-propre, en montrant des exemples tirés du vécu. La figure du spectateur, que l’on peut faire remonter jusqu’à Montaigne, ne fait pas qu’illustrer un parallèle entre la vie et le théâtre: celle-ci a encore au moins une fonction heuristique. La posture qu’adopte le spectateur est celle du retrait, de celui qui se contente d’observer sans se mêler aux autres qui sont des acteurs qui jouent une ‘ pièce de théâtre infinie. Ce retrait de la scène permet au spectateur d’être hors du champ des intérêts et, par conséquent, plus objectif dans son analyse du monde; le spectateur observe sans entraver, tout en jouissant de la distance critique que lui confère sa posture. Le moraliste, spectateur, devient un critique du théâtre du monde et détient la capacité de bien voir et de bien comprendre ce qui se déroule sous ses yeux. Toujours selon cette analogie entre le critique de théâtre et le moraliste, ce dernier tente de tirer des principes récurrents, à l’ instar d’un critique qui s’intéresserait à la structure de toute histoire (qui comporte un début, un milieu et une fin), par exemple. Cette critique repose essentiellement sur le regard pour le moraliste et cette hypothèse se confirme lorsque l’on porte attention au lexique de la vision qui est omniprésent dans le langage des moralistes et qui participe à l’objectivation de l’analyse morale. Pour que l’entreprise de ces derniers puisse être acceptée par les lecteurs, les moralistes projettent une image de soi qui ne porte pas ombrage aux autres, dans le but de se dissocier du moralisateur: ils écriront des recueils tout en se gardant de prêcher du haut de la chaire et de faire intervenir leurs intérêts.

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Table des matières

INTRODUCTION 
CHAPITRE l : NATURE HUMAINE ET HISTOIRE : DE L’EXPÉRIENCE MORALISTE À LA PHILOSOPHIE DES LUMIÈRES
1. LA TRADITION MORALISTE
1.1 SAISIR ET EXPLIQUER LE MONDE PAR FRAGMENTS
1. 2. LA CONNAISSANCE DE SOI ET DES AUTRES EN SOCIÉTÉ
1.3. L ‘EXPÉRIENCE ÉCLAIRÉE PAR L’ANATOMIE DU CŒUR
2. LA TRADITION M ÉMORIALISTE
2. 1. D E L ‘ÉPÉE À LA PLUME
2.2. ÉCRIRE COMME L’ON CONVERSE
3 LES ANTIMODERNES
3. 1. LA C HUTE
3.2. L ‘ ILLUSION DU PROGRÈS
3.3. ÉCHEC
3.4. C HATEAU BRIAND
CHAPITRE II : PHILIPPE AUBERT DE GASPÉ ET LA TRADITION MORALISTE
4 R EFUS HISTORIQUE
4.1 DÉCLINS
4.2 ÉCRITURE ET RÉÉCRITURE DE L’HISTOIRE
4 .3 ETHOS (PRÉALABLE)
4.4 ÉCRITURE RIEUSE ET CONVERSATIONNELLE
4.5 PATRIMON IALISATION
CONCLUSION

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