Hypothèse concernant le parcours historique de l’expression « letting go »

Le lâcher-prise dans le monde contemporain : un survol

Hypothèse concernant le parcours historique de l’expression « letting go »

Dans le tableau brossé jusqu’à maintenant, nous avons relevé des occurrences du lâcher-prise sans égard à la langue. Elles émanaient d’un environnement tantôt anglophone, tantôt francophone. Les définitions s’y chevauchaient aisément. Or, le lâcher-prise et le letting go ont des histoires différentes, qu’il faut d’abord bien distinguer, afin de progresser dans la recherche. Les enquêtes que nous avons menées nous permettent d’affirmer que l’expression « letting go » précède l’avènement de ce qui deviendra l’équivalent en français, soit le « lâcher-prise ». C’est donc avec l’expression anglaise qu’il convient de commencer.Pour notre investigation, nous aurons recours à plusieurs outils de recherche, dont Google Livres, qui depuis quelques années est devenu le « plus grand corpus textuel au monde70. » En plus de répertorier les titres de pratiquement toutes les publications, cet immense corpus permet la recherche intratexte. Nous pouvons donc repérer les occurrences des expressions « lâcher-prise » et « letting go » à même les publications numérisées. Il est possible de périodiser la recherche et d’explorer les livres écrits il y a plusieurs décennies, voire plusieurs centaines d’années. De toute évidence, Google Livres ne saurait être exhaustif ; c’est toutefois le plus grand corpus disponible. Ce n’est toutefois pas le seul outil utilisé, nous prospecterons de manière approfondie dans diverses banques de données, telles que Google Scholar, ATLA Religion Database, PsycNET, Wiley Online Library, WorldCat, The Penn Libraries, Pubmed, ProQuest Dissertations & Theses Global, Digital Public Library of America, Christian Science Sentinel, HathiTrust, Archive.org et Iapsop.Pour commencer, il est de mise de consulter les dictionnaires. Que disent-ils à l’égard de l’expression « letting go » ? En fait, ils n’en offrent aucune définition. Il faut plutôt consulter l’entrée « to let go ». Le dictionnaire Collins en propose trois définitions : « to relax one’s hold (on) ; release », « to dismiss (from employment) » and « to discuss or consider no further ». Donc, à la base, « to let go » se réfère simplement au fait de « lâcher quelque chose », au sens de « ne plus tenir », de « laisser tomber un sujet » ou encore au fait de licencier quelqu’un.Un problème épistémologique se pose donc d’emblée. L’expression « letting go » n’est pas si évidente qu’elle y paraît, elle l’est nettement moins que la formule « lâcher-prise », qui constitue dans la langue française une expression consacrée. En anglais, la recherche s’avère plus laborieuse. Nous obtenons une quantité phénoménale d’occurrences des expressions « letting go » et « let go » (avec ou sans complément), cette dernière offrant un éventail plus large de possibilités sémantiques. Nous nous rendons compte que le letting go peut correspondre à une expression banale et usuelle, synonyme de « laisser faire » ou « abandonner », lato sensu, en ce sens que l’on peut tout abandonner : l’orgueil, une pensée, le passé, une émotion, mais aussi un projet, un travail, une auto sur le bord de l’autoroute, ou encore « to let go the anchor », « letting go of the GMO » (soit « abandonner l’étiquetage obligatoire des produits modifiés génétiquement ») ou encore « never letting go ».
Nous devons trouver une manière de sélectionner les occurrences pertinentes. Or, si nous utilisons une définition opératoire de la notion ou une grille d’analyse complexe et rigide, nous courrons le risque de retenir uniquement les utilisations qui y correspondent. Notre définition guiderait une recherche qui se déroulerait en quelque sorte en circuit fermé, et qui risquerait de se piéger elle-même. Les résultats seraient déterminés par les conditions posées. Il convient donc de laisser le champ ouvert. Nous nous bornerons à nous laisser guider par une grille d’analyse simple, souple et, espérons-le, efficace. Mais quels seront les critères de sélection ?Un de ces critères pourrait être le suivant : pour retrouver l’origine de la notion qui nous intéresse en anglais, tentons de remonter au moment où le terme s’est spiritualisé, c’est-à-dire au moment où l’expression a été appliquée à la vie religieuse et spirituelle. Or, bien que ce critère soit valable, il n’est pas suffisant. En effet, to let go ou letting go, dans un sens religieux, peuvent vouloir dire « céder à la tentation » ou « abandonner le combat ». Dans ce cas, l’expression a une valeur négative. Par exemple, don’t give up ou don’t let go, peuvent constituer un appel à tenir bon devant l’adversité et devant les difficultés du chemin chrétien. Par exemple, dans un sermon du baptiste Wayland Hoyt, datant de 1888, l’auteur, en commentant Mt 24,13 (« Mais celui qui aura tenu bon jusqu’au bout, celui-là sera sauvé »), dit :But still now, in our time, in this worldly world, no man can give himself in utter consecration to the unworldly Christ, and put his feet squarely in His exemplifying footprints, and go on in resolute practice after Him, and not meet various opposition. Certainly the world, the flesh and the devil will be against Him. Christian tower-building has not grown altogether easy yet. But Christ says : « You must not let opposition daunt. You must not begin the tower and get the foundation laid, and a course or two of stone, and then stop, refusing to go on to the turret. You must not think of giving up and letting go. » « He that endureth to the end shall be saved72. »
Il est donc nécessaire d’affiner davantage cette grille d’analyse : nous devons trouver la période où la notion à l’étude a acquis un sens spirituel, ainsi qu’un sens positif, c’est-à-dire le moment où le letting go prend une valeur positive, le moment où il devient une injonction, où on invite la personne à procéder à ce letting go73. Ces deux critères constituent, croyons-nous, le plus petit dénominateur commun de toutes les acceptions possibles de la notion. Par la suite, à partir de la somme des renseignements amassés, nous serons en mesure de procéder à une analyse plus approfondie des occurrences et de faire les distinctions et nuances qui s’imposent.

La racine protestante

Armé des nombreuses banques de données et de nos deux critères de sélection, nous allons tenter de remonter dans le temps afin de déterminer le moment où les expressions « letting go » et « let go » ont acquis ce sens spirituel positif. Ce voyage nous ramène à la deuxième moitié du XIXe siècle aux États-Unis et, dans une moindre mesure, au Royaume-Uni. En effet, tableau suivant montre qu’il s’est passé quelque chose durant cette période.Quel est le contexte socioreligieux de cette époque ? Il s’agit une période marquée sur les plans spirituel et religieux par ce que l’on appelle le Troisième grand réveil (Third Great Awakening), qui succède au Premier grand réveil (1730-1755) et au Second grand réveil (1790-1840). Ce Troisième grand réveil occupe l’entièreté de la deuxième moitié du XIXe siècle (1850-1900). Cette appellation fait référence au renouveau religieux qui a eu lieu au sein des différentes dénominations protestantes piétistes des États-Unis.
C’est l’essor du protestantisme américain, durant lequel les baptistes, les méthodistes et les presbytériens, entre autres, commencent à s’imposer en force. Le Troisième grand réveil, également appelé le Businessmen’s Revival, le Layman’s Revival ou encore l’Union Prayer Meeting Revival, est parfois limité aux années 1850, voire aux seules années 1856-1858, parce que pour ces trois années, les dénominations protestantes principales voient leurs nombres d’adeptes grimper de près d’un demi-million. En 1860, on compte aux États-Unis quelque 12 000 congrégations baptistes et près de 20 000 congrégations d’obédience méthodiste, de loin la plus nombreuse.Ces « vagues d’éveils » s’expliquent par « […] la montée d’un populisme politico-religieux répondant au goût du public, à ses émotions et à l’angoisse provoquée par les survivances d’une théologie de la prédestination75. » Cette dernière théorie avance que le chrétien est premièrement justifié par la foi, mais qu’il doit par la suite continuer à se sanctifier dans la voie de Dieu. En bref, nous sommes devant un mouvement qui allie démocratisation de la religion et rejet de la doctrine selon laquelle Dieu a déjà choisi ceux qui obtiendront la grâce :
Les hommes étaient libres de changer d’emploi, de lieu de travail et de religion. Ils avaient pleinement conscience, depuis la Déclaration d’indépendance, d’avoir été « créés égaux entre eux », et ils ne voyaient pas, selon les propos du prédicateur méthodiste « Crazy » Lorenzo Dow, pourquoi ils ne disposeraient pas du « droit de penser, de juger, et d’agir pour eux-mêmes » en matière de religion. La mode était donc à la dénonciation des élites religieuses traditionnelles .
Par ailleurs, ce renouveau est marqué par un militantisme social. On se porte à la défense des pauvres, on s’oppose au travail des enfants, on dénonce les conditions des immigrants, on milite en faveur des droits des femmes, de nombreux mouvements de tempérance émergent, on soutient la cause abolitionniste (rappelons à cet égard que la Guerre civile américaine a eu lieu de 1861 à 1865).C’est dans ce contexte historique que nous avons pu retracer la toute première mention de l’expression à l’étude, qui figure dans un article intitulé The Choice : Hold On, or Let Go, écrit par Ichabod Smith Spencer (1798-1854) en 1853, tout au début du Troisième grand réveil. L’article fait partie d’un livre intitulé A Pastor’s Sketch Or, Conversations with Anxious Inquirers Respecting the Way of Salvation. Spencer, un écrivain et prédicateur presbytérien, y relate plusieurs conversations pastorales tenues avec différents croyants. Deux recueils de ce type ont été publiés par Spencer, le premier en 1851. Le succès de ce premier recueil a poussé l’auteur à en produire un deuxième, en 1853.On trouve dans le récit en question seulement la forme « let go », mais l’expression est clairement utilisée dans un sens spirituel positif : le « let go » constitue un choix qu’il faut faire, une nécessité. Spencer rapporte les paroles de son interlocuteur, qui évoque l’état pitoyable dans lequel il se trouvait :
« I was in a cold state », said she ; « I had lost all the little light I ever had. I knew I had done wrong. I had too much neglected prayer, my heart had become worldly, and for a good many weeks I was in trouble and fear, for I knew I had wandered far from God […] I know you represented us in that sermon as lost sinners, lost in the woods, wandering over mountain after mountain, in dark and dangerous places among the rocks and precipices, not knowing where we were going. It grew darker and darker, – we were groping along, sometimes on the brink of a dreadful precipice, – and didn’t know it. Then some of us began to fall down the steep mountains, and thought we should be dashed to pieces. (I know I thought so.) But we caught hold of the bushes to hold ourselves up by them ; – some bushes would give way, and then we would catch others, and hold on till they gave way, broke, or tore up by the roots, and then we would catch others, and others. – Don’t you remember it, sir ? » « Partly. But go on. » « Well, you said our friends were calling to us, as we hung by the bushes on the brink, and we called to one another, “hold on – hold on”. Then, you said this cry, “hold on – hold on”, might be a very natural one for anybody to make, if he should see a poor creature hanging over the edge of a precipice, clinging to a little bush with all his might, – if the man didn’t see anything else. But you said there was another thing to be seen, which these ‘hold on’ people didn’t seem to know anything about. You said the Lord Jesus Christ was down at the bottom of the precipice, lifting up both hands to catch us, if we would consent to fall into his arms, and was crying out to us, “let go – let go – let go”. Up above, all around where we were, you said they were crying out “hold on – hold on”. Down below, you said Jesus Christ kept crying out “let go – let go” ; and if we only knew who He was, and would let go of the bushes of sin and self-righteousness, and fall into the arms of Christ, we should be saved. And you said we had better stop our noise, and listen, and hear His voice, and take His advice – and “let go” 77. »
L’expression est conforme au sens courant du dictionnaire : « to relax one’s hold (on) ; release », que l’on pourrait traduire par « ne plus tenir », « lâcher ce que l’on tient », ou « lâcher la prise », au sens littéral, le contraire de « tenir (quelque chose) ». En effet, « …la pauvre créature est suspendue au bord d’un précipice, s’accrochant à un petit buisson de toutes ses forces » (« …poor creature hanging over the edge of a precipice clinging to a little bush with all his might. »). C’est cela que la personne est appelée à « lâcher », à « ne plus tenir ». Toutefois, le fait que l’expression « let go » figure dans le titre même de l’article et le fait qu’elle soit en italique et entre guillemets dans le texte tend à prouver qu’il s’agit d’un néologisme qui risque de ne pas être compris par les contemporains. Cela révèle qu’il s’agit d’un concept important dans le récit, que l’auteur cherche à mettre l’accent sur cela et à montrer que son utilisation s’éloigne du sens premier et commun. En effet, il s’agit d’une métaphore qui se rapporte à une expérience intérieure, en l’occurrence à une conversion chrétienne.D’abord, la personne se trouve dans un état de détresse spirituelle, elle a perdu la lumière, est dans la peur et dans le trouble. Le moment qui précède ce let go semble terrible et désespérant. Selon le témoignage, tout le monde dit ensuite à la personne de tenir bon, comme si le « let go » était contraire à la raison, au sens commun. Finalement, le « let go » se réfère au fait d’abandonner les « buissons du péché et du pharisaïsme » et de s’abandonner avec confiance dans les bras de Jésus. À quoi cela renvoie-t-il exactement ? Ce n’est pas précisé, mais le témoignage affirme que c’est la manière d’être « sauvé » de ce périlleux précipice du malheur et du péché. Ce qu’il faut retenir également, et c’est fondamental, c’est qu’il s’agit d’une mention faite dans un cadre résolument chrétien, en l’occurrence un cadre protestant. Comme Ichabod Smith Spencer est un pasteur presbytérien, nous sommes donc au cœur du Troisième grand réveil, où on assiste à l’essor du presbytérianisme, lequel se caractérise entre autres par un rejet de toute hiérarchie ecclésiastique, donc à une démocratisation, voire une légitimation de l’expérience religieuse individuelle.Spencer jouissait d’une grande popularité à son époque : « …[Spencer] is most famous for the two volumes of his Pastor’s Sketches which were published in 1851 and 1853. These volumes became instant best-sellers in the USA, the UK and all over the world78. » Ce texte semble donc important dans l’histoire du letting go. Il est difficile de connaître les réseaux d’influence dans un contexte si éloigné, mais nous pouvons aisément supposer que ce livre a beaucoup circulé et qu’il a été lu par beaucoup de gens, comme en fait foi cette dernière citation, la publication de cette conversation dans une autre revue, soit dans Christian Treasury en 1858, ainsi que la reprise de l’histoire dans un livre publié au Royaume-Uni vers 1874 et 1881, probablement en 1877-1878, par une importante maison d’édition londonienne de littérature chrétienne, la Religious Tract Society, sous le titre de What Can Man Do ? Le livre Illustrated Messenger où se retrouve l’histoire du précipice consiste en une collection de sermons. Il est considéré comme un ouvrage important et il est encore publié de nos jours.L’influence de Spencer est évidente et certaine. En effet, l’auteur anonyme parle d’un « Christian minister, since dead79. » Il fait référence ici à Spencer. L’histoire du précipice est ainsi rapportée : « […] I was falling past it, and there I hung, with one hand grasping a small piece of rock. I hung a few seconds, and then I felt that the crag was crumbling in my fingers, or breaking away from the side. What was I to do ? The next second I must fall, and be dashed to atoms. All at once, I turned and looked behind me, and I saw a figure, dressed in pure white, coming towards me, and walking on the water. He came nearer, and nearer, until he stood just underneath where I was hanging ; and although the distance downward was great, yet I thought I could see the expression of his countenance, that it was a kind and a gentle one ; I could even see that our eyes met, and instantly I heard him whisper softly upward to me, “Let go, let go”. I let go, and fell into his arms, and was saved. » The poor man understood his dream thus : the crag was self-righteousness, and every false refuge that crumbles in the grasp of the sinner ; He who came walking to him on the water was Jesus Christ, the Son of God ; and the words, « Let go », were the same as the words, « Give up all else and believe in Me ». Faith is the letting go of all other dependence, and falling into the arms of Christ80.

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Table des matières

Introduction
1. Le lâcher-prise dans le monde contemporain : un survol
1.1 Dans la littérature sur le développement personnel
1.2 En psychologie
1.3 Dans le monde des soins infirmiers et palliatifs
1.4 Au sein des fraternités anonymes
1.5 Dans les milieux religieux et philosophiques
1.6 En pédagogie et dans le domaine des relations industrielles
1.7 Bilan concernant le lâcher-prise dans le monde contemporain
2. Hypothèse concernant le parcours historique de l’expression « letting go »
2.1 La racine protestante
2.1.1 Bilan de l’expression « letting go » dans le monde protestant
2.2 Le letting go : un concept-clé en guérison mentale
2.2.1 Une influence orientale ?
2.2.2 La guérison mentale
2.2.3 À propos de l’aphorisme « let go and let God »
2.2.4 Bilan de l’expression « letting go » dans le monde de la guérison mentale
3. Une reprise de la notion de « letting go » en psychologie
3.1 Le rôle de William James
3.2 Une contribution allemande à l’histoire du letting go ?
4. L’expression « letting go » serait-elle d’origine orientale ?
4.1 Suzuki et le bouddhisme zen
4.1.1 Alan Watts ou la postérité de Suzuki dans le monde anglophone
5. Naissance de l’expression « lâcher-prise »
5.1 Hubert Benoit et la postérité de l’expression « lâcher-prise »
6. Le monde contemporain à la lumière des hypothèses présentées
6.1 Le lâcher-prise dans la croissance personnelle : un relent du Nouveau Penser ?
6.2 La branche psychologique
6.3 Les fraternités anonymes
6.4 Dans les milieux religieux et philosophiques
6.4.1 La branche orientale
7. Pistes d’interprétation
7.1 Une époque troublée et égotique
7.2 Proposition d’un modèle général du lâcher-prise
Conclusion
Bibliographie

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