Genèse de la pédagogie-mise en scène par association d’idées

HISTOIRES DE LA MISE EN SCÈNE PAR ASSOCIATION D’IDÉES

Historiede la mise en scène par association d’idées

Genèse de la pédagogie-mise en scène par association d’idées

De sa première mise en scène en 1966 à sa nomination à la tête du Théâtre national de Chaillot en 1981, le travail d’Antoine Vitez pourrait bien être envisagé comme « une critique lente et pas toujours consciente de Stanislavski ». Bien que cet « adieu à Stanislavski » paraisse plus provisoire que définitif, ses premiers spectacles l’invitent lentement —au bout de trois ans— à discuter frontalement les acquis du metteur en scène russe, et à les radicaliser dans le champ non seulement de la pédagogie (où le dialogue se maintient) mais de la pédagogie-mise en scène. Avec l’Électrede Sophocle (1966) et les Bainsde Maïakovski (1967), Vitez semble plus soucieux de réhabiliter la mémoire de Meyerhold que de se confronter directement à Stanislavski : « l’idée de l’illégitimité et de l’usurpation » qui l’avait interpellé lors de son assistanat auprès d’Aragon prévaut l’aire de jeu qu’il conçoit avec Michel Raffaëlli pour sa mise en scène des Bainsconstitue « un hommage privé à Meyerhold » , d’ailleurs découvert le même été que le poète futuriste soviétique ; le jeu expressionniste employé par les acteurs déborde un certain jeu réaliste, l’un se contentant de raconter la fable, l’autre rapportant, avec celle-ci, « le rêve, les associations d’idées, l’engagement, bref le poème du metteur en scène (ou du groupe metteur en scène, décorateur, compositeur). »
Si cet « art expressionniste » ménage une place aux associations d’idées , celles de l’acteur ne retiennent pas l’attention de Vitez au même titre que celles des autres créateurs de la scène. Ainsi, lorsque Micheline Brault, actrice canadienne également inscrite au cours Jacques Lecoq, partage au cours des répétitions duDragond’Evgueni Schwarz (1968) certains regrets quant aux exigences de pédagogue et de metteur en scène de Vitez —il demanderait davantage à ses élèves qu’à ses interprètes —, ce dernier prend conscience de la part créatrice réellement laissée à ses interprètes. Bien que peiné par ce ressenti, il est directement ramené au jeu de l’acteur. Désormais, il osera en attendre davantage sur scène, jusqu’à faire de ce travail d’interprétation l’objet même de ses spectacles —une recherche qu’inaugure, en 1969, « un événement capital » : La Parade de Loúla Anagnostáki .
Avec cette pièce, il entend revenir à l’acteur dans son plus simple appareil : « rien d’autre que les acteurs » —sans décors ni technique physique ou vocale particulière. Ce 117 dénuement radical lui permet de toucher au cœur du jeu de l’acteur et d’y déceler l’affirmation d’une liberté (« ce qu’ils font tout le monde pourrait le faire, à condition d’oser le faire ») et, par là, la nécessité d’une maîtrise technique de cette liberté, de son apprentissage. Grâce à l’économie de moyens qui est alors la sienne, Vitez met à jour l’un des outils nécessaires et à tout processus de répétitions et à la maîtrise technique de cette liberté de jeu : l’association d’idées. Le pédagogue ne s’arrête cependant pas là, puisqu’il décide de faire de ce moyen une fin, de cette recherche de l’acteur une « recherche pour l’acteur » , c’est-à-dire d’en faire l’objet d’une production artistique, depuis le stade des répétitions jusqu’à celui de la représentation : « Ainsi, dans la Parade, j’ai proposé aux acteurs de jouer toutes les associations d’idées. » C’est donc en s’appliquant à l’apprentissage (compréhension et transmission) des ressorts de la liberté du jeu d’acteur —quête éminemment stanislavskienne— que Vitez inaugure l’art nouveau de la mise en scène par association d’idées et ouvre sa critique de Stanislavski au champ de la pédagogie-mise en scène ; par là, il déplace leur dialogue de l’École à la Scène.

Généalogie de l’associationnisme

Il est vrai que le recours explicite aux associations d’idées invente un art inédit de la mise en scène et permet à Vitez de reprendre sa critique de Stanislavski. Cependant, l’étude de ces mécanismes psychiques n’est ni nouvelle à l’échelle de l’histoire des sciences, ni complètement étrangère aux travaux de Stanislavski. D’après le philosophe des sciences André Lalande, l’association d’idées n’est pas la propriété des seules idées, mais de tous les phénomènes psychiques « s’attir[ant] les uns les autres dans le champ de la conscience sans l’intervention de la volonté ou même malgré sa résistance » . Cette définition pourrait expliquer en partie l’intérêt de Vitez pour cet outil : offerte à la conscience, favorisée par la disponibilité de l’acteur et incontournable lors des répétitions, l’association d’idées réalise l’ambition d’une pédagogie-mise en scène des conventions conscientes.
Dans l’histoire de la philosophie, David Hume se présente comme le premier philosophe à énoncer les « lois de l’association d’idées », qu’il emprunte en partie à celles qu’énumère Aristote dans son traité De la Mémoire et la réminiscence . Il énonce alors les « trois principes de connexion entre les idées, à savoir ressemblance, contiguïtédans le temps ou dans l’espace, et relation de cause à effet. » Parvenue presque intacte jusque dans les traités de psychologie du XIX ème siècle, cette classification a été discutée tantôt dans le sens de son extension, tantôt dans le sens de sa réduction : avec la découverte d’autres lois d’association (la « loi d’intérêt »; l’« association systématique ») ; avec la possibilité de rapporter tous les principes d’association à une seule loi (la contiguïté ou la similarité) .
Le phénomène de l’association d’idées paraît a priori ne pas être étranger à Stanislavski en tant qu’il est, selon Vitez, immanquablement rencontré lors des répétitions.
En effet, certaines annotations recueillies dans ses cahiers de régie, alors même que ceux-ci se présentent comme les traces les plus représentatives d’une méthode de direction physique de l’acteur, laissent transparaître de telles associations psychiques. Ainsi, lorsqu’il annote cet échange entre Trofimov et Lioubov dans son cahier de régie de la Cerisaie (1903).
Stanislavski fait montre, à son insu peut-être, d’une association d’idées par contiguïté spatiale (le bal de la Cerisaie pour un restaurant parisien) et temporelle (une soirée pour toutes les autres). Mais le lien de Stanislavski à ce phénomène psychique ne se réduit ni au jeu théâtral ni au hasard, puisque l’écriture de son système témoigne d’un vif intérêt pour les théories des premiers psychologues associationnistes français de la fin du XIX ème siècle,parmi lesquels Théodule Ribot. Dès leur parution, au moins trois de ses ouvrages sont traduits en russe et répandent la thèse d’un fonctionnement de la psyché humaine par rapprochement d’idées et d’images. Cette modalité d’association aiderait l’acteur, note Christine Hamon-Siréjols, à « retrouver de façon consciente le chemin de l’émotion qui garantirait l’authenticité du jeu » et serait probablement à l’origine, continue Hamon, du « si magique » et du modèle des circonstances proposées : la projection mentale de la juste image guide l’acteur dans l’expression scénique du sentiment juste. Stanislavski cite d’ailleurs Ribot pour illustrer l’un des propos les plus centraux de son système, la mémoire affective, avec l’histoire des deux hommes pris par la marée. À la suite de leur mésaventure, le premier retrace tous les faits et gestes qu’ils ont accomplis (mémoire mécanique extérieure) ; le second retraverse l’ensemble des sentiments éprouvés et fait preuve, par là, d’une « mémoire affective exceptionnelle » .
Loin de relativiser l’originalité de l’invention de Vitez, ce détour épistémologique creuse l’écart qui sépare l’associationnisme vitezien et l’associationnisme stanislavskien.
Par cette découverte, un nouveau rapport entre l’acteur et le texte émerge, et questionne la primauté accordée jusqu’ici au sous-texte. En choisissant de mettre en scène les associations d’idées suscitées par un texte, Vitez cesserait de considérer ce dernier comme un « épiphénomène de la ‘‘situation’’ », comme une trace de la situation psychosociologique régissant les rapports entre les personnages ; plutôt, il reviendrait au « texte tel qu’il est, comme un travail où s’expriment un certain nombre de désirs conscients du poète, et aussi son inconscient » et à « ce que les mots déclenchent en [lui] de rêve, en [lui] et chez les acteurs. » S’il est tentant d’identifier cette découverte à celle d’un sur-texte vitezien —par opposition au sous-texte stanislavskien, deux interprétations concurrentes, complémentaires peut-être, temporisent cette idée. Lorsqu’elles désignent les désirs de l’auteur, les associations d’idées seraient « comme une succession de noyaux atomiques [qui devrait] éclater. » Cette métaphore nucléaire pourrait donc les placer à l’intérieur du texte. Lorsqu’elles désignent les rêves de l’acteur, du metteur en scène, du public, les
associations d’idées « s’organisent plus ou moins intuitivement comme une écriture parallèle, à côté du texte » , ou encore dans son prolongement. En tant que toutes ces associations d’idées sont qualifiées d’écritures parallèles et qu’elles ont un point en commun —le poème théâtral, elles pourraient se confondre avec le texte. On pourrait encore les envisager sur un même plan d’immanence avec lui : elles lui seraient tantôt cointensives, tantôt co-extensives. En bref, l’associationnisme aurait une visée davantage affective, émotionnelle chez Stanislavski, textuelle et imaginaire chez Vitez.

Générations d’idées de psychanalyse

Qu’il s’agisse de Vitez ou de Stanislavski, l’intégration de l’associationnisme à leur pédagogie-mise en scène génère l’apparition d’un ensemble de concepts particulièrement référencés dans le domaine de la psychanalyse : l’inconscient créateur ; les désirs conscients et l’inconscient du poète ; les rêvesdu metteur en scène et des acteurs. Ces concepts font parfois mêmes l’objet des associations en question. Ce champ lexical n’étant ni transparent ni neutre, il requiert à la fois une explicitation de ses termes (ce qu’ils signifient et pour qui) et une explication de son activation. Outre les théories associationnistes susmentionnées, la pratique thérapeutique de la « libre association » constitue un tournant dans l’histoire de la psychanalyse et de la formulation de ses outils conceptuels. Dans l’Interprétation du rêve(1900) , Freud la substitue à l’hypnose, car elle lui permet de confronter directement, en conscience, le patient ou la patiente à sa propre parole. Plus précisément, la libre association suit la phase d’analyse du rêve, où les éléments manifestes, rapportés consciemment par le rêveur, sont séparés les uns des autres.
À son tour, elle dessine donc les cheminements de pensée qui relient entre eux ces éléments. Par là, elle entend déceler le contenu latent du rêve, c’est-à-dire la pulsion inconsciente qui se trouve à son origine. Ces cheminements peuvent s’élaborer selon quatre modalités : le déplacement, par lequel l’élément de rêve le plus visible peut se substituer au plus significatif ; la condensation, par laquelle un élément de rêve peut rassembler plusieurs éléments de la réalité ; la figurabilité, par laquelle un élément de rêve représente une pulsion sous la forme d’un symbole ; l’élaboration secondaire, par laquelle les éléments de rêve, irrationnels isolément, intègrent le fil d’un récit, globalement ordonné. En bref, selon la première topique freudienne, l’inconscient émet de manière
continue des pulsions ; le rêve les assouvit au prix d’un codage préconscient ; le patient et l’analyste, au cours d’une thérapie consciente, s’efforcent de le déchiffrer par la voie de la libre association.
S’il pouvait ignorer l’existence d’un potentiel associationnisme chez Stanislavski, quelle interprétation réserve Antoine Vitez à l’inconscient dans l’œuvre du maître ?
Dans cet écrit, placé sous l’égide du psychanalyste autrichien, l’inconscient stanislavskien provient d’une découverte textuelle, il s’identifie au sous-texte, et sa mise en scène au côté du texte théâtral nourrit l’avenir d’une illusion, celle de pouvoir présenter ce qui, toujours pourtant, ne nous parvient que par le truchement de la conscience. La critique est sévère et présuppose tout à la fois pour Stanislavski que le texte est une affaire de vérité, l’inconscient une affaire de sous-texte, le sous-texte une affaire du système. Elle permet cependant à Vitez d’évacuer un théâtre du vouloir-dire, de l’intention, de la dramaturgie policée, au profit d’un théâtre du dit, jouant tous les sens possibles de ce dit, donc toutes les oreilles tendues vers lui (autant de manière de dire que d’entendre). Il reconnaît et revendique la situation d’écoute, de lecture de tout individu face à un texte, et justifie sa mise en scène des désirs de l’auteur, des rêves des acteurs et du metteur en scène.
Si l’inconscient stanislavskien n’échappe pas à cet argument aux accents nietzschéens —l’inconscient n’est pas un fait, mais l’interprétation que l’on en fait—, la lecture psychanalytique qu’en propose Vitez reste partielle, voire partiale. Ainsi que le démontre Marie-Christine Autant-Mathieu , le vocabulaire psychanalytique employé par Stanislavski n’est pas univoque : les termes d’inconscient, de subconscient et de supraconscient sont utilisés indifféremment et ne désignent pas toujours les mêmes objets.
De plus, ces termes sont appliqués la plupart du temps à l’acteur, non au sous-texte. Le système doit ainsi mener l’acteur jusqu’à l’inspiration créatrice, laquelle se situe derrière les portes de son inconscient. Même rapportée à une personne, cette signification contredit la démarche freudienne. Les techniques de jeu, comme les circonstances proposées, sont destinées à faire descendre l’inspiration de l’inconscient —il se situe donc en aval de pratiques associationnistes. Chez Freud, la libre association remonte le fil du rêve jusqu’à l’inconscient —il se situe donc en amont de cette pratique. Si ces chevauchements sémantiques et ces démarches contraires relativisent prudemment toute approche psychanalytique du vocabulaire stanislavskien, cette seule lecture ne saurait suffire. Comme le suggère Autant-Mathieu, d’autres horizons de lecture, comme les philosophies yogiques desquelles Stanislavski étaient curieux et familier, en complèteraient la compréhension. Le supraconscient yogique, explique-t-elle, désigne l’état de conscience suprême qu’obtiennent les élus ; sa maîtrise permet de commander au subconscient la résolution d’une tâche de manière souterraine, indépendamment de préoccupations immédiatement présentes à la conscience ; focalisée sur l’inconscient, la méditation yogique permet quant à elle l’extase, la fusion avec Dieu. Sans donner à ces termes la même signification, Stanislavski les emploie de manière analogue au sein de son système : le « sac de subconscient » consigne les pensées requérant encore un temps de maturation ; l’inspiration somnole dans le supraconscient ; la maîtrise de l’inconscient créateur offre à terme la fusion de l’acteur dans le personnage.

Utopies de l’acteur

Avec Andromaque(1971), Électre(1971), Faust(1972) et Phèdre(1975), Antoine Vitez ouvre un cycle d’application de la mise en scène par association d’idées aux classiques . Ce cycle entend radicaliser, prolonger, compléter d’autres acquis encore de la pédagogie-mise en scène stanislavskienne, à commencer par son utopie de l’acteur. Mais avant de déployer cette critique, examinons-en les fondements. Comment l’acteur, topie par excellence de l’ici et maintenant théâtral, pourrait-il être porteur d’une quelconque utopie ? Comment pourrait-il même, à lui tout seul, en assumer plus d’une ? C’est, en substance, le paradoxe qu’introduit Michel Foucault à l’entrée de sa conférence intitulée.Le Corps utopique (1966) : toutes les utopies dont nous rêvons (pays des fées et des géants, corps transparent et léger) semblent vouloir échapper au corps immanquablement lourd et collant qui en est à l’origine. Pourtant, relève Foucault, ce même corps nous échappe à plus d’un tour, de la première prouesse physique venue à la dernière douleur qui, secrètement, point : il suffirait donc d’être un corps pour être une utopie. En fait, qu’elles l’exultent ou l’exècrent, toutes les utopies naîtraient du corps, de cette expérience duale que nous en avons. Aussi, écrit Foucault, « une chose est certaine, c’est que le corps humain est l’acteur principal de toutes les utopies » : masque, maquillage, tatouage, vêtement, danse, drogue, psychose, stigmatisation sociale sont autant de pratiques qui font entrer, dans les limites du corps, l’espace d’autres mondes (religieux, sacré, esthétique, psychique, pathologique, social). Dès lors, le corps se situerait « ailleurs que dans le monde », il en serait même « le point zéro » à partir duquel tout se déploie, se dispose et se recompose perpétuellement.
Quelles qu’en soient les lignes d’opposition, les utopies stanislavskienne et vitezienne, en tant qu’utopies de l’acteur, partiraient donc de ce même point zéro : le corps utopique. De prime abord, le retour de Vitez aux grands rôles du répertoire réactive l’utopie stanislavskienne selon laquelle l’acteur peut incarner n’importe qui —« Alceste, Célimène, c’est vous ». Néanmoins, il lui confère une profondeur psychanalytique nouvelle, en y appliquant l’enseignement de Freud selon lequel nous portons en nous, c’est-à-dire dans nos actions, « la tragédie du monde » . L’acteur contiendrait donc en lui, comme autant de possibles, tous les grands rôles du répertoire —il est joué, en puissance, par tous les rôles. Au même titre que « la doctrine des pulsions est pour ainsi dire notre mythologie » et que « les pulsions sont des êtres mythiques, à la fois mal définis et sublimes » , les actions de l’acteur, les plus banales comme les plus spectaculaires, lui permettent de jouer tous les personnages mythologiques —il peut, en acte, jouer tous les rôles. Cette relecture
de l’utopie stanislavskienne de l’acteur valide non seulement toute action proposée sur scène, mais défend l’idée que chacune d’elles se suffit à elle-même, et ce dans tous les sens du terme : une action, quelle qu’en soit la grandeur ou la petitesse, ne se justifie ni par celle qui la précède, ni par celle qui la suit —toutes les actions jouent le rôle ; l’action prime sur l’acteur, elle ne lui appartient pas et peut donc faire l’objet d’un jeu en citation —tous les acteurs peuvent jouer un même rôle et un rôle peut être repris, pendant la représentation, d’un acteur à l’autre.
Si Vitez augmente l’utopie stanislavskienne de l’acteur, c’est que la mise en scène par association d’idées augmente elle-même la vision des classiques, qui ne se réduisent plus, pour l’acteur, aux grands rôles du répertoire : avec Andromaque, les acteurs ne jouent plus seulement les personnages et le sujet de la pièce (« Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime Hector qui est mort » ) mais son schéma d’écriture et de jeu (échange des rôles, permutation des points de vue, citation des gestes) ; dans l’Électrede Sophocle, avec des parenthèsesempruntées à Yannis Ritsos, les acteurs sont porteurs d’un conflit irrésolu, et revendiqué tel, des idées (lecture psychanalytique de l’illégitimité familiale ? lecture politique de l’usurpation du pouvoir ? lecture théâtrale de l’arbitraire de la convention ?) ; avec Faust, Vitez offre à l’acteur la bibliothèque, le musée imaginaire, le grenier de toutes les références possiblement pré-dites ou pré-vues par une œuvre (Mikhaïl Boulgakov, Ingmar Bergman, Thomas Mann, Bertolt Brecht, Henrik Ibsen, Luchino Visconti) ; avec Phèdre, le travail de la diction dédouble le personnage et laisse entendre l’anticipation de la tragédie par son auteur, « la récitation des mots annonciateurs » de Racine . En bref, Vitez rend possible l’utopie d’un acteur capable de jouer n’importe qui, mais surtout n’importe quoi, n’importe quel objet réel ou imaginaire ; tout dire, tout faire, tout raconter, en offrant à l’acteur tout des classiques, c’est-à-dire leurs personnages, leurs pièces, leurs idées, leurs références conscientes ou rêvées, leurs auteurs.

Topiques de la mémoire

L’élargissement du regard porté sur les classiques apporterait de nouveaux souvenirs à ses témoins, inspirant la mémoire des acteurs autant que celle des spectateurs . Ici, Vitez trouve l’occasion de compléter les enseignements de Stanislavski au sujet de la mémoire : « [celle] de l’imaginaire est au moins aussi importante que [celle] du vécu. »
La mémoire du vécu représente l’un des éléments qui garantissent la sensation de soi créatrice (ou état créateur) . Elle permet à l’acteur de pallier les variations de cette sensation d’un soir sur l’autre, et de réaliser chaque action conformément au sens de la pièce. Elle n’a pas pour but de reproduire une scène à l’identique (mise en scène, placement, gestes et enchaînement) ou d’aider à la reconduction mécanique d’une forme extérieure connue. Le vécu qu’elle désigne est celui de l’acteur dans son intériorité, ce qu’il éprouve au moment du jeu. Par ce biais, elle l’encourage à maintenir le contact avec lui-même et à ne pas plaquer sur une situation donnée des sentiments qui ne seraient pas présentement les siens. Sa continuité dans le temps et son travail souterrain assurent le tri dans les affects qui servent véritablement le jeu. Elle contourne ainsi l’intellectualisme de la volonté et l’éruption d’impulsions soudaines. Certes, elle n’égale pas la mémoire de l’imaginaire, mais elle bénéficie du secours de l’imagination. Celle-ci peut recourir aux circonstances proposées, aux si magiques, à des souvenirs réels ou fictifs, à tous les domaines de l’existence pour réveiller les sentiments les plus justes. À défaut de « faire théâtre de tout », cette mémoire fait vécu de tout. La mise en scène peut enfin œuvrer dans le sens de cette stimulation. Dans le sillage de Ribot, pour qui l’imagination musicale constitue, par son affranchissement du langage, le type pur de l’imagination affective , Stanislavski accorde aux sons, ainsi qu’aux objets et aux lumières cette valeur excitante.
Cette clarification conceptuelle contribue certainement à expliquer la prévalence aujourd’hui de l’expression « mémoire affective » plutôt que de « mémoire du vécu ».
Cette dernière semble encore marquée par les restes de la métraduction vitezienne du revivre, la substantivation du participe passé du verbe « vivre » (le vécu) laissant sousentendre la remémoration d’une émotion passée plutôt que la reconnaissance de l’émotion présente. Malgré cela, la mémoire de l’imaginaire reste distincte de la mémoire affective.
Celle-ci est un outil d’interprétation ; celle-là un objet de représentation. Le cycle réservé aux classiques l’illustre particulièrement ; les mises en scène de Vendredi ou la Vie sauvage (1973), des Miracles(1974) et de Catherine(1975) prolongent ce geste. Adaptée du roman d’Aragon Les Cloches de Bâle (1934), Catherine transpose à la Scène un exercice incontournable de l’École —« le souvenir des classiques » . Dans ce spectacle, Vitez propose aux acteurs avec lesquels il joue de mettre en scène leurs souvenirs du roman, et les associations d’idées suscitées par ces souvenirs. À terme, ce dispositif d’écriture collective retourne aux mots exacts du roman, mais réserve sa part d’écriture et au réagencement des cent quatre-vingt huit fragments ressouvenus et à leur situation d’énonciation —le point de vue de Catherine canalisant tous ces fragments . En plus de représenter la mémoire de l’imaginaire à l’œuvre et comme œuvre, le processus de création de Catherineplace à son origine un autre type encore de mémoire : la « non-mémoire ». La lettre du texte ne venant que dans un second temps et l’ordre des répétitions fluctuant au gré des souvenirs, les acteurs donnent chaque scène aussi gratuitement que leur faculté de remémoration le leur permet : « les acteurs deviennent ainsi ouverts à chaque possibilité scénique et proposent souvent des solutions judicieuses » . Ici, Vitez appliquerait presque les principes du zéro de l’acteur, de la page blanche, au texte lui-même.
Pour avoir des fonctions différentes —instrumentaliser le vécu et nourrir l’imaginaire—, la mémoire affective et la mémoire de l’imaginaire n’en ont pas moins le même fonctionnement : sauvegarder durablement les traces laissées par l’acteur. Dans le même temps, Stanislavski et Vitez attendent de ce dernier qu’il soit entièrement vierge à l’approche de chaque scène : disponibilité physique et psychique du point zéro.
Comment concilier ces deux exigences contradictoires et pourtant également nécessaires ?
La métaphore du bloc-notes magique, telle que développée par Freud et analysée par Jacques Derrida , semble éclairante pour comprendre le fonctionnement mnémonique. Ce dispositif est composé de deux feuilles superposées qui offrent la double possibilité d’une inscription durable de la trace et d’une surface d’accueil indéfiniment blanche. Cette surface, Derrida la désigne comme « autoréférentielle », puisqu’aucune des feuilles ne peut se concevoir sans l’autre. Celle du dessus, en celluloïd, protège celle du dessous, en cire fine, de l’extérieur ; celle en cire fine garde la trace laissée à l’intérieur de celle en celluloïd. Comme la perception et la mémoire de l’acteur, leur entremise ne se lirait qu’au passé : ce que le celluloïd a perçu n’est lisible que dans la mémoire de la cire. Si les rares allusions de Stanislavski à Freud privilégient une métaphore plus symbolique que graphique du fonctionnement de la mémoire affective , ici s’opère le retournement derridien, d’après lequel l’écriture précède, englobe, est commune à ces deux modes de figuration de la mémoire. L’écriture n’est pas le poison de la mémoire, mais son remède, sa condition même ; entendue comme possibilité de la trace, elle est contenue en puissance dans chaque signe produit par l’acteur, dans chaque affect éprouvé par lui. En un mot, elle est le terrain offert aux sillons de la répétition [rehearse].

Logiques et hétérotopologie du jeu

Depuis les classiques jusqu’aux textes non théâtraux, l’expansion de la mise en scène par association d’idées offre plus que des visions possibles d’un ouvrage, elle donne à voir l’infinité des rapports que l’acteur peut établir avec une œuvre. Cette généralisation par Vitez de la relativité du jeu de l’acteur —relativité introduite par la pédagogie stanislavskienne, le pousse ainsi à substituer à « la logique du comportement individuel, exigée par Stanislavski comme l’inévitable assise du rôle (…), une logique de l’œuvre pour l’acteur » . Ni l’expression de « logique du comportement » (déjà rencontrée sous la plume de Vitez) , ni celle de « ligne de comportement du personnage » ne renvoient à  une expression rigoureuse du système. Toutefois, celle de « logique » figure dans le  glossaire de Poliakov qui la définit comme « l’organisation rationnelle et claire des actions » que l’acteur doit accomplir. Ces actions sont adressées à l’interprète sous la forme de verbes, appelés « tâches » ou « objectifs », eux-mêmes regroupés par « morceau » ou « séquence » d’unité dramatique. La « logique du comportement » constitue, d’après Vitez, l’assise du « rôle », terme par lequel Stanislavski désigne l’image créée par l’acteur ; ce « rôle » est synonyme de personne, de personne agissante voire de personnage (occurence très rare selon Poliakov). En tant qu’agissant, le rôle réalise donc chaque séquence et, à chacune d’elle, poursuit une « perspective » plus générale. Celle-ci peut être double selon qu’elle renvoie au but de l’auteur —le « surobjectif » de la pièce, ou à celui de l’acteur —son « sur-surobjectif ». En bref, sans l’attribuer directement à Stanislavski, on pourrait comprendre la logique du comportement comme le mouvement directeur de la vie scénique de l’acteur : elle rend chacune de ses actions plus concrète, plus réelle, plus immédiate et l’inscrit dans un ensemble nécessaire, organique, porteur d’une vision de l’œuvre mise en scène.
Alors que Vitez accompagne sa réfutation de la logique du comportement par un refus du « jeu en général », nos derniers propos évacuent d’emblée l’idée qu’il existe, chez Stanislavski, un tel jeu : le travail de l’acteur consiste à accomplir chaque tâche en particulier ; de l’ordre et de la succession de ce travail, se dégage une perspective générale sur l’œuvre représentée. Pour forger l’idée d’une logique de l’œuvre, la pédagogie vitezienne a dû en partie déconstruire, ou relativiser, la logique du comportement. Par des exercices de collage, l’assignation individuelle de cette logique explose : dans la Mouette, « les personnages (sans le vouloir) se citent eux-mêmes sans cesse, ils se rappellent » — la logique de comportement n’est pas seulement singulière, mais aussi collective. Par des exercices de montage, les actions retenues au nom de cette logique paraissent presque arbitraires : dans l’exercice du « Libéré » , l’acteur ignore s’il a commis ou non une trahison et s’il doit jouer ou non un double-jeu ; dans un cas comme dans l’autre, ses essais lui prouvent que son jeu aurait été le même, double ou non. En appliquant enfin à la scène d’ouverture d’Ivanov(1887) les considérations de Brecht sur le « gestussocial » , Vitez court-circuite la progressivité des « séquences » et déborde, par une réflexion sur le sens des œuvres, le surobjectif : là où la logique du comportement voudrait de Borkine qu’il incarne la canaillerie collante d’un complice éméché, la logique de l’œuvre en fait l’incarnation du capitalisme montant face à la crise des élites culturelles ; cela, le pédagogue le représente par « le cul de Borkine » sur les feuilles d’Ivanov. En un sens, la logique de l’œuvre met en jeu le surobjectif de l’acteur dès la première scène, voire à chaque scène, et investit ce but d’un sens plus grand encore que celui de l’œuvre, à savoir celui des œuvres, toutes les œuvres, jusqu’à celles de la société (le Borkine d’Ivanovest le Lopakhine de la Cerisaiequi est le Chamraiev de la Mouette).
En conférant aux feuilles blanches d’Ivanov une valeur agonistique, en l’occurence sociale, Vitez rapporte les logiques de jeu, celle du comportement comme celle de l’œuvre, à une question spatiale. « On ne vit pas, on ne meurt pas, on n’aime pas dans le rectangle d’une feuille de papier » écrit d’ailleurs Foucault dès les premières lignes des Hétérotopies (1966). Désignant ces « contestations mythiques et réelles de l’espace où nous vivons », les hétérotopies et leur science —l’hétérotopologie— permettraient de penser l’expression scénique des logiques de jeu théâtrales, la matérialisation de leur lutte.
Au fil des cinq principes de cette science à venir, Foucault prend le théâtre comme exemple de ces tiers lieux. D’une part, le théâtre a la particularité de convoquer en un lieu unique une myriade de lieux différents. D’autre part, il appartient au domaine des hétérotopies chroniques, celles qui existent sur le mode ponctuel de la fête. Ajoutons à la chronicité de l’hétérotopie théâtrale son brassage des temporalités : le temps vécu de la représentation ; le temps fictif de la fable ; le temps historique de son époque ; le temps social des événements en jeu. Mais ce qui mobilise le plus notre attention, ce sont les modalités de contestation, par l’hétérotopie théâtrale, des espaces qui lui sont extérieurs.

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Table des matières
REMERCIEMENTS
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : POUR UNE ÉCOLE DE LA CONVENTION CONSCIENTE
I. Une initiation aux démarches conscientes
A) Le bouleversement de l’enseignement
B) L’ambition du système
C) La polémique de la méthode
II. Une réhabilitation de la convention théâtrale
A) Histoires parallèles du théâtre russe
B) Réalisme et/ou convention
C) Revivre et/ou animer
III. Une École de la conscience et du savoir
A) Une École d’exercices
B) Une École du groupe
C) Une École du théâtre
CHAPITRE 2 : HISTOIRES DE LA MISE EN SCÈNE PAR ASSOCIATION D’IDÉES
I. Historie de la mise en scène par association d’idées
A) Genèse de la pédagogie-mise en scène par association d’idées
B) Généalogie de l’associationnisme
C) Générations de concepts psychanalytiques
II. Geschichtede la mise en scène par association d’idées
A) Utopies de l’acteur
B) Topiques de la mémoire
C) Logiques et hétérotopologie du jeu
III. Res gestaede la mise en scène par association d’idées
A) Miracles du simulacre
B) Foi et sens du (mentir-)vrai
C) Pédagogie-mise en scène de l’altérité
CHAPITRE 3 : VERS UN THÉÂTRE D’ART ÉLITAIRE POUR TOUS
I. Racines d’un théâtre élitaire pour tous
A) L’accessibilité à tous du Théâtre d’art de Moscou
B) L’équation des publics du Théâtre national populaire
C) La résolution du Théâtre de quartiers
II. Ramifications du Théâtre d’art
A) Le Théâtre des quartiers d’Ivry, élitaire pour tous
B) Le Théâtre national de Chaillot, théâtre d’art
C) Le Théâtre-Français, vie dans l’art
CONCLUSION GÉNÉRALE
TABLE DES CONCEPTS
INDEX
BIBLIOGRAPHIE

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